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aurez plus tard à juger. Il est impossible de souscrire à une telle réclamation.

Me Lafargue s'attache ici à démontrer la légalité du principe de disjonction.

LE PROCUREUR-GÉNÉRAL. Messieurs, en soulevant aujourd'hui un incident déjà jugé par votre arrêt d'accusation, la défense n'en a point espéré le succès; non, ce n'est point seulement pour obtenir la jonction qu'on se plaint de la division que vous avez faite ; on sait bien que cela est impossible en droit comme en fait, et ce n'est pas une impossibilité qu'on poursuit à l'aide de cette consultation qui vient de vous être distribuée. Quel est donc le motif qui peut déterminer une défense, assurément fort éclairée, à présenter avec des développements si étendus, comme une irrégularité de procédure, ce qui n'est que l'exécution littérale de la loi, ce qui est en même temps conforme à son esprit, ce que consacre enfin une jurisprudence constante?

Messieurs, c'est qu'on s'est flatté qu'en abusant étrangement d'un mot devenu fameux, le mot de disjonction, on affaiblirait à l'avance l'autorité de ses arrêts, et qu'en les présentant comme viciés par une violation des règles de la procédure, on parviendrait peut-être à balancer dans l'opinion publique, par le regret de la légalité méconnue, le sentiment unanime qui réclamé la répression sévère d'un odieux attentat.

Cette tactique, Messieurs, vous l'avez sans doute comprise comme nous; mais c'est pour nous un devoir d'en prévenir les effets en prouvant que votre haute juridiction apporté autant de scrupule dans l'observation des formes que de sagesse dans la décision du fond.

Messieurs, la thèse de la défense est celle-ci : les attentats des 12 et 13 mai constituant un seul et même crime, et l'arrêt qui, statuant avant la fin de l'instruction générale sur quelques-uns des inculpés seulement, les met en accusation pour être jugés séparément des autres, est un véritable arrêt de disjonction. Or, en procédure criminelle, la disjonction est une chose monstrueuse.

Le procureur-général soutient le bien jugé de l'arrêt de renvoi, qui, selon lui, répond péremptoirement aux prétentions des défenseurs des accusés, et il s'attache à démontrer ensuite que cet arrêt, qui n'est autre qu'un arrêt de disjonction, est conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation, conforme à l'esprit comme à la lettre de la loi, car il ne s'agit pas, selon lui, de faits indivisi

bles, mais de crimes connexes qui se résument sous la qualification générique d'attentats. Il termine ainsi :

La manifestation de la vérité est le seul but de toute accusation, et est aussi le seul intérêt légitime que la défense puisse avouer : demander au temps le dépérissement successif des preuves, et aux embarras calculés de la procédure l'impossibilité d'un contrôle éclairé, ce n'est plus juger dans les lois la garantie de la justification; c'est exiger d'elle qu'elle sanctionne l'impunité.

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Vous avez done pu, Messieurs, nous irons plus loin, vous avez dû d'abord statuer sur les accusés à l'égard desquels la procédure était complète; appelés à répondre sur des faits qui leur sont exclusivement personnels, ils n'ont aucun droit, ils n'ont aucun intérêt légitime à se plaindre de la procédure que vous avez suivie, et l'exception qu'ils présentent, mal fondée en fait comme en droit, ne saurait être admise.

Dans ces circonstances et par ces considérations, nous estimons qu'il n'y a pas lieu à faire droit aux conclusions du défenseur de Barbès.

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LE PRÉSIDENT. La Cour ordonne qu'il en sera délibéré en chambre du conseil.

Me DUPONT (autre défenseur de Barbès). La Cour permettra sans doute à la défense une réplique dans une question aussi importante; mais ce n'est pas en quelques minutes seulement que nous pourrons répondre. Si la Cour consent à m'accorder la parole avec les développements que le point en discussion comporte, je me fais fort de démontrer que la doctrine du ministère public et celle de l'avocat qui a été son auxiliaire reposent sur des bases fausses en fait comme en droit.

Maintenant j'ai un mot à dire à M. le procureur-général, et c'est un mot d'humanité. Je n'ai jamais pu comprendre que des accusés dont on vient demander la tête soient repoussés dans la demande qu'ils font d'un retard, d'une remise dans leur jugement; et, à ce sujet, on me permettra de citer les paroles d'un vieux criminaliste: « Il y a une justice bien administrée et une justice mal administrée; la justice mal administrée est celle qui va trop vite, qui ôte aux accusés le bénéfice du temps.

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Mon intérêt à moi, c'est de donner aux accusés le bénéfice du temps, du temps qui amène avec lui les sentiments de clémence et d'humanité. C'est une question de vie et de mort qui vient s'établir devant vous in limine litis. Or, de pareils moyens demandent, je le suppose, à être sinon développés, au moins présentés

devant vous dans leur entier. Vous n'avez pas entendu la moitié, le quart des arguments qu'on peut faire valoir en faveur de l'in

divisibilité.

Jusqu'ici la défense s'est placée dans l'hypothèse d'un complot. M. le procureur-général s'est borné à dire: Il n'y a pas de complot; il n'y a eu de relevé dans l'arrêt de mise en accusation que le concert tendant à prouver la préméditation. Je veux prendre l'hypothèse du complot, et demander à M. le procureur-général s'il n'y a pas eu complot dans une affaire où il requiert la peine de mort.....

LE PROCUREUR-général : - C'est une erreur.

