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lendemain, quand le cheval attelé au char les promenait le long du lac. M. Divoire conduisait, ayant à ses côtés ses deux filles; Simonne et Jean occupaient la banquette transversale qui faisait face à la nappe d'eau où se reflétaient les bois, les prés et les vignes baignés d'une lumière d'or. On touchait aux premiers jours de septembre, à cette saison où la montagne commence à se revêtir d'une teinte automnale et où le paysage savoyard s'embellit de l'opulente variété des colorations. plus chaudes. Mme Divoire et Serraval n'échangeaient que de rares paroles, mais en même temps que le soleil enveloppait leurs têtes rapprochées, une sensation de plus étroite intimité les tenait enchaînés. Ils éprouvaient une mélancolique félicité à être tous deux effleurés par le même air vif, éblouis des mêmes clartés, emportés sur la même tremblante banquette. Parfois un cahot faisait se toucher leurs deux corps, et un voluptueux émoi s'emparait de Jean au contact du bras et de l'épaule de sa voisine.

De Talloires à Faverges, le trajet est court. Bientôt le char roula bruyamment sur les pavés de la grand'rue. La fabrique s'élevait presque à l'entrée de la ville, ses bâtiments neufs attenaient à un vieil hôtel bâti au dix-huitième siècle par un gentilhomme piémontais. Derrière s'étendait un parc assez vaste, à la lisière duquel on apercevait, entre deux montagnes, le dôme du mont Blanc se détachant tout neigeux sur le bleu du ciel. M. Divoire, absorbé par l'installation de sa fabrique et par l'embellissement du Toron, n'avait pas eu le temps de gâter cet enclos aux arbres centenaires, aux allées tournantes bordées de houx, aux ruisselets fuyant sous bois avec des susurrements flûtés. Des cyclamens sauvages y fleurissaient. Çà et là, des statues rongées de mousse s'y dressaient sous des arceaux d'ifs et d'antiques buis; une fontaine sanglotait au centre et répandait son eau claire dans une

vasque envahie par des plantes aquatiques. L'appartement du rez-de-chaussée : salon, salle à manger et salle de billard, s'ouvrait sur le verdoyant mystère des massifs et des eaux courantes.

En l'absence des domestiques, on déjeuna en plein air avec les provisions apportées du Toron, puis, tandis que les enfants s'ébattaient dans les allées, sous la surveillance de la jardinière, M. Divoire emmena sa femme et son hôte à la fabrique. Il n'épargna à Jean aucun détail de la fabrication. Pendant une grande heure, il le promena de métier en métier, l'initiant au mécanisme du tissage et lui faisant tâter le grain des pièces de soie. Le malheureux Serraval, excédé, commençait à sentir pointer une migraine. Mme Divoire remarqua ses traits tirés, son regard vague, et eut pitié de lui. Profitant de ce que son mari était accaparé par un contremaître, elle délivra Jean, et ils s'esquivèrent par une porte communiquant avec le parc.

Une fois à l'air libre, ils s'enfoncèrent sous bois.

M. Divoire, dit Simonne en matière d'excuse, est si absorbé par sa fabrique qu'il a peine à comprendre que les autres n'y prennent pas le même intérêt...

Elle passa la tête au travers de l'une des arcades pratiquées dans les ifs, vit les enfants en train de jouer avec la jardinière, et ajouta :

Comme compensation, je vais vous montrer un coin de campagne qui est un de mes reposoirs préférés. Ils longèrent la muraille des arbres verts, poussèrent une barrière et débouchèrent dans un chemin ombreux qui contournait la base de la montagne. Au fond d'une sorte de cirque formé par une dépression naturelle du terrain, sous un abri de tilleuls, des bancs s'espaçaient autour d'une rustique fontaine jaillissant du rocher. L'eau vive, se dégorgeant d'un tuyau d'écorce, tombait sur un lit de cresson, puis s'écoulait à petit bruit au bord du sentier.

Asseyons-nous, reprit Simonne; après cette interminable station à la fabrique, vous avez bien gagné le droit de vous reposer en pleine fraîcheur...

Et d'être un moment seul avec vous, interrompit Jean; c'est une satisfaction que je goûte trop rarement et qui me sera trop tôt enlevée.

Il enveloppait d'un regard admiratif Simonne, dont la marche avait rosé les joues et illuminé les yeux. Sous le clair-obscur des tilleuls, elle conservait toute la séduction de la jeunesse mûrissante, et les douze années enfuies semblaient l'avoir effleurée à peine.

Depuis hier, continua-t-il, je suis tourmenté de cette idée qu'à la fin de l'automne nous serons de nouveau séparés. Ne m'avez-vous pas fait entendre hier que je ne pourrais plus vous voir dès que vous seriez rentrée à Faverges?

