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Oui, c'était bien ici! Et on le conduisit à la maison. Elle lui plut, et Carlsson promit de faire toutes les améliorations souhaitées, si seulement monsieur voulait se décider tout de suite, car ils avaient plusieurs amateurs, et la saison était déjà avancée. L'étranger, séduit visiblement par la beauté du lieu, se hâta de conclure et prit congé, après quelques questions complémentaires.

Carlsson l'accompagna jusqu'à la porte de la cour. Puis il se précipita dans la salle et étala sur la table, devant la fermière et son fils, soixante-dix couronnes en billets de la banque du royaume et cinq couronnes en billets d'une banque privée.

Ah! c'est tout de même terrible, soupira la vieille, de prendre tant d'argent aux gens.

Gustave, au contraire, trouva que c'était une fort bonne affaire, et, pour la première fois, il exprima son approbation à Carlsson lorsque celui-ci conta comment, avec son histoire des amateurs nombreux qui se disputaient la maison, il avait forcé le monsieur à terminer l'affaire séance tenante.

De l'argent sur la table! C'était un triomphe pour Carlsson, et, de ce moment, il parla plus haut qu'autrefois. Car il ne fallait pas compter seulement le gain de la location, mais aussi nombre d'autres profits que Carlsson expliqua à ses auditeurs attentifs. On vendrait aux étrangers du poisson, du lait, des œufs et du beurre, sans oublier le bois pour la cuisine. Et l'on pourrait sans doute de temps à autre leur placer un veau, un agneau, une poule qui ne voulait plus pondre. Puis les pommes de terre encore et les légumes! Et il y avait de plus les traversées à Dalarœ, qu'on ne pouvait pas estimer à moins d'une couronne chaque fois.

Les hôtes si impatiemment attendus arrivèrent, un beau soir d'été. La famille se composait du monsieur,, de sa femme, d'une fille de seize ans, d'un garçon de

six, et de deux servantes. Il était violoniste à la chapelle royale, Allemand de naissance, et éprouvait quelque difficulté à se faire comprendre des habitants de l'île.

Carlsson, étant de tous le moins timide, fut celui qui se chargea des étrangers. Il semblait en avoir le droit, car c'était lui qui les avait attirés à Hemsœ. Aucun autre, d'ailleurs, ne possédait la hardiesse nécessaire et les manières de société qu'il eût fallu pour lui disputer

ce rang.

L'arrivée des citadins dans l'île ne pouvait manquer d'exercer une certaine influence sur les idées et sur les mœurs des natifs. Voir continuellement des gens habillés en dimanche, et pour qui chaque jour en était réellement un, qui se promenaient sans but à pied ou en bateau, pêchaient sans s'inquiéter du rapport du poisson, se baignaient, faisaient de la musique et passaient le temps, comme s'il n'y avait travail ni souci en ce monde, tout cela au début n'éveilla nulle envie, mais une sorte d'admiration pour ces personnes qui pouvaient s'arranger une vie si agréable et si tranquille, sans qu'on pût dire qu'ils faisaient tort à autrui ou mangeaient le bien des pauvres. Peu à peu, cependant, les habitants de Hemsœ commencèrent à s'adonner à des songes pensifs et à jeter de furtifs regards vers la maison des étrangers. S'ils voyaient une claire robe d'été briller sur la prairie, ils s'arrêtaient, immobiles, enchantés par un charme inconnu. S'ils apercevaient, entre les sapins, un voile blanc sur un chapeau de paille d'Italie ou un ruban de soie rose autour d'une taille flexible, dans une barque, sur la baie, ils devenaient silencieux, le cœur en fête. Ils aspiraient à quelque chose, sans savoir ce que c'était Mais ce quelque chose d'indéterminé, qu'ils n'osaient même pas espérer, les attirait avec une force invincible.

Tous les amusements, ainsi que la vie journalière dans la cuisine de la ferme, avaient pris une forme plus bruyante. Carlsson, maintenant, portait toujours une chemise blanche propre et une marmotte bleue sur la tête. Il avait, comme un commis, un crayon derrière l'oreille ou dans la poche de sa veste, et fumait souvent des cigares bon marché.

Gustave, au contraire, se tenait à l'écart, afin d'éviter toute comparaison qui eût blessé son amour-propre. Il parlait amèrement des gens de la ville en général, éprouvait, plus fréquemment qu'autrefois, le besoin de se rappeler à lui-même et de remémorer aux autres l'argent qu'il avait de placé à la banque, et faisait de longs détours pour éviter la maison des étrangers et la vue des robes claires.

Rundquist jetait tout autour de lui des regards sombres, se tenait la plupart du temps dans la forge et déclarait que, pour ce qu'il s'en souciait, tout le monde pouvait aller au diable. Norman mettait son bonnet de soldat, cambrait les reins sous sa veste et faisait de petites visites à la source, où les servantes du professeur venaient matin et soir.

