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et s'excusa d'être obligé de répondre d'urgence aux questions qu'on lui soumettait.

Jean s'était discrètement levé et se préparait à se

retirer.

-Non, non, protesta M. Divoire, j'en ai tout au plus pour une petite heure, et vous n'échapperez pas au tour du propriétaire! En attendant que je vous rejoigne, ma femme me remplacera... Ma bonne amie, n'oublie pas de montrer ma cascade à M. Serraval!...

Dès qu'il fut parti, Mme Divoire ouvrit son ombrelle et pria Jean de la suivre. Au lieu de descendre vers les jardins, elle contourna la pelouse et s'engagea dans un long promenoir qui coupait horizontalement le revers de la colline et dominait le paysage du petit lac. Serraval pensa qu'elle avait choisi cette allée solitaire pour lui demander une explication au sujet de son manque de parole, et prenant les devants :

- Ma présence au Toron vous a irritée, dit-il, je le sens... J'ai pourtant fait ce que j'ai pu pour vous épargner ce déplaisir!... Je ne suis ici que par suite d'un malentendu... M. Divoire m'avait affirmé que vous désiriez me revoir...

- Je le sais, répondit-elle avec tristesse, et je n'ai aucun reproche à vous adresser. Je ne blâme même pas mon mari de son insistance indiscrète... Il ignorait ce ce qui s'est passé entre nous, et je ne pouvais pas l'en informer... Tout le mal vient de notre rencontre au Charbon !

- Vous la regrettez? demanda-t-il amèrement.

Elle ne répondait pas. Les yeux tournés vers le fond du lac, elle regardait la montagne, dont la transparence de l'air laissait voir les roches blanches et noires. Sur l'azur sans tache, le Charbon profilait son cône tronqué, plein de forêts mystérieuses, plein aussi de chères sou

venances.

Rassurez-vous, reprit-il, j'agirai de façon à tenir

mieux mes promesses à l'avenir, et je saurai résister aux invitations de votre mari.

Elle ébaucha un sourire désillusionné, presque ironique.

-

Détrompez-vous... Je connais M. Divoire; il attache trop d'importance à être en relation avec un homme de votre valeur pour qu'il renonce à vous voir... Il vous a amené ici, il m'est impossible de lui expliquer pourquoi je redoute votre présence, et maintenant je serai forcée de vous accueillir chez moi... Que je le veuille ou non, c'est une épreuve que je dois accepter. Si vous croyez devoir l'accepter, murmura-t-il humblement, pourquoi ne vous y résignez-vous pas sans arrière-pensée ? La faute que j'ai commise, il y a douze ans, ne pourra-t-elle donc jamais trouver grâce devant vous?

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Vous ne me comprenez pas, répliqua-t-elle d'une voix grave, ou vous ne voulez pas me comprendre. Je vous le répète, il y a longtemps que je vous ai pardonné vos torts... Et même, car je dois être tout à fait franche avec vous, j'avoue que ces torts me paraissent moins odieux aujourd'hui et que ma rancune a été excessive... Ces fautes qu'une jeune fille considère comme impardonnables, le monde les regarde comme très vénielles... J'aurais dû réfléchir que le plus sage est exposé à pécher, avant de vous condamner aussi durement...

Ses yeux se mouillaient. Les bras allongés, les mains croisées, les doigts crispés l'un dans l'autre, elle était secouée par une émotion impuissamment contenue.

-Ah! s'écria-t-elle, si j'avais été mieux conseillée ! Si, au lieu d'un père aveuglé par ses chimères et ses préventions, j'avais eu près de moi une mère attentive, connaissant la vie, qui aurait calmé mes nerfs, pansé mon orgueil blessé et m'eût fait voir clair dans mon cœur, je ne me serais point par dépit engagée à

un autre !... Et c'est pour cela justement, ajouta-t-elle avec désespoir, que je vous avais supplié de rester pour moi un étranger... Je tenais à ne pas réveiller le regret du passé, parce que je suis mariée, et que je veux rester en paix avec ma conscience...

Son émotion devenait contagieuse. L'âme aimante et chevaleresque de Jean, cette âme à laquelle une vie de travail et d'isolement avait conservé toute sa délicate fraîcheur, s'exaltait en écoutant cette confession sincère. Le cri douloureux de Simonne fit courir en lui un frisson de généreuse sympathie. Il se sentit soudain capable de tous les sacrifices pour calmer les scrupules et dissiper les terreurs de cette femme qui avait été le seul amour sérieux de sa jeunesse.