— Oui, avoua-t-elle en baissant la tête, je crois qu'il faudra y renoncer. Pourquoi?

Parce que nous ne serons plus dans les mêmes conditions... Au Toron, nous vivons isolés et absolument indépendants; mais dans cette petite ville, où tout le monde se connaît et s'occupe de ce qui se passe chez le voisin, vos visites seraient épiées, commentées, mal interprétées, et il ne le faut pas.

Et vous croyez qu'après vous avoir vue presque tous les jours, je pourrai vivre à deux lieues de vous sans avoir la tentation de vous revoir ?

Vous retournerez à Paris, ce sera plus sage, et nous nous retrouverons au Toron le printemps prochain. Je n'ai pas votre sagesse, répliqua-t-il amèrement; votre présence est ma seule joie, et vous me condamnez à un exil insupportable !

Elle posa un doigt sur ses lèvres et releva vers lui ses yeux bruns qu'attristait une intense expression de regret :

Chut! murmura-t-elle, souvenez-vous de vos promesses!...

Puis elle ajouta mélancoliquement :

Vous imaginez-vous que la compagnie d'un ami n'a pas été aussi pour moi une consolation et ne m'a pas aidée à supporter bien des choses? Pensez-vous que je n'aie jamais de révoltes?

Elle secoua la tête :

N'en parlons plus... Ne gâtons pas les journées qui nous restent...

Elle s'était levée, et, retroussant ses manches, elle trempait distraitement ses mains dans le jaillissement de la fontaine.

Jean contemplait silencieusement ces mains longues, délicates et blanches, qui se mouvaient agiles au milieu des éclaboussements de l'eau ruisselante. Ses yeux les convoitaient, tandis que Simonne les égouttait tout emperlées, dans un rayon de soleil, puis les essuyait avec son mouchoir. Comme une onde souterraine, un violent désir sourdait en lui. Il aurait voulu prendre ces deux mains froides comme la neige et les serrer, les faire fondre pour ainsi dire à la chaleur de son étreinte... Un regard de Simonne rencontra le sien. Elle y lut sans doute ce secret désir et jugea à propos de récompenser Jean de sa soumission, car elle s'écria:

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J'avais un peu de fièvre tout à l'heure, et cette eau m'a fait du bien... Sentez comme mes mains sont fraîches...

Elle les lui tendit généreusement, et il les enveloppa dans les siennes :

- J'ai confiance en vous, murmura-t-elle; soyez bon et tolérant pour moi...

Ils demeurèrent, quelques secondes, immobiles, tandis que la fontaine continuait sa chanson allègre dans la cressonnière.

- Rentrons, dit Simonne, en rompant cette étreinte

trop douce; on va atteler et on doit s'impatienter de notre absence...

Les semaines dorées de l'automne s'écoulèrent, amenant presque quotidiennement les visites de Jean et resserrant plus étroitement les relations établies entre les Charvines et le Toron. Serraval ne parlait plus de la séparation prochaine; il semblait, selon le conseil de Simonne, désireux de ne point gâter les jours de grâce qui lui restaient. Mais, malgré cette résignation apparente, tous deux éprouvaient par intervalles une secrète angoisse, un silencieux effroi de la rapidité du temps. Parfois Jean surprenait dans les yeux de Mme Divoire une infinie tristesse. A de nerveux frissons involontaires, à certains frémissements des lèvres, avant-coureurs des larmes, il la devinait plus préoccupée, plus alarmée de l'esseulement maussade du prochain hiver. Dans la hâte qu'ils mettaient l'un et l'autre à jouir des suprêmes splendeurs de l'automne, il y avait je ne sais quoi d'inquiet et de fiévreux, indiquant le trouble de leurs âmes. Cette conscience de la brièveté des heures donnait à l'expression de leur amitié une vivacité inaccoutumée et quasi maladive.

A mesure qu'octobre avançait, chaque jour voyait les champs se dépouiller de leurs dernières récoltes. Autour des Granges, on déterrait les pommes de terre. Un soleil pâli baignait les mottes brunes, fraîchement remuées. Les sacs gris, déjà pleins, s'alignaient debout au long des berges. Le soir, des fumées bleues montaient verticalement aux places où les fanes avaient été brûlées, et dans les noyers récemment gaulés, de menus gazouillements de rouges-gorges s'exhalaient doucement. La semaine d'après, les bois de Roc-de-Chère retentissaient des appels des ramasseuses de châtaignes. M. Divoire était propriétaire d'une châtaigneraie qui dévalait vers le lac. Les enfants se faisaient une fête de se mêler aux paysans chargés de l'abatage et de

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