Me DUPONT:- Vous me prouverez alors que je me trompe lorsque je dis qu'en visant dans vos conclusions l'art. 89 du Code pénal, vous requerrez la peine de mort. J'examinerai ensuite l'hypothèse de l'attentat. J'établirai par les faits, nou du rapport, mais en prenant les seuls éléments légitimes pour la justice, l'arrêt de renvoi et l'acte d'accusation, j'établirai qu'il y a eu un attentat, et non pas des attentats. Je supposerai encore un attentat dont chaque fait particulier ne forme que les éléments constitutifs. J'irai plus loin, je supposerai qu'il y a eu autant d'attentats qu'il y a eu d'insurrections partielles. Je prouverai que, dans ces hypothèses, votre arrêt de renvoi est contraire à la loi... La Cour comprendra l'animation de mes paroles en présence de questions si graves. Je demande à la Cour un renvoi à demain, pour me donner le temps de préparer ma défense, ou de m'accorder la parole de suite pour développer ces moyens.

QUELQUES VOIX: Parlez! parlez!

LE PRÉSIDENT : — Si le défenseur insiste pour un renvoi à demain pour préparer sa défense, la Cour le lui accordera.

Me DUPONT:- Je ne demande pas la remise, je puis plaider à l'instant; mais je ferai observer à la Cour que je ne parlerai pas seulement dix minutes; je serai au moins une heure.

LE PRÉSIDENT:-L'audience est levée et renvoyée à demain midi. Il est 6 heures.

2e AUDIENCE. 28 JUIN.

Discours de Me Dupont sur la question de disjonction.

M. le procureur-général.

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Les accusés sont introduits à midi et demi par les gendarmes de la Seine.

La Cour est immédiatement en audience.

Le greffier-arcHIVISTE fait l'appel nominal, qui ne constate au cune nouvelle absence.

LE PRÉSIDENT donne ensuite la parole à Me Dupont, avocat de Barbès et de Martin Bernard. (Mouvement prolongé de curiosité).

Me DUPONT S'exprime ainsi : (Profond silence.)

MM. les Pairs, je veux d'abord retracer en peu de mots, mais dans toute sa force, le système développé dans l'audience d'hier par M. le procureur-général.

Ce système est basé sur quatre moyens principaux.

En fait, dit M. le procureur-général, il s'agit dans la cause de faits connexes, par conséquent le système de la défense s'écroule par la base, car ce système suppose l'indivisibilité des faits, et ici il s'agit de faits connexes; c'est-à dire distincts. Ainsi, dans l'hypothèse de M. le procureur-général, il y a lieu en droit à appliquer l'article 226 du Code d'instruction criminelle, qui permet la division en ce sens qu'il ne fait pas de la justice une condition sine qua non de la validité de la procédure. Voilà son argument de fait.

En droit, alors même qu'il s'agirait de faits indivisibles, M. le procureur-général se place dans le système de la défense; quand même il s'agirait de faits essentiellement indivisibles, il a y encore possibilité de disjonction; car la disjonction est protégée par l'article 307 du Code d'instruction criminelle.

Arrive ensuite la jurisprudence; c'est le troisième moyen.

Le quatrième moyen est une fin de non-recevoir générale contre les accusés. Vous n'avez pas, dit-on, le droit de demander la jonction quand la Cour veut disjoindre.

Je fais à ces arguments principaux une réponse décisive.

Vous dites qu'il s'agit de faits connexes, je dis qu'il s'agit de faits indivisibles. C'est une question de fait que nous aurons à

examiner.

Mais je vais plus loin, et je vous prouve qu'alors même qu'il s'agirait de faits connexes, il y aurait encore dans cette cause inapplicabilité complète de l'art. 226, c'est-à-dire impossibilité de disjoindre, car cet article ne permet point la disjonction des faits; il n'a point permis la disjonction des faits connexes eux-mêmes. Un exemple va me faire comprendre. Je suppose un vol commis pour faciliter un assassinat; il y a deux faits, vol et assassinat. Distinguez-les comme faits connexes, je le comprends; mais supposez qu'il y ait cinq accusés de vol et cinq accusés d'assassinat: allezvous disjoindre dans la disjonction? jugerons-nous séparément les cinq individus accusés de vol.

Jamais l'art. 226 ne vous en a donné le pouvoir. Alors même que je vous accorderais la disjonction en thèse générale, votre article n'est pas applicable à la cause.

Nous arrivens devant la Cour avec une consultation signée des jurisconsultes les plus savants, appartenant à toutes les nuances d'opinion, MM. Odilon-Barrot, Nicod, Hennequin, Martin (de Strasbourg). Supposera-t-on que ces habiles jurisconsultes aient ignoré l'article 307 du Code? Croirez-vous qu'ils ne savaient pas qu'il y avait un article 307, d'où résultait une fin de non-recevoir insurmontable, ou qu'ils aient sauté à pieds joints par dessus cet article ?

On nous oppose encore l'arrêt Fualdès. Nous l'examinerons : nous verrons s'il est applicable à la cause, et s'il n'est pas contraire à tous les principes invoqués par le ministère public. Enfin, en droit, on dit : Les accusés ne peuvent demander la disjonction, car l'article 307 ne permet de demander la disjonction qu'au procureur-général. Le président peut l'accorder, et même l'ordonner d'office. Vous en concluez que l'article 307 refuse la disjonction aux accusés.

Mais si l'article 307 ne dit pas ce que vous voulez lui faire dire, s'il repousse le principe de la disjonction, s'il est au contraire une application formelle du principe de l'indivisibilité, s'il en est la sanction la plus complète, ainsi que je le démontrerai tout-àl'heure ; vous verrez que cette fin de non-recevoir, puisée dans le texte de l'article 307, doit disparaître avec l'article lui-même. Voilà l'esquisse et l'analyse des moyens que je vais développer.

En fait,

J'examinerai d'abord l'hypothèse d'un complot unique applicable à tous les accusés ici présents, applicable à tous leurs com

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