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prend en haine ou la Convention ou le Temple; alors il s'amoncèle dans son sein des trésors d'indignation et de vengeance; alors..... Les révolutions n'éclatent pas encore; mais jaillisse l'étincelle, et l'explosion ne se fera pas attendre.

Voilà, Messieurs les pairs, par quelle logique irrésistible et fatale la souffrance, fruit de nos tourmentes, descend jusqu'au cœur des populations laborieuses; voilà par quelle logique irrésistible et fatale la souffrance des populations éveille en elle des instincts révolutionnaires, voilà par quelle logique irrésistible et fatale ces instincts inoffensifs, d'abord, deviennent, à l'aide de l'ignorance et des passions étrangères, des irritations aveugles, des co ́lères puissantes, formidables, qui, dans un jour de délit, vont se briser contre la constitution elle-même.

Maintenant, Messieurs les pairs, cette heure périlleuse dans la vie des nations a-t-elle un moment sonné pour la France?

Appréciation de la crise que nous avons traversée, de laquelle il résulte que des hommes ignorants et grossiers, aigris par la souffrance, aigris par des suggestions mauvaises, ne se sont plus trouvés séparés des insurrections que par un point, que par une ligne imperceptible.

Ce point, qui est encore un abîme, comment l'ont-ils franchi? Nous vivons sous un principe nouveau qui porte dans son sein la vie et la mort des sociétés, je parle du príncipe de la souveraineté populaire. Moralisez les hommes; instruisez-les; faites descendre dans leur esprit la lumière de la vérité, faites descendre" dans leur cœur l'amour de la justice, et ce principe tutélaire répandra sur les populations la fécondité et la vie.

Laissez, au contraire, laissez les intelligences ensevelies sous la lèpre de l'ignorance, laissez les consciences ouvertes aux passions grondantes et tumultueuses, et ce principe, destiné à régénérer le monde, n'enfantera que des tempêtes et des ruines.

Or, qu'a-t-on fait pour l'intelligence, qu'a-t-on fait pour la moralité du peuple?

Son intelligence est-elle obscurcie par les mêmes ténèbres, elle a des croyances religieuses de moins et de nouveaux besoins de plus or, en présence du dogme de la souveraineté populaire, en présence du mode d'application qu'il a reçu dans les barricades de Juillet, une insurrection, pour ces malheureuses victimes de l'ignorance, est-ce autre chose qu'une erreur de logique ?

Remontez de cinquante ans, Messieurs les pairs, le cours de nos annales révolutionnaires: certes, vous rencontrerez sur vos pas

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des insurrections nombreuses; quel est pour tant de malheureuses victimes de l'ignorance, quel est leur signe de légitimité? Le succès. Quand elles triomphent, on les glorifie; quand elles succombent, on les flétrit. Ainsi pour cette portion de la société qui ne vit encore que d'une vie végétative, le grand enseignement de l'histoire moderne, c'est la déification du succès, c'est l'apothéose de la force, et l'apothéose de la force, c'est la ruine de la justice dans les consciences.

Et maintenant, dans ce naufrage universel de toutes les croyances; quand il ne surnage plus qu'une seule religion, celle de la force; quand des hommes ignorants et grossiers sont accoutumés à ne voir dans les insurrections que les mille oscillations de la force; quand ils jouent depuis cinquante ans avec les insurrections, est-il étonnant, si ces malheureux sont aigris par la souffrance, s'ils sont irrités par des passions étrangères, est-il donc étonnant qu'ils franchissent la ligne qui les sépare des insurrecticns, cette ligne fût-elle un abîme?

L'avocat se demande si la mort donnée dans une insurrection est un assassinat, et il prouve par l'histoire qu'elle n'a aucun des caractères dé l'assassinat.

Après avoir montré que Mialon, s'il est coupable, ne peut être coupable que d'un meurtre et non d'un assassinat, l'avocat rappelle et le procès des ministres et le procès d'avril, dans lesquels aucune tête n'est tombée. Si l'on a épargné qui a conçu, comment pourrait-on frapper le bras aveugle qui a exécuté?

