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la bataille, aussitôt que les préparatifs nécessaires seraient terminés.

Lorsqu'au soir, cependant, il se retrouva dans sa chambre, le store baissé et la lumière éteinte, la solitude l'oppressa. Il était habitué à être en compagnie à toute heure du jour et de la nuit, et à trouver toujours une oreille ouverte, lorsqu'il voulait parler. Maintenant tout demeurait silencieux, si muet qu'il écouta, croyant presque entendre une voix qui n'était pas. Sa tête, accoutumée à se soulager par des paroles du fardeau de ses pensées, s'endolorissait du confus remue-ménage de choses qui voulaient s'exprimer et ne lui laissaient goûter nul sommeil.

Il se mit à arpenter en chaussettes l'étroit grenier, concentrant ses pensées sur la besogne du jour suivant, ordonnant les affaires et maîtrisant les résistances qu'il prévoyait. Après une heure de ce manège, il se sentit plus calme et se recoucha. Et, quand il s'étira entre les draps frais, sans crainte que personne le vînt déranger, il eut l'orgueil d'être plus maître de sa personne. Il se compara en lui-même à un rejeton qui a poussé ses propres racines et se sépare de la tige mère, pour vivre désormais sa vie dans la grande bataille, avec des difficultés sans doute inconnues jusqu'alors, mais avec une joie plus grande aussi.

Et il s'endormit, pour commencer le lendemain le travail de la semaine avec des forces renouvelées,

III

Les genévriers jetaient leurs pousses nouvelles, et les haies étaient en fleur. Carlsson ensemença les places où les gelées avaient détruit le blé d'hiver. Il tua six des vaches, acheta du foin pour les autres, les remit

sur pied et les envoya dans la forêt. Il nettoyait, ordonnait, avait un don de faire marcher les gens contre lequel la mauvaise volonté ne servait à rien.

Né dans une petite ferme du Wermeland, de parents assez pauvres, il avait montré de bonne heure une aversion décidée pour tout travail corporel, en même temps qu'une ingéniosité merveilleuse à se soustraire, où qu'il se trouvât, à cette ennuyeuse conséquence du péché originel.

Il possédait, à côté de cela, un goût d'apprendre à connaître les faces diverses de la vie, qui faisait que jamais il ne restait longtemps au même endroit. Aussitôt qu'il avait atteint son but, il se cherchait un autre cercle d'activité. C'est ainsi qu'il avait été successivement forgeron, agriculteur, commerçant, jardinier, terrassier, fabricant de charbon, et enfin colporteur. Il avait acquis, dans ces diverses pérégrinations, une certaine élasticité, un talent de retomber sur ses pieds en toutes circonstances et de se connaître en hommes. Il savait pénétrer leurs intentions, lire dans leurs pensées et deviner leurs plus secrets désirs. En un mot, il avait l'art de dominer son entourage, mieux fait d'ailleurs pour commander et pour diriger que pour

obéir.

Conduit par un hasard dans sa nouvelle place, il avait compris qu'il ne tenait qu'à lui de s'y rendre indispensable. Il pouvait faire jaillir une source de richesses de ce qui, auparavant, restait infructueux en des mains malhabiles. En paraissant ne travailler que pour les autres, il serait ainsi le forgeron de son propre bonheur, alors même qu'en apparence il sacrifierait son temps et ses forces au service de ses maîtres.

L'obstacle était le fils. Avec la disposition aventureuse du pêcheur et du chasseur, il haïssait d'instinct tout ce qui était ordonné et sûr. Si l'on semait, on n'obtenait jamais que la moitié de ce qu'on attendait,

et quelquefois moins. Partait-on, au contraire, à la chasse des oiseaux de mer, il pouvait arriver qu'on tuât un phoque. Et, si l'on restait une demi-journée étendu entre les écueils à guetter le poisson, une paire d'eiders manquait rarement de passer à portée de votre fusil. La chasse d'ailleurs, même depuis qu'elle avait cessé de former le privilège de la classe supérieure, était considérée comme une occupation de beaucoup plus excellente que le labour ou les charrois. Cette classification des travaux était si enracinée dans l'esprit des travailleurs qu'il n'eût pas été facile, par exemple, de persuader à un valet de conduire un attelage de bœufs, parce que ce genre d'attelage ne passait pas pour « distingué ».

