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PARIS.

TYP. PLON-NOURRIT ET c1o, 8, RUE GARANCIÈRE

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ADIEU A MAURICE BARRÈS

Il y a un mois aujourd'hui, vers midi, un ami m'appelait au téléphone, et, après quelques formules embarrassées, prenait son parti : « Barrès est mort! » Ainsi cheminent vers nous, sans nous avertir, ainsi nous accostent ces grandes détresses qui vont blesser notre âme et notre vie, et appauvrir notre destin. Je n'ai pas compris. Puis, je n'ai pas voulu comprendre. J'ai fait résistance. Nous savons, hélas ! dès le premier instant, que ces choses sont vraies, irrévocables, alors que de longtemps nous ne pourrons les croire. Je sais, je crois presque, aujourd'hui, et je résiste encore. Je vous ai vu, mon maître et mon ami, dormir pour toujours. Je vous ai suivi là-bas. J'ai regardé, sous votre doux ciel de Moselle, cette fosse ouverte pour vous accueillir. Tout cela ne m'a pas convaincu. Pourtant, je suis souvent meilleur élève de cette Mort qui ne se lasse pas de nous enseigner, et, si monotone, trouve le moyen de nous étonner toujours. Vous le savez, que, depuis trente jours, j'ai voulu m'habitur à cette leçon-là, que j'ai maintes fois essayé de vous dire ici ce décisif merci, ce terrible adieu après quoi ce sera fini davantage. Je n'ai pas pu. Le pourrai-je aujourd'hui? Que vous mettez longtemps à devenir un mort!

Maintenant que le tumulte de votre deuil est apaisé, il faut bien cependant que ceux qui vous aimaient reviennent en silence au bord de ce tertre modeste où vous

reposez, et s'efforcent à méditer, quoique leur douleur refuse l'évidence de ce repos, l'enseignement mystérieux que vous leur avez laissé.

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Mystérieux... car depuis que vous m'êtes apparu, immobile et éternel sur votre petit lit, je n'ai pas cessé, moi que vous admettiez à l'honneur, au bonheur de vous voir de près parler, agir, je n'ai pas cessé de songer à ce grand secret, ignoré de tous et peut-être de vous-même, que vous avez soixante ans contenu.

Vous, toute ardeur et tout dédain, toute tendresse et toute sécheresse, foi et doute...

Dieu me garde d'oser approfondir trop vite ce secret. Me proposant de commenter votre exemple, je devrais me contredire cent fois. Mais pour explorer un paysage, il faut bien faire choix d'une route, quitte à revenir sur ses pas. Un parti pris sur vous nous permettra, selon votre méthode, de vous vérifier... Ce secret, n'estce pas que vous ne pouviez « communiquer» avec personne, pas plus avec les hommes qu'avec Dieu, avec l'humain qu'avec le divin, et que vous avez épuisé votre courage à vouloir communiquer quand même? Il y a l'isolement du cœur, de ceux qui ne sont pas aimés, ou qui ne peuvent aimer... Il y a l'isolement de l'intelligence, de ceux qui ont trop tôt tout compris pour adhérer spontanément à qui ou à quoi que ce soit. Sans doute la grandeur isole; mais ce n'était pas votre grandeur qui vous rendait incommunicable. Peut-être l'avez-vous tirée de votre isolement; et elle fut un effet plutôt qu'une cause. Ne pouvant aller aux êtres, vous répandre sur eux, vous les tiriez à vous, presque âprement, avec je ne sais quelle amertume de n'avoir pu réussir à les incorporer à votre substance, à en faire autre chose que la libération d'une minute, un passe-temps...

Vous étiez mal né, mon maître, né pour un haut et dur destin; et d'une volonté inflexible, sans sursauts, mais combien roidie, vous avez voulu vivre, bien vivre,

À

A

vivre pour ce qui n'était pas vous, pour ce qui jamais ne saurait devenir vous.

C'est pour cela que votre bonté fut sans prix et votre générosité vraiment royale.

Sai

C'est ainsi que vous êtes devenu un Simple et un Juste. Longtemps encore on vous interrogera. Pour moi, je

qu'on ne vous a pas connu, qu'on vous découvre à peine. Alors que la résonnance un peu sourde de votre voix, de votre confidence si pudique est encore dans mon oreille, je ne saurais donc prétendre à vous déchiffrer déjà, à vous écrire ici, à me faire de vous une image définitive pour m'accompagner le reste de mes jours. Mais, au moins, je veux tâcher à recueillir, à fixer toutes ces petites images confuses et contradictoires par quoi Vous vous prêtiez à nous, que nous chérissions... Ce trésor d'images, comment le laisserions-nous s'appauvrir d'une seule?

Plus tard seulement, pour que notre culte soit plus pur, et surtout pour que ue nous puissions le transmettre à ceux qui ne vous auront pas connu, nous nous déciderons à faire le tri, et à dessiner ce Maurice Barrès qui ne sera plus un vivant, mais un mort, pour l'Histoire et pour la Légende...

On a demandé à vous voir. On n'a pas pu prendre de rendez-vous par téléphone. Vous vous êtes toujours refusé à l'installer chez vous. Vous n'êtes pas réfractaire au« progrès moderne ». Si vous refusez le stylographe, vous admettez le bienfait de l'automobile et, pendant la guerre, vous vous êtes promené en hydravion au-dessus de la flotte de Portsmouth. Je me souviens du récit émerveillé que vous m'avez fait de cette promenade. Mais vous ne voulez pas du téléphone. Vous avez besoin de silence. Vous m'avez donc répondu sur votre grand papier bleu, de votre écriture menue, montante, rapide,

nette, illisible sauf pour les initiés, que vous m'attendiez pour déjeuner et que, naturellement, il fallait venir, comme toujours, un peu avant l'heure du repas. J'ai senti, une fois de plus, le prix de cette faveur ; je sais trop bien ce que vous me sacrifiez. Un jour que vous décachetiez votre courrier devant moi, et que je m'étonnais de vous voir refuser un dîner d'ambassade, où votre présence semblait nécessaire, vous m'avez expliqué que vous ne meubliez jamais votre semaine de plus de deux ou trois devoirs ou plaisirs (?) de cette sorte, et comment, depuis votre adolescence, même aux époques de surmenage, de fiévreuse activité électorale ou politique, vous avez su ménager dans chacun de vos jours «< un long espace pour la rêverie ». Vous m'avez raconté votre travail nocturne, presque toujours au milieu de la nuit, entre deux sommeils, alors que tout se tait dans la maison, et que la terre paraît un peu plus reliée au ciel; vos notes prises sans hâte, sous l'immédiate dictée de votre Fantaisie, sur tous les sujets qui vous préoccupent à la fois; les grands feuillets blancs qui s'envolent dans la chambre, et qu'une main experte classe chaque matin, chacun dans son dossier; le rythme enfin de ce prodigieux labeur que vous avez la bonne grâce de déguiser en nonchalance, mais qui ne s'interrompt guère plus que le battement de votre cœur...

Bien avant le 100 du boulevard Maillot, vous voilà sur le trottoir, venu au-devant de votre ami, pour les cent pas d'avant le déjeuner, et vous faites, en riant, signe au chauffeur d'arrêter.

Je ne sais quelle allégresse m'emplit, parce que vous êtes tout contentement, tout sourire, tout bonne humeur. Vous allez me dire sur la France, sur le Rhin, sur la Victoire, de si belles choses qu'elles me semblent à ce moment dépasser vos livres. Mais vous êtes si prodigue de vos trésors que vous contraignez au gaspillage ceux qui vous aiment, et je n'en ai rien recueilli. Et vous allez trouver

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