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laquelle les jeunes gens rivalisaient de mots fleuris, et sa jeune sœur Alaïcia, une orpheline de quinze ans que Guiburge avait prise sous sa protection et placée en sa cour de dames.

Guiburge de Lévis n'avait ni la jeunesse ni la beauté de Jordane, et, malgré cela, c'était bien par générosité non par jalousie qu'elle avait agi en s'effaçant la veille. Elle possédait cet air de grandeur naturelle qui fait incliner les gens sans efforts et cette bienveillance qui les flatte et qui les retient. Elle avait la peau très blanche, l'ovale allongé, les traits accentués, la lèvre inférieure un peu saillante et un regard de confiante autorité sans le secours de la moindre arrogance.

Près de son fauteuil, la jeune Alaïcia, fort intimidée, car c'était une des premières fois, que, quittant la chambre des pucelles, elle pénétrait en une assemblée de chevaliers, penchait sur une broderie, dont elle conduisait habilement la trame, son visage fin et ingénu. Elle n'eût pas levé les yeux pour un royaume, car Gautier des Ormes la complimentait sur son ouvrage et l'accablait de son regard d'acier clair.

Jordane vit cela et, avant de s'agenouiller devant Guiburge, fit lever la tête du chevalier au son de sa voix nostalgique.

Soyez très humblement remerciée, madame, ditelle, pour tous les apprêts, gracieusetés et mignardises que votre servante a trouvés préparés par vos soins en sa maison.

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J'eusse été peinée, ma fille, que votre fief vous parût morose et, pour le bonheur de vos vassaux, comme pour le vôtre propre, j'ai voulu que ce premier jour vous sourît. J'ai grand plaisir aujourd'hui à vous voir et à vous entendre. Et votre empressement m'est sensible. Vous avez gracieusement devancé le plaid de justice qui se doit tenir ici dans deux jours et vous eût appelée.

La présence d'une femme inexpérimentée... murmura Jordane.

En vous les devoirs de l'homme s'ajoutent à ceux de la femme. Vous êtes en même temps seigneur et dame

de votre fief et ne devez-vous point à votre suzerain l'assistance dans le conseil?

Jordane réfléchit un instant et répondit:

- Accordez-moi un peu de temps pour m'accoutumer à cet étrange état, moi qui n'ai fait que prier Dieu jusqu'à ce jour.

C'est la meilleure préparation à toutes choses.of Aussi la Providence m'inspire-t-elle sans doute la pensée de chercher pour cette fois un bon et loyal chevalier qui veuille bien siéger en, ma place aux côtés de mon seigneur.

Le regard de Guiburge se porta de Jordane sur Alaïcia. Elle voulait voir, en comparant une expression de visage à l'autre, si la réserve de Jordane était sincère. Il lui parut qu'à côté de la timidité instinctive de sa fille d'honneur, celle de la jeune femme était affectée. Et, afin de démasquer l'arrière-pensée de Jordane, elle dit : Cette réserve se comprend et j'aurais mauvaise grâce à la combattre. Parmi les seigneurs méridionaux, il me semble que le chevalier de Laurac, époux, père et seigneur exemplaire...

I siège déjà pour son propre fief, répondit Jordane, et cela ne ferait pas une voix de plus dans le conseil. Regardez autour de vous et choisissez, dit Gui

burge

Guy de Lévis, qui s'entretenait avec le sénéchal de Carcassonne, à ces derniers mots se rapprocha, s'assit dans son fauteuil près de sa femme et dit :

De quoi s'agit-il donc. A qui cette belle dame va-t-elle confier ses couleurs?

Messire, dit Guiburge, oyez un peu. Il ne s'agit point de tournoi, mais de conseil et n'avez-vous pas donné la preuve qu'un chevalier accompli doit être aussi propre à l'un qu'à l'autre? Cette dame cherche un tenant qui en son nom siège à votre prochain plaid.

Ceux qui étaient près des fauteuils seigneuriaux commençaient à former un cercle autour des châtelains et de Jordane. Alaicia ne faisait plus courir ses doigts sur la broderie, et Gau ier, s'effaçant derrière elle, regardait à la dérobée la châtelaine de Montaure.

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Tandis que les bavardages continuaient au fond de la salle, un silence se fit dans le groupe.

Messire Gautier, dit Jordane.

S'entendant appeler, le jeune homme tressaillit comme si on l'avait découvert au fond d'une cache.

-Messire Gautier, reprit-elle, sans doute est-il plus difficile à un guerrier fougueux de s'asseoir pour juger, peser et peut-être absoudre que de rompre une lance en murmurant le nom d'une dame. M'est apparu hier que vous étiez beau clerc. Soyez-le pour siéger en ma place au plaid de justice.

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Eh quoi, un chevalier du Nord! remarqua Blanche de Laurac, qui, bien que soumise aux nouveaux seigneurs avait un langage fort indépendant!

- Ce seigneur, répondit Jordane, sans regarder Gautier, mais d'une voix lente qui ensorcelait le jeune. homme, ce seigneur, ne parle-t-il point la langue d'oc avec assez d'esprit et de cœur?

