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l'Eucharistie, à la présence réelle, c'est-à-dire à la présence du Christ toujours vivant dans l'humanité, à la primauté du pape de Rome... » Comme elles étaient lourdes et anxieuses les secondes de silence qui suivaient mes pauvres paroles et, malgré les distances, qu'il était sincère, qu'il était amical, notre effort pour nous rejoindre dans la même angoisse, à défaut de la même paix. « Mais je suis du Christ, repreniez-vous bientôt (car cette petite phrase que vous avez écrite, signée, peut-être fus-je le premier à l'entendre tomber de vos lèvres), et qui pourra contester que je sois du Christ? On peut l'être de tant de manières! Renan n'était-il pas du Christ? Qui, mais il était du Christ de Renan, tandis que je suis du Christ de tout le monde, du Christ de ceux de ma race... » Et, comme vous teniez à l'élégance du sourire, surtout aux instants de souffrance, et vous refusiez à faire du désespoir avec le renoncement à l'espoir, vous ajoutiez légèrement : «Pourquoi m'en voudrait-on? Je suis d'une race où, de tout temps, en effet, ce sont les femmes qui vont à l'église et où les hommes savent très mal prier... »

Qu'en saviez-vous, maître et ami, si vous ne saviez pas prier? Quelle autre prière fut à votre usage que votre travail, cette constante ascension? Si vous préfériez ne pas très bien vous définir votre foi, n'était-ce pas pour avoir éprouvé la vanité, la lassitude de vous être trop défini votre doute? Ne pouvant être au Christ, vous aviez inventé d'être du Christ. C'était encore une invention d'amour; et cet amour-là, si détourné fût-il, comment le Père, s'il est là-haut un Père, ne l'aurait-il pas accueilli?

C'est peut-être ce même jour que vous m'avez raccnté l'histoire de cette jeune fille qui, dans une ferme normande, toute occupée des soins de son verger, de son pré, de son étable, de sa laiterie, diligente ménagère, comme bien des saintes, consumait ses nuits en prière, les bras en croix, depuis des années « pour le salut de l'âme de Maurice Barrès ». Toute petite, elle avait lu vos livres. Laquelle

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Marie Bashkirtseff, ou l'impératrice errante? Quil

de ses lointaines sœurs la guida vers vous: Bérénice, dirait? Elle vous aima dès ce moment et s'éleva, sans le savoir, jusqu'à cette grandeur insigne de vouer silencieusement sa vie à l'achèvement de la vôtre. Ah! certes, vous n'aviez plus de dédains quand vous me parliez de votre rédemptrice, que vous étiez allé voir dans sa brumeuse Thébaïde, et qui venait une fois l'an, à Neuilly, vous apporter ses oeufs frais, sa naïve ferveur, et faire provision ellemême de courage. Elle repartait consolée, encore qu'elle n'eût pas obtenu ce pourquoi elle offrait de mourir. Pour ne pas être en reste avec vo vous, je vous avouais que j'avais, moi aussi, comme tout pécheur, mes parts de capital spirituel dans quelque Carmel. « Mais tous les Carmels du monde, rétorquiez-vous, ne sauraient valoir

fermière,» Non, vraiment non, mon cher maître, nous n'osions plus rire; ou plutôt comme nos regards démentaient nos tristes sourires! Peut-être de cette confiance que vous m'avez prodiguée, voilà-t-il le joyau le plus précieux, celui que je veux sertir dans mon cœur : cette réponse si voilée, si discrète à mon doute, non pas sur les problèmes éternels, mais sur vous-même, maître cher, quand il m'arrivait de vous croire délibérément rebelle à certaines notions sur l'âme, à celle, par exemple, de la réversibilité des mérites et des grâces."

Et puis, il fallait redescendre vers l'acte quotidien. Presque chaque jour vous alliez à la Chambre. Je vous accompagnais. Quelquefois, nous traversions le Bois. Plus souvent, c'était par le boulevard Maillot et les ChampsÉlysées que vous entriez dans la ville, indifférent à l'atmosphère, au décor. Depuis longtemps, vous vous promeniez sans' rien voir. Vous me prouviez bien, alors, que le monde extérieur n'existait pas pour vous, évocateur de tant de paysages; ne veniez-vous pas de me dire que vous les portiez en yous? C'était l'instant de la récréation; et vous vous échappiez à nouveau en libres propos, où

perçait toujours pourtant votre goût de vous renseigner. Vous ne vous intéressiez guère plus aux hommes qu'aux œuvres ; mais il vous plaisait d'apprendre, de contrôler, si l'occasion s'en offrait sans vous détourner de votre route.

André Gide, où voulait-il en venir? Marcel Proust réussissait-il vraiment à se faire lire? Était-ce une mode ou un vice, ou bien admettrions-nous que ce dosage de Bergson et de Saint-Simon produirait une œuvre viable? La prose de Paul Valéry était-elle moins hermétique que ses vers? Mme de Noailles conservait-elle son pouvoir sur les jeunes gens? Pourquoi auraient-ils cessé d'être sensibles aux enchantements de cette magicienne, de cette Péri? Où trouveraient-ils une réussite plus charmante que cette destinée à laquelle l'Orient et l'Occident, l'histoire et la poésie semblaient avoir collaboré?