Une seconde pierre, dans le chemin de Carlsson, était le vieux Rundquist. Le rusé coquin avait réussi à se faire, à sa manière, son petit paradis terrestre. Exploitant, d'une part, sa faiblesse de corps et son innocence d'esprit, et, d'autre part, sa connaissance des choses cachées, il était parvenu à esquiver tout travail pénible et à garder le loisir, entre deux fortes lampées d'eau-de-vie, de ses longues siestes de l'après-midi. Il savait retrouver les brebis perdues, découvrir des sources au moyen d'une baguette de coudrier, et prendre les pies au nid. Il guérissait les maladies des autres, en gardant toutefois les siennes, annonçait le beau temps à la nouvelle lune après qu'il avait plu quatre semaines et cachait de la menue monnaie sous une pierre de la grève, afin d'y attirer les poissons. Il pouvait aussi accomplir nombre de maléfices, faire venir l'ivraie dans le champ du vcisin, et autres tours de ce genre. Ce qui fait qu'on le craignait et qu'on l'avait volontiers pour ami. Il possédait d'ailleurs des talents de forgeron et de menuisier qui le rendaient très utile

à la ferme.

Restait encore Norman, un solide travailleur, qu'il

fallait soustraire à l'influence de Gustave et ramener aux travaux réguliers de la terre.

Carlsson avait donc devant lui une tâche ardue, qui exigeait une part de diplomatie non petite. Mais il était le plus habile et remporta la victoire.

Il n'entama pas la lutte avec Gustave. Celui-ci pouvait suivre son propre chemin, pourvu que Carlsson détournât de lui son compagnon ordinaire. Et cela ne fut pas difficile. Gustave était un peu serré. Il ne se servait de Norman que comme rameur et ne lui laissait jamais tirer le premier coup. Si celui-ci attrapait de-ci de-là une gorgée d'eau-de-vie, Gustave, lui, en buvait trois. Aussi l'intérêt d'un gage plus élevé que Carlsson fit luire à ses yeux, accompagné de deux paires de bas, d'une chemise et de quelques bagatelles, eut tôt fait de le détacher de son jeune maître pour l'amener au parti de Carlsson. Et Gustave, privé de son camarade accoutumé dans ses excursions sur la mer, et n'ayant nul goût pour la solitude, fut ainsi contraint de se joindre aux travailleurs. Cela n'alla pas si aisément avec Rundquist. Le vieux était rusé et difficile à prendre. Carlsson, cependant, en vint à bout comme des autres.

L'été, durant ce temps, s'avançait. Carlsson avait eu beaucoup à faire, si bien qu'il ne lui était guère resté le loisir de songer à la promenade. Un dimanche matin, comme il avait gravi la colline et regardait autour de lui, il advint qu'il avisa le bâtiment principal, auquel ses stores baissés donnaient un air de mort. Il s'en approcha, curieux, et poussa la porte. Elle était ouverte. Il se glissa à l'intérieur et pénétra dans une cuisine. Il continua son chemin et parvint dans une vaste chambre, qui lui parut magnifique. Il y avait là des rideaux blancs, un lit d'acajou avec des garnitures de cuivre, une glace à biseau dans un cadre doré, un sofa, un secrétaire, un poêle, presque comme

dans une maison de maître. De l'autre côté se trouvait une chambre aussi grande avec une cheminée, une table de salle à manger, un lit et une pendule. Il se sentit rempli d'admiration et de respect, qui bientôt se changèrent en méprisante pitié pour le peu de sens pratique des possesseurs. Il fut complètement pétrifié, lorsqu'il découvrit que la maison contenait encore deux autres chambres pourvues de lits confortables. « Seigneur Dieu! se dit-il à lui-même à demi-voix. Tant de lits et pas de baigneurs! »

Ravi à l'idée de ce profit possible, il fut trouver la vieille et lui reprocha l'incroyable négligence dont elle se rendait coupable en ne louant pas pour l'été la maison vide à des hôtes de la ville.

Mais, mon cher Carlsson, répondit-elle, nous n'en aurions pas! Qui voudrait demeurer ici?

Qu'en savez-vous, la mère ? Avez-vous déjà essayé de louer la maison? Avez-vous mis des annonces dans le journal?

Ce serait là de l'argent jeté à l'eau, répliqua la vieille.

-

On jette aussi ses filets dans l'eau: mais cela, il le faut bien faire, car qui ne risque rien, n'a rien. On peut toujours essayer, mais les baigneurs ne viendront pas ici, conclut la vieille, trop ancienne pour croire encore à la réalisation des souhaits.

Huit jours après, vint un monsieur qui traversa la prairie, en jetant des regards autour de lui. Il s'approcha, salué seulement par les aboiements du chien de chasse, car les gens, après être demeurés comme pétrifiés, le regardant avec de grands yeux, avaient battu en retraite, tout honteux, dans la salle et dans la cuisine. Ce ne fut que lorsqu'il eut gagné la porte que Carlsson, comme le plus courageux, sortit à sa ren

contre.

L'étranger avait lu une annonce dans le journal.

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