L'avocat termine ainsi :

Si je parlais devant un jury, je lui dirais : Voici un pauvre père de famille, honnête et laborieux : il est étranger à toutes nos passions politiques; par le malheur des temps, il s'est trouvé pendant cinq mois sans travail; ses faibles épargnes, ressource de sa vieillesse, disparaissaient chaque 'jour; aigri par la souffrance, irrité par des influences coupables, l'émeute en passant dans la rue l'emporta dans son cours; victime des passions qu'il a subies sans les comprendre, il en a été l'aveugle instrument dans une œuvre de crime: pensez-vous, Messieurs les pairs, qu'il y ait un jury français qui fasse tomber sa tête?

Eh bien! Messieurs les pairs, ce qu'un jury français ne ferait pas, la Cour des pairs ne le fera pas. Si la Cour des pairs pouvait faire ce qu'un jury n'aurait pas fait, on dirait que les passions politiques, qui devaient expirer au seuil de votre enceinte, vous ont

suivis sur vos siéges ; et le tribúnal qui donne accès à des passions politiques n'est qu'un tribunal révolutionnaire.

M. LE PRESIdent. -La parole est à Me Bertin, défenseur de Delsade.

Plaidoirie de Me Bertin pour Deisade.

Me BERTIN. Messieurs les pairs, les débats auxquels vous avez apporté une attention si soutenue ont beaucoup diminué l'importance que d'abord on avait cru devoir attribuer à Delsade. Quant à lui, l'accusation, comme vous l'a dit M. l'avocat-général, s'est rétrécie.

Delsade n'est plus un homme ardent, dominé par des passions violentes et implacables. Ce n'est plus ce chef de bande qui aurait dirigé la marché de la sédition, ce n'est plus qu'un insurgé ordinaire qui aurait joué un des rôles les plus inférieurs dans le drame sanglant qui vous est déféré : aussi l'accusation actuelle l'a-t-elle placé dans les derniers rangs.

Delsade, Messieurs, est un ouvrier tabletier, marić, père de famille, d'un esprit remarquable, vous avez pu en juger; d'un caractère doux, paisible dans les circonstances ordinaires; faible surtout à céder trop facilement aux influences étrangères; il a les qualités de la classe à laquelle il appartient, il a quelques-uns de ses défauts: comme beaucoup d'ouvriers, il est souvent entraîné par ces dangereuses et fatales fréquentations de cabaret, qui pour lui amènent rapidement l'ivresse. Dans cet état il est bruyant, querelleur, et tient, à ce qu'il paraît, des propos politiques ; c'està-dire qu'au milieu des fumées du vin il débite tout ce que son imagination en délire peut créer de ridicule et d'absurde.

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Tel est, Messieurs, le caractère vrai de Delsade. Je n'ai pas cherché à l'abaisser dans l'intérêt de la défense; je vous le présente tel que l'ont dépeint tous les témoins entendus, soit dans l'instruction, soit devant vous.

J'arrive immédiatement aux faits. Je m'occuperai seulement de ceux qui ont trouvé place dans le réquisitoire de M. l'avocatgénéral.

Le 12 mai, Delsade avait, dès le matin, la tête échauffée par le vin. Il a été dans le courant de cette journée dans un état permanent d'ivresse ; ce fait vous a été attesté par de nombreux témoins.

Le défenseur, après avoir soutenu qué Delsade ne se trouvait ni

au pillage des armes de M. Lepage, ni à l'attaque du poste du Palais-de-Justice, continue ainsi :