Simonne, dit-il affectueusement, ne craignez rien. Puisqu'une force supérieure à notre volonté nous a rapprochés, ayez confiance en moi. Je saurai vivre près de vous en respectant votre repos et votre conscience... Je m'estimerai trop heureux d'être uniquement et honnêtement votre ami... Voulez-vous?

Ils étaient arrivés à l'extrémité du long promenoir, à l'endroit où il touche aux lisières abruptes du Rocde-Chère. Les retombées des hêtres et des charmes y versaient une ombre profonde, au milieu de l'ensoleillement de la campagne environnante. Sous cet abri, un banc s'adossait à la roche nue et Simonne s'y assit, pensive, — tentée et effrayée à la fois par l'affectueuse proposition de Jean.

Son devoir d'honnête femme lui permettait-il d'accepter l'amitié d'un homme qu'elle avait jadis rêvé d'épouser et qui lui avait fait connaître les pures émotions du premier amour? Était-ce prudent? En pactisant ainsi avec sa conscience, ne jouait-elle pas avec le feu?... Mais d'un autre côté, puisque la vanité étourdie de M. Divoire avait introduit Jean dans sa maison, et puisqu'elle répugnait à conter à son mari l'histoire du

passé, n'était-il pas plus sage d'en appeler à la loyauté de l'hôte auquel elle ne pouvait fermer sa porte, et de tracer d'avance les limites de leur intimité?... Mme Divoire essayait de se persuader que ce parti était le plus raisonnable. Peut-être aussi la cime lointaine du Charbon, les sourires du lac, les feuillées du Roc-de-Chère, tous ces paysages où dormaient tant d'adorables souvenirs, inclinaient-ils traîtreusement son cœur à adopter une transaction?...

- Voulez-vous? répéta Jean, en se rapprochant

d'elle.

Elle releva la tête et timidement lui jeta un regard moins sévère.

Si j'accepte, répondit-elle après une dernière hésitation, vous vous soumettrez à toutes les conditions que je vous imposerai?

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A toutes.

D'abord nous ne reparlerons jamais des choses d'autrefois... Nous les tiendrons comme abolies... Notre amitié ne datera que d'aujourd'hui.

- Soit! soupira-t-il.

- Vous ne viendrez ici que lorsque M. Divoire vous y invitera; vous ne chercherez jamais à me voir quand il sera absent.

– Je vous le promets.

Enfin, le jour où je jugerai qu'il y a danger à continuer ces relations d'amitié, je n'aurai qu'à lever le doigt, et vous partirez.

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- Je vous obéirai docilement.

Vous le jurez?

Je le jure.

Eh bien! dit-elle avec un sourire de rassérénement, soyons amis.

Elle lui tendit la main, et il la serra comme on serre celle d'un camarade retrouvé après de longues années d'absence.

Et maintenant, reprit Simonne, allons rejoindre les enfants...

IV

Rentré aux Charvines, Jean résolut de ne rien cacher à Mme Serraval. D'ailleurs, il y avait en lui une telle abondance de sensations nouvelles, d'émotions inattendues, qu'il éprouvait le besoin de les répandre au dehors, en se confessant à une oreille amie. Il ne pouvait choisir un confident plus attentif et plus sûr que sa mère. Il lui avoua tout, sans omettre aucun détail : sa rencontre avec Simonne, au Charbon; l'intervention indiscrète de M. Divoire et le subterfuge dont s'était servi le manufacturier pour l'amener au Toron; enfin l'explication qu'il avait eue avec Mme Divoire et qui s'était terminée par un traité d'honnête et loyale amitié.

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Pendant cette confession, l'avenante figure de Mme Serraval, encadrée de cheveux presque blancs, prenait une expression d'anxieuse sollicitude. Parfois elle hochait la tête, et une brume de tristesse voilait la limpidité de ses regards.

- Mon Jean, dit-elle, tout cela me semble très fâcheux. Je veux croire que le hasard seul est coupable; mais nous mettons bien souvent sur son compte des événements que nous avons nous-mêmes préparés. Avant cette rencontre, tu pensais déjà trop complaisamment à Simonne, et, au lieu de chasser ce dangereux souvenir, tu n'es monté au Charbon que pour le rendre plus vivace. Si tu avais résisté à la tentation d'un pèlerinage inutile, tu ne te serais pas exposé aux importunités de M. Divoire et tu n'aurais pas fait une visite qui peut avoir de funestes conséquences pour

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