Les plus mal partagées étaient Clara et Lotte. Elles voyaient tout le sexe masculin les abandonner lâchement et courir après les servantes citadines, qui se faisaient appeler mademoiselle et portaient un chapeau lorsqu'elles allaient à Dalaro. Clara et Lotte étaient forcées de marcher pieds nus, car la cour de la ferme, toujours mouillée, eût promptement gâté les souliers. Il faisait d'ailleurs trop chaud dans la prairie et dans la cuisine pour souffrir des chaussures. Elles se vêtaient de couleurs sombres et ne pouvaient, à cause de la fumée, de la poussière et de la sueur auxquelles elles étaient exposées tout le jour, rien avoir de blanc autour du cou. Clara avait essayé de mettre des manchettes, mais lą chose tourna mal pour elle : elle fut découverte, et l'or

s'égaya longtemps sur sa tentative pour rivaliser d'élégance avec les étrangères. Elles se dédommageaient le dimanche en déployant une magnificence que, de mémoire d'homme, on n'avait jamais vue dans l'île.

Chaque samedi, la cuisinière du professeur se rendait au marché de Dalarce. Il y avait régulièrement un conflit pour savoir qui la conduirait. Carlsson trancha le débat à son profit. La servante citadine, avec ses robes claires et ses yeux noirs, avait fait sur son cœur une vive impression. La vieille éleva bien quelques objections à ce que le premier garçon de ferme s'employât ainsi comme passeur. Mais Carlsson lui ferma la bouche en disant que le professeur avait des lettres à mettre à la poste, qu'il ne voulait confier qu'à lui. Gustave ayant avancé que lui-même pourrait aussi bien s'en charger, Carlsson répliqua avec fermeté qu'il ne souffrirait pas que son maître s'abaissât à ce point. Et les choses en demeurèrent là.

Ces traversées à Dalarce n'avaient d'ailleurs lieu qu'une fois par semaine, et l'ouvrage n'en souffrait pas, Carlsson ayant soin d'assigner à chacun une tâche déterminée à accomplir pendant son absence. Il s'habituait ainsi à jouer le rôle d'intendant et à mettre tout le travail effectif sur le dos des autres.

En même temps, il avait transformé fort agréablement la chambrette où il couchait sous les combles. Il s'était octroyé depuis longtemps la permission d'y fumer, en dépit de son premier respect pour la garderobe du vieux Flod.

Sur la table, près de la fenêtre, 's'étalaient un encrier, un porte-plume, un crayon et quelques feuilles de papier à lettres, ainsi que deux flambeaux et un porteallumettes, de telle façon que le tout contrefaisait assez passablement un bureau.

La croisée s'ouvrait dans la façade principale du logis, et Carlsson, en ses heures de loisir, pouvait de là sur

veiller le va-et-vient de la ferme en même temps que faire admirer sa dextérité dans l'art d'écrire. Le soir, il s'accoudait sur l'appui de la fenêtre, fumant sa pipe ou quelque bout de cigare retrouvé dans ses poches. Parfois même il lisait un journal, ce qui, d'en bas, lui donnait tout à fait l'air d'un propriétaire.

La nuit venue et la lumière allumée, il s'étendait sur son lit et fumait. C'était son heure pour rêver et forger des plans. Il se plaisait alors à bâtir des châteaux en Espagne qui, bien que n'ayant encore nul fondement dans les circonstances présentes, pouvaient un jour se réaliser, pour peu que la chance lui sourît.

Un soir qu'il était ainsi étendu, soufflant en l'air, pour charmer ses fantaisies, des nuages de fumée bleuâtre, et les yeux tournés vers le drap blanc qui couvrait les vêtements suspendus à la muraille, celuici glissa soudain à terre. Pareille aux ombres d'un régiment de soldats, il vit la garde-robe du défunt marcher en bon ordre le long du mur, de la porte à la fenêtre ou de la fenêtre à la porte, selon que le vent poussait d'un côté ou de l'autre la flamme de la lumière. Il s'imagina voir le mort apparaître dans chacune de ces ombres diverses, que les vêtements projetaient sur le papier quadrillé de la tenture. D'abord le vieux Flod, dans sa redingote de castorine bleue et ses culottes grises, tel qu'il était lorsque, assis au gouvernail de sa barque, il conduisait son poisson en ville et buvait du toddy avec les courtiers à l'auberge du Broc de cuivre. Puis, lui encore, en redingote de drap noir, avec de longs pantalons flottants, ainsi qu'il se rendait à l'église les jours de communion et qu'il assistait aux noces, aux baptêmes et aux enterrements. A côté, c'était la veste de peau de mouton qu'il portait au printemps et à l'automne, quand il travaillait à la terre. Derrière s'étalait la vaste pelisse en peau de phoque, exhalant encore le parfum du dernier verre de punch

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