Delsade était-il au nombre des insurgés qui ont attaqué la préfecture de police et suivi le quai des Orfèvres ? Un témoin, la dame Viard, a déclaré que Delsade se trouvait au milieu du groupe de ces insurgés; l'accusation considérait ce témoignage comme décisif, parce que, disait-on, ce n'était pas là un témoin qui avait vu l'accusé pour la première fois, mais qui le connaissant antérieurement, n'avait pas pu se tromper; et l'acte d'accusation, s'expliquant à cet égard, disait que l'erreur de la part de ce témoin était impossible; vous savez cependant, Messieurs, qu'il y a eu erreur, que la dame Viard, avant de reconnaître Delsade, en avait reconnu un autre, le nommé Dorgal: « Cette reconnaissance n'a pas été douteuse; le témoin n'a pas dit alors: Je crois reconnaître; mais je rcconnais parfaitement; la dame Viard a désigné, en effet, Dorgal, comme étant l'homme qu'elle avait vu le 12 mai sur le quai des Orfèvres, au milieu d'une bande d'insurgés. Confrontée avec Dorgal, elle a persisté dans sa reconnaissance, et malgré les dénégations énergiques de cet accusé. L'accusation vous a dit que l'erreur de la dame Viard pouvait être expliquée par la ressemblance qui existait entre Dorgal et Delsade; vous les avez vus tous les deux, vous: Dorgal est petit, mince; sa figure est maigre et pâle; il n'avait pas le 12 mai un collier de barbe; Delsade est d'une taille ordinaire, sa figure est large et expressive; il portait le 12 mai ce large collier de barbe qui, certes, était de nature à fixer l'attention du témoin : la confusion entre ces deux individus était donc impossible. Mais on vous a dit que la dame Viard avait tout d'abord désigné le beau-frère du sieur Durand. Le beau-frère du sieur Durand, vous a-t-on dit, c'est Delsade : c'est donc celui que le témoin a voulu indiquer. La question n'est pas de savoir si la dame Viard a indiqué Delsade, mais si elle l'a vu le 12 mai; si elle l'a vu, l'erreur n'est pas possible, comme le disait l'acte d'accusation. La dame Viard ne devait, ne pouvait hésiter sur la reconnaissance; s'il y a eu erreur de la part de ce témoin lors d'une première confrontation, si alors elle a reconnu un autre que Delsade, il faut nécessairement admettre que la dame Viard n'a pas vu Delsade au nombre des insurgés. Vous savez qu'il y a eu erreur de la part de ce témoin, que D'orgal a été d'abord par elle reconnu d'une manière formelle à plusieurs reprises; ne faut-il pas en conclure que la dame Viard a vu, le 12 mai, un individu autre que Delsade, Dorgal peut-être; car Dorgal ést encore aujourd'hui en état de pré

vention. Des charges existent probablement à son égard, et peutêtre sera-t-il accusé d'avoir fait partie du groupe qui a attaqué le poste de la préfecture de police. Nous aurions pu puiser, à cet égard, des renseignements utiles à la défense de Delsade dans le dossier de Dorgal; mais, vous le savez, l'instruction relative à cet accusé n'est pas terminée, et la communication n'a pu avoir lieu : toujours est-il que le témoignage de la dame Viard a perdu beaucoup de son importance, et qu'en présence de ces variations sur la reconnaissance, il est impossible de trouver dans son témoignage la preuve de la culpabilité de Delsade.

Le sieur Gomont a dit qu'en revenant de Passy et se rendant à la préfecture de police, il avait vu, entre quatre et cinq heures, Delsade armé d'un fusil et se dirigeant par le Pont-Neuf vers la rue de la Monnaie. Delsade se serait approché de ce témoin et lui aurait dit : «< Toi et le grand serrurier, si vous avez le malheur de rester à la préfecture de police, nous vous dégommerons tous les deux, parce que nous allons y retourner. » Puis Delsade aurait, en proférant des menaces, placé le canon de son fusil sur la poitrine du témoin.

J'ai plusieurs observations à faire sur cette déclaration. Je lui reproche d'abord d'être venue tardivement; elle a été faite en effet le 18 juin seulement, c'est-à-dire à une époque où l'instruction était achevée et l'acte d'accusation terminé. Ce reproche, qui n'aurait pas une grande importance dans d'autres circonstances, en a beaucoup à raison et de la position particulière du témoin et des circonstances mêmes de sa déposition. En effet, Gomont est constamment employé comme menuisier à la préfecture de police; il a dû nécessairement raconter les faits graves dont il a déposé le 18 juin, il a dû en parler le 12 mai; car si ce qu'il a dit est vrai, si Delsade lui a tenu ce propos: « Nous allons retourner à la préfecture de police,» il a dû nécessairement, au moment même où il y arrivait, raconter ce qui venait de se passer et parler de la menace qui lui avait été adressée. Eh bien ! aucun témoin n'est venu fortifier la déclaration de Gomont, et c'est pour la pre ́mière fois le 18 juín qu'il est venu raconter à la justice les faits qu'il connaissait le 12 mai..

Me Bertin, après avoir fait ressortir d'autres invraisemblances résultant de la déposition même du témoin, et discuté les différentes charges de l'accusation, terinine ainsi :

Messieurs, j'ai parcouru le cercle de la défense de Delsade; j'ai la conscience d'avoir accompli la mission qui métait confiée. Les

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