Votre détachement de tout cela n'était certes pas affecté, ou même conscient ; mais qu'il était noble, puisque la part de l'artifice dans l'art ayant cessé de vous retenir, vous n'étiez plus sensible qu'à la grandeur du dessein. C'est, ainsi qu'une des dernières lectures où vous ayez pris du plaisir fut le Louis XIV de Bertrand, ce livre dont la querelle aujourd'hui vous aurait bien diverti et irrité; vous saviez gré à Bertrand d'avoir vu grand. C'est aussi pour cette raison que vous aviez conservé un goût vif pour un ami de votre jeunesse, pour l'auteur de cet Aymeris dont vous plaisait l'ambition. « Et notre JacquesÉmile? » me demandiez-vous presque à chacune de nos rencontres. Vous le louiez de demeurer un de nos rares peintres que n'intéressât pas seulement la technique de son art. Pour vous, l'artiste, même le plus doué, devait servir, sinon un Dieu, un pays, une morale, un parti, du moins le patrimoine commun, l'héritage toujours menacé de la civilisation. C'est en ce sens que vous aviez fini par détester la littérature gratuite, inutile. Quel commentaire auriez-vous donné au Credo que Paul Bourget formula le jour de son jubilé, dans la maison de Balzac?

Ainsi, l'homme libre que vous fûtes s'était dépassé sans se renier. Comment n'eussiez-vous pas été sévère, bien pis, indifférent à ces jeunes, dont la plupart se font une loi de ne se point dépasser? Vous en distinguiez quelquesuns: Mauriac, que vous aviez lancé par un article qui reste un de vos plus beaux essais; vous le félicitiez d'être sorti de la période grêle; Drieu La Rochelle, dont vous aimiez l'esprit consulaire; Montherlant, qui vous touchait par son effort pour réconcilier, autrement que n'a fait saint Thomas, Athènes et Rome, l'ordre du stade et celui du cloître. Les autres... « Que voulez-vous, mon cher, soupiriez-vous un peu hâtivement, la littérature des cafés n'était déjà pas fameuse; que pourrait valoir celle des bars? » Ketidson

Parfois votre incuriosité cédait devant mes instances. Je savais que je ne vous convertirais jamais au théâtre, où vous affirmiez ne vous être aventuré que cinq ou six fois, dont trois à l'époque d'Une journée parlementaire. Mais ces bars, ne fallait-il pas les traverser? Cette angoissante musique des jazz, inconnue avant la guerre, et qui ressemble à notre époque comme celle du Beau Danube bleu ressemblait à celle de Mme de Ségur, ne fallait-il pas l'affronter? N'irions-nous pas une fois au Bœuf sur le toit? Pouviez-vous continuer d'ignorer absolument le Cinéma, puisque vous aviez consenti que Mme Ida Rubinstein tournât en Espagne! le Jardin sur l'Oronte? Ne découvririez-vous pas avec moi le Casino de Paris, le Palace, et n'irions-nous pas entendre chanter Mlle Raquel Meller, dont la renommée vous était parvenue? J'obtenais votre promesse..., sans trop y croire. Quels plaisirs d'étudiants ne nous promettions-nous pas?

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Nous atteignions la Concorde, le Palais-Bourbon. Je n'avais pas fini de m'étonner que vous eussiez si souvent besoin de ce bain dans le cloaque; et vous n'aviez pas fini de m'en consoler.

« Je n'aime pas la politique. Les combinaisons me dégoûtent. Je n'aurais eu qu'à le vouloir pour être ministre. Mais non, la Chambre seulement, comme un expédient, un pis-aller. C'est tout de même la plus haute Tribune, la plus sonore, d'où l'on puisse parler au pays. C'est dans ce temple du médiocre que l'on peut s'efforcer le mieux à défendre son temps contre la médiocrité. - » Ne teniez-vous pas tout entier dans ces derniers mots?

Et je me souvenais, au moment de vous abandonner aux médiocres, de tant de hautes anticipations par lesquelles il vous plut souvent, depuis l'armistice, de leur échapper une Belgique à tout jamais fraternelle, une Rive gauche librement convertie à notre tutelle; une Germanie désarmée par le génie du Rhin. Que votre enthousiasme était dépourvu d'attitude! Qu'ils se trompent, les niais (vous aimiez ce mot), qui parlent à ce propos de suggestion, de déformation professionnelle ! Comme elle s'exhalait, votre vie profonde, votre vraie foi, la foi d'un charbonnier de Charmes! Anticipiez-vous sur le réel ou sur le rêve? Peut-être mourrons-nous sans le savoir?

Mais vous n'étiez pas un rêveur, pour avoir tant rêvé. C'est parce que vous vous défendiez du rêve que vous avez toujours récusé l'idéologie de vos amis de l'Action française. En quelle estime vous teniez pourtant un Maurras, un Daudet! « La situation de Léon grandit chaque jour à la Chambre, » me disiez-vous peu avant qu'un malheur affreux, si ce n'est un crime abominable, ait fait taire son rire énorme et salutaire.

Comment, ayant reçu de vous cet enseignement, n'essaierais-je pas de leur persuader, à ces niais ou à ces délicats, que vous étiez sincère, tout simplement, en préférant vos livres politiques à vos livres de musique, que vous nous laissiez d'ailleurs libres de préférer... Mais je me trompe. Ce ne sont pas vos livres politiques, Leurs Figures ou Dans le cloaque, que vous désiriez voir dominer votre œuvre. Prince de la Satire, vous deviez vous

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