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l'ensachement des fruits. Mme Divoire et Serraval les emmenèrent. C'était la première fois qu'ils se retrouvaient ensemble dans ces sentiers du Roc-de-Chère où ils avaient échangé leurs premiers aveux de tendresse. Tandis qu'ils cheminaient sur le sol déjà jonché de débris, les souvenirs du passé bruissaient autour d'eux avec l'éparpillement des feuilles mouvantes. Ils marchaient silencieux, éprouvant les mêmes sensations, remués par les mêmes pensées et n'osant se les communiquer. Quand ils débouchèrent sur le chemin sablonneux que bordaient les roches plantées de bouleaux, la châtaigneraie résonnait du fracas des branches battues par les gaules, et les enfants coururent rejoindre les ramasseuses.

Jean et Simonne s'assirent dans la bruyère, adossés à un châtaignier trapu dont les branches rampaient horizontalement à quelques pieds du sol et les enveloppaient à demi dans leur feuillage déjà rouillé. « C'est peut-être le même! » murmura Serraval, en achevant tout haut une pensée qui venait de germer au fond de lui.

Mme Divoire était muette. Les bras allongés, les mains jointes sur le genou, elle regardait à travers le tournoiement des feuilles jaunies le lac qu'on voyait bleuir par échappées. Autour d'eux régnait un silence endormeur, interrompu seulement par le bruit mat des châtaignes tombant sur le sol feutré de mousse. Un tiède soleil baignait les verdures marcescentes, une odeur anisée s'exhalait de la terre, une odeur d'au

tomne, troublante comme une caresse.

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Quand partez-vous? reprit Jean d'une voix brus

Après-demain, répliqua-t-elle en tressaillant; du moins, M. Divoire s'en ira le premier avec mes filles; moi, je resterai un jour de plus pour expédier les malles et mettre tout en ordre... Mais demain sera réellement

notre dernier jour de villégiature... Vous dînerez avec nous et nous direz adieu.

Adieu? protesta-t-il; non... au revoir!

Certainement... au printemps prochain... Ne comptez-vous pas rentrer bientôt à Paris?

- Je ne sais... Il y a des moments, comme aujourd'hui, où je ne me sens plus le courage de m'éloigner... Vous n'auriez pas dû me ramener ici, à cette même place où, il y a douze ans, nous rêvions de ne plus nous séparer!... L'heure présente est si semblable à celle d'autrefois, si semblable... et pourtant si différente!

Simonne était également gagnée par la subtile influence des choses du passé. Une langueur oppressive lui alourdissait les lèvres et lui ôtait la force de rappeler à Jean qu'il manquait à ses promesses. Elle essaya de tourner vers lui un suppliant regard pour lui demander d'avoir pitié de sa faiblesse; mais dès que leurs yeux se furent rencontrés, ils s'oublièrent dans cette dangereuse contemplation.

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Simonne, je ne puis plus... je ne veux plus vous quitter!...

Il s'était rapproché. Précipitamment elle se leva :

Il faut que vous partiez, dit-elle en se ressaisissant enfin; il le faut, aujourd'hui plus que jamais!...... Les enfants accouraient avec leur tablier plein de châtaignes qu'elles étalaient joyeusement devant leur mère. Ce fut une diversion qui permit à Mme Divoire de reprendre un peu de sang-froid. Des métayers passaient près d'eux avec leurs sacs gonflés et descendaient vers le lac où un bateau plat devait transporter la récolte jusqu'au ponton de Talloires. Bientôt M. Divoire parut avec les ramasseuses portant les dernières panerées. Ils dévalèrent ensemble vers la petite crique où la barque se balançait avec son chargement. Les

châtaignes qui n'avaient pas trouvé place dans les sacs s'amoncelaient entre les bancs, et leur brune écorce vernissée luisait au soleil. Quand tout le monde se fut casé, un paysan empoigna les rames, et l'embarcation glissa sur la surface unie du lac.

Rapidement elle doubla la pointe du Roc et entra dans l'anse de Talloires. Le soleil se couchait parmi des nuées couleur de pourpre, et l'eau, empourprée elle-même, semblait jonchée de cyclamens. Les marronniers de l'abbaye, les peupliers du ponton éblouissaient les yeux avec leurs colorations éclatantes, allant du bistre à l'orange et de l'orange au jaune vif. Le sol était tapissé de feuilles mortes du même ton. Contre le mur d'une maisonnette, une vigne vierge étalait son feuillage d'un rouge sanglant. Une couche de neige recouvrait déjà la crête des montagnes. Au-dessus de Saint-Germain, la Tournette, toute blanche, s'enlevait sur l'azur clair du ciel. Peu à peu, la neige effleurée par les rayons du couchant se rosait légèrement, et sur ce rose virginal, une fine vapeur mauve rampait vers la plus haute cime, puis se dissolvait dans le bleu. - Ce paysage d'automne, où chantait toute la gamme des rouges, avait une grandiose tristesse. On eût dit le symbole des sacrifices et des renoncements qui font saigner les coeurs...

