Page images
PDF
EPUB

ton repos et pour le mien... Quant à cette pure amitié dont tu me parles, loin de me rassurer, elle m'effraye. Je suis certaine que vous êtes tous deux de bonne foi, mais prends garde, Jean!... Tu es encore trop mal guéri de l'ancien amour pour que le voisinage de Simonne soit sans péril. Je ne sais si je deviens sceptique en vieillissant, mais j'ai peine à croire à l'amitié innocente entre un jeune homme et une jeune femme.

Elle avait raison. L'amitié désintéressée entre un homme et une femme encore jeunes est une de ces douces chimères dont se repaissent les âmes candides, ou bien une aimable fiction dont les amoureux se servent pour se mentir à eux-mêmes. Musset a dit quelque part qu'à force de voir fréquemment une voisine, fûtelle laide, on finit par la trouver jolie et par s'en éprendre. A plus forte raison, lorsque cette voisine est une amie. L'homme et la femme qui ont scellé ce dangereux pacte peuvent être remplis d'intentions honnêtes et droites, il n'en arrive pas moins une heure où ils s'aperçoivent qu'ils sont de sexe différent et où leur amitié commence à se teindre d'une nuance plus vive. A partir de ce moment, le vigoureux shake-hand qu'on se donnait sans arrière-pensée, s'alanguit en une pression plus voluptueusement prolongée; les regards confiants qu'on échangeait avec tranquillité, se fondent l'un dans l'autre plus délicieusement et provoquent un frisson intérieur qui remue tout l'être; insensiblement, à l'or vierge de l'amitié pure se mêle un alliage de sensuelle tendresse, et tout à coup l'amour se montre avec ses exigences mal déguisées, son impérieux besoin de caresses toujours plus fréquentes et plus hardies. — Le péril s'aggrave encore, lorsque cette téméraire amitié prétend se substituer à un amour qu'on croyait mort et qui n'est qu'assoupi, comme dans le cas de Jean

Serraval et de Simonne.

Tout d'abord ils commencèrent cet essai loyal avec

une entière bonne foi et une joyeuse abnégation. Jean se soumettait docilement aux conditions imposées par Mme Divoire. Après cet exil de douze années loin de son amie, après avoir désespéré de la revoir et d'obtenir son pardon, il était trop heureux de passer quelques heures auprès d'elle. La voir, même en compagnie de son mari, était pour lui un délice dont il jouissait sans arrière-pensée, sans comparaison pénible avec les émotions d'une époque antérieure. Il dégustait cette joie en gourmet, sachant attendre avec résignation le bon plaisir de M. Divoire pour se présenter au Toron. Ce dernier, à la vérité, ne le faisait pas languir. Très vain de sa récente intimité avec l'avocat célèbre, il saisissait les moindres prétextes pour se montrer avec lui. Il l'allait relancer souvent aux Charvines et avait décidé Simonne à rendre visite à Mme Serraval. Celle-ci, tout en accueillant la jeune femme avec l'aménité d'autrefois, s'était cependant tenue sur la réserve et avait allégué son deuil pour décliner toute invitation. Elle ne voulait pas encourager des relations qu'elle désapprouvait et qu'elle voyait avec tristesse devenir chaque jour plus étroites.

Incapable de résister au charme de Simonne, Jean se laissait insensiblement envelopper par les prévenances du mari. Pour se trouver dans le même milieu que Mme Divoire, il supportait tout avec entrain et bonne humeur : la familiarité souvent indiscrète des deux petites filles que Simonne gardait auprès d'elle, la lourde loquacité du manufacturier, son orgueil de propriétaire et de riche industriel, sa manie de pérorer et de contrecarrer sa femme à tout propos. Sous prétexte qu'il était ingénieur, M. Divoire se croyait apte à traiter les questions les plus étrangères à son métier. A table surtout, il se plaisait à pontifier. L'œil dominateur, la barbe en éventail, la serviette étalée sur sa large poitrine, il donnait d'un ton tranchant son opinion

sur toutes choses: art, jurisprudence, littérature. Il provoquait les contradictions, mais s'écoutait seul parler et prétendait toujours avoir le dernier mot. Après dîner, il aimait à jouer aux échecs, et Jean, ayant eu l'imprudence d'avouer qu'il connaissait la marche des pièces, fut condamné à lui servir de partenaire. Tandis que Simonne se mettait au piano, M. Divoire rangeait bruyamment les pions sur l'échiquier et ne laissait de repos à Serraval que lorsqu'il l'avait fait asseoir en face de lui. La partie devenait souvent orageuse. Le manufacturier se vantait d'être de première force. En fait, il n'était que mauvais joueur. Il ne supportait pas les distractions de l'adversaire et rabrouait durement Serraval, qui s'oubliait à écouter la musique de Mme Divoire. Lorsqu'il gagnait, il avait le triomphe ironique; mais s'il lui arrivait de perdre, il ne savait pas contenir sa méchante humeur, et les gens de son entourage en pâtissaient.