Serraval se rendit de bonne heure au Toron pour le dîner d'adieu. Il espérait de cette façon se ménager quelques moments de causerie intime avec Simonne, et pouvoir, en la quittant, remporter une parole plus tendre, peut-être même la permission de venir à Faverges pendant les mois d'hiver. Il fut cruellement déçu. Pour ce dernier jour, M. Divoire avait eu l'idée d'inviter le maire et le curé de Talloires. Lorsque Jean arriva, Simonne se trouvait déjà en tête-à-tête avec ses deux invités. Pendant le dîner, toute à ses convives,

obligée aussi à plus de réserve, elle ne put échanger avec lui que quelques phrases insignifiantes. De loin en loin, elle lui jetait parfois un regard dolent, et c'était tout. Il comptait du moins que ces deux fâcheux convives partiraient les premiers, mais M. Divoire s'évertuait à retenir ses hôtes afin de faire parade devant eux de son intimité avec l'avocat. Quand ils se décidèrent enfin à prendre congé, il était trop tard, et Jean dut les imiter. Il s'approcha de Mme Divoire, murmura quelques paroles de remerciement et d'adieu, sentit durant une brève seconde la main de son amie trembler dans la sienne, puis s'éloigna, désolé, sans un dernier regard de réconfort.

M. Divoire le reconduisit jusqu'à mi-chemin, en exprimant verbeusement le regret qu'il éprouvait de se séparer de son éminent voisin de campagne.

Jean,

Je partirai moi-même dans quelques jours, dit

- Je comprends ça, Paris doit vous manquer... Allons, bon voyage! Revenez-nous bientôt et écriveznous de là-bas... Je n'ai malheureusement pas beaucoup de temps à consacrer à la correspondance, mais Mme Divoire se chargera de vous donner de nos nouvelles...

Ils se quittèrent, et Jean regagna les Charvines. Le lendemain, au déjeuner, Mme Serraval s'alarma de l'altération de ses traits. Depuis le début de l'automne, elle s'inquiétait de son inégalité d'humeur, de son irritabilité nerveuse; elle les mettait sur le compte de ses fréquentations chez les Divoire. Aussi, malgré sa mansuétude ordinaire, commençait-elle à détester Simonne qui lui prenait son fils et le rendait malheureux.

- Jean, lui dit-elle, tu as l'air souffrant, et il en est ainsi chaque fois que tu reviens du Toron... Ah! la maudite maison... Je voudrais que ces Divoire fussent à cent lieues !

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Rassure-toi, répliqua-t-il avec une pointe d'amertume, ils ne vont pas à cent lieues, mais ils rentrent à leur usine.

Quand partent-ils ?

M. Divoire est à Faverges depuis ce matin, et sa femme l'y rejoindra demain.

Pourquoi ne l'a-t-elle pas accompagné ? murmura Mme Serraval, soupçonneuse. Jean, promets-moi que tu ne retourneras pas aujourd'hui au Toron!

Pourquoi y retournerais-je? J'ai fait hier mes adieux à tout le monde...

Mais, malgré cette dénégation, il songeait déjà à y revenir. La craintive adjuration de sa mère l'avait fait repenser à la possibilité de rendre une dernière visite à Simonne. Il se disait qu'elle était là pour toute une journée, qu'il aurait la chance de la trouver seule, et qu'il pourrait goûter encore l'enivrement de sa chère présence.

Quelques instants après, il quittait furtivement le chalet, et Mme Serraval, qui l'épiait du haut de la galerie, avait la mortification de le voir courir sur la route du Toron. La pauvre femme !... Son lot était de souffrir et de s'angoisser sans répit... Après avoir vécu dans les transes à cause de son mari, elle était condamnée à se tourmenter pour son fils, en qui se réveillait le tempérament paternel.

La grille du Toron était entre-bâillée. Serraval se glissa daus l'avenue, gravit précipitamment les marches de l'escalier et arriva palpitant dans le vestibule plein de caisses éparses. Simonne était là, agenouillée devant une malle qu'elle remplissait avec l'aide de sa femme de chambre.

Il s'arrêta, déconcerté, à l'aspect de la servante, et inquiet aussi de la hardiesse de son intrusion. Simonne se retourna. Elle était vêtue d'un peignoir serré à la taille par un ruban, et ses cheveux bruns, noués né

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