Simonne connaissait par expérience les désagréables défauts de caractère de son mari. Elle sentait que Jean ne les supportait qu'à cause d'elle et le plaignait du fond du cœur. A le voir si bon enfant, si patient, en songeant avec quelle résignation il acceptait les conditions imposées, elle était plus rassurée ; son affection devenait moins timide, les scrupules qui tourmentaient son âme s'atténuaient, et elle cherchait à dédommager son ami par des attentions plus tendres, par une réserve moins rigoureuse.

Ces marques d'un plus vif attachement faisaient oublier à Jean le ridicule despotisme et la familiarité abusive de M. Divoire. Les petites misères qui lui gâtaient le séjour du Toron le laissaient indifférent. Il n'était occupé que de Simonne. Il se trouvait heureux, pourvu qu'il l'entendît aller et venir légèrement à travers le salon. Ses yeux se reposaient avec enchantement sur les lignes délicates de son profil, sur la molle

abondance de ses cheveux bruns, sur les gracieuses inflexions de son cou laissé pleinement à découvert par une large collerette retombant sur les épaules. Le pur dessin des paupières baissées, le mobile sourire des lèvres rouges, les harmonieux mouvements du corps souple, le blanc contour d'un bras entr'aperçu dans l'ouverture de la manche, l'enivraient sourdement. Si quelque besogne domestique appelait Mme Divoire au dehors, il se sentait comme abandonné. Il supportait alors avec fatigue les bavardes déclamations du mari, la turbulence des enfants; il aspirait avec une fiévreuse impatience au retour de Simonne, et un véhément désir le prenait de se trouver enfin seul avec elle. Ces moments d'intimité étaient forcément rares. Parfois une journée entière s'écoulait sans l'éclaircie d'une minute de tête-à-tête, sans la consolation de quelques mots échangés furtivement entre deux portes.

Alors il s'en revenait aux Charvines, irrité contre lui-même, harassé par l'ennui des heures où la désertion de Mme Divoire le laissait en proie aux pesantes conversations du manufacturier. Pendant ces crises de dépression, il se jugeait sévèrement et détestait son égoïsme. Il avait honte de ses journées oisives, se reprochait d'abandonner sa mère, et confus, repentant, le front soucieux, se jetait dans les bras de Mme Serraval en lui demandant pardon de ses trop longues absences. Ah! mon Jean, soupirait sa mère, ce ne sont pas tes absences qui me peinent... C'est la façon dont tu emploies les heures que tu passes loin de moi!... Tu joues un jeu dangereux et tu n'as pas l'air de t'en douter... A quoi tout cela aboutira-t-il? A te faire souffrir ou à porter le trouble dans un ménage jusque-là très uni... Voilà ce qui me tourmente, et, je le déclare franchement, dussé-je en pâtir la première, j'aimerais mieux te savoir à Paris que de te voir chaque jour sur le chemin du Toron...

[ocr errors]

Jean convenait de sa folie, se confondait en excuses et en démonstrations de tendresse; mais le lendemain, il retournait vers la maison enchantée où Simonne l'attirait comme un aimant.

Un soir, où la compagnie du manufacturier avait été plus que jamais fatigante et la partie d'échecs plus interminable, M. Divoire annonça qu'il projetait de partir dès le matin pour Faverges.

J'ai bonne envie de vous emmener, monsieur Serraval, ajouta-t-il... vous ne connaissez pas ma fabrique; je voudrais vous la faire visiter en détail... Nous déjeunerons là-bas et nous serons de retour pour le dîner... Est-ce convenu?

Serraval, songeant avec terreur à cette perspective d'être livré tout un jour à l'énervante société du fabricant, se disposait à refuser et cherchait déjà une échappatoire. Simonne devina ses craintes et déclara qu'elle serait du voyage.

J'ai des recommandations à faire au jardinier, ditelle; on attellera le char, et nous irons tous à Faverges. Jean n'avait plus de raisons pour formuler un refus. Il accepta, et M. Divoire sortit pour donner des ordres en conséquence. Quand ils furent en tête-à-tête, Mme Divoire murmura en rougissant :

Je n'ai pas voulu vous laisser aller seul là-bas... Je tiens à vous montrer moi-même notre maison de Faverges, afin que vous puissiez nous y voir en imagination, cet hiver, quand vous serez à Paris.

Cette excursion en compagnie de Simonne avait joyeusement changé les dispositions d'esprit de Jean, mais l'allusion à une séparation possible mélangea sa joie d'amertume. Mme Divoire supposait-elle donc qu'il pût maintenant la quitter pour tout un hiver, ou bien, au fond de son cœur, jugeait-elle déjà cet éloignement nécessaire?

Il y pensa toute la soirée, et il y pensait encore le

« PreviousContinue »