Par le ciel, s'écria le sénéchal, voilà une belle réponse à la chanson d'hier!

Gautier, très pâle, s'était incliné en murmurant :

servir.

Bénie soyez-vous de m'avoir permis de vous

L'attention fut détournée par l'arrivée d'un imagier qui présenta aux châtelains un beau parchemin aux couleurs intenses, enlum nant des vers de Thibaut de Champagne. L'artiste, un genou en terre, son capuchon rejeté sur la nuque, était radieux de l'émerveillement qu'il causait. Peut-être pressentait-il quel chef-d'œuvre était sorti de ses doigts et que, si son nom, comme celui de ses pareils, allait tomber dans l'oubli, ces arabesques, ces figures, ces tons avec toute leur fraîcheur délicate, ces compositions avec tout leur idéal et toute leur habileté, iraient faire entendre à travers les siècles quelle était l'âme du moyen âge.

Écartés peu à peu par ceux qui n'avaient pas encore vu le manuscrit, le sénéchal et son fils se trouvèrent côte à côte vers le fond de la salle. Le père dit tout bas :

Que te semble de cette Jordane? Elle est fort

belle et son fief s'est agrandi de ceux des l'Étendard qui n'avaient point d'héritiers. La paix est encore précaire avec le comte de Foix. De ce côté-là, le domaine pourra peut-être s'étendre, sous le commandement d'un bon chevalier. Que te semble, beau fils? Le sire de Lévis et moi ne verrions pas cela d'un mauvais œil.

-Mon père, la dame de Montaure possède un trop grand fief pour qui ne saura point se faire aimer d'elle! Et de ce fief-là elle ne doit l'hommage à personne. C'est le fief de sa beauté. En vérité, celui-là seul m'inté

resse.

Tu l'auras, beau fils, avec l'autre, si je veux bien m'en mêler.

Pardonnez-moi, père, je vous remercie humblement, mais si je l'obtiens quelque jour, je veux que ce 'soit par grand mérite d'amour et en lui touchant le

cœur.

- Tête folle, bien à ton aise! répliqua le sénéchal avec une moue indulgente.

Et il alla plus loin.

Gautier cherchait Jordane. Il la trouva occupée à louer la broderie d'Alaïcia qui n'avait pas bougé de son pliant. Elles parlaient toutes deux en langue d'oc et l'enfant était toute heureuse de sentir à ses lèvres la caresse du parler natal.

- Tu as seize ans, Alaïcia, disait Jordane. C'est l'âge où je me suis mariée. Tu es orpheline aussi, mais jusqu'à la mort de tes parents tu as vécu paisible au manoir. J'ai vécu dans un foyer très tendre. Nous étions heureux les uns par les autres.

Puis, rencontrant le regard sombre de Jordane, elle s'arrêta, se rappelant de vagues propos sur l'enfance de. la jeune femme.

O Madame, supplia-t-elle, peut-être sans le vouloir vous ai-je fait de la peine.

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Non, mon enfant, dit Jordane, moi aussi, jusqu'à douze ans, j'ai connu ces douceurs !

C'est à ce moment que Gautier approchait.

Jordane, rendue rêveuse par la naïveté de l'enfant, se disait à elle-même, à mi-voix.

- Et depuis... l'irréparable solitude!

La solitude, interrompit Gautier, c'est un beau castel de fées endormies. On s'égare dans des salles immenses où elles rêvent sur des lits brodés. Rien n'est beau comme leur réveil au fond du silence!

-A moins qu'elles ne dorment toujours, répondit Jordane en s'éloignant.

Il la suivit. Alaïcia reprit sa broderie. Près d'elle, deux de ses compagnes bavardaient

Guiburge de Lévis se promenait dans la salle. Jordane alla prendre congé d'elle.

Tout près du seuil, elle retrouva Gautier.

Vous partez? dit-il. Serait-il possible de vous faire escorte?

J'ai mon écuyer, répondit-elle, et je dois m'arrêter chez des marchands de Mirepoix. J'aurais honte de vous faire assister à mes emplettes et plus encore de vous faire attendre à la porte. Mais, venez me voir au castel de Montaure. Aussi bien serai-je heureuse qu'un guerrier de renom comme vous inspectât ma garnison et mes défenses...

A Mirepoix, Jordane entra dans la boutique d'Isarn Carteret, maître drapier. Il y avait là de jeunes bourgeoises qui se faisaient montrer de beaux velours, de fins draps, des fourrures précieuses.

Lorsque Isarn aperçut la dame de Montaure, son front se plissa et il s'exclama :

Très gracieuse dame, vous venez à coup sûr pour me châtier. Je ne le mérite pas autant que vous le croyez. Si je n'ai pas achevé votre chape, c'est qu'il me manque des perles pour la broder aussi richement qu'il se doit. Il faut d'ailleurs, dit-il très haut, que je vous entretienne longuement de ces difficultés.

Les jeunes femmes qui se trouvaient là hésitèrent, tournant et retournant les étoffes. Puis l'une d'elles dit : - Nous reviendrons un peu plus tard, maître Carteret.

Dès qu'elles furent parties, le drapier alla soigneusement refermer sa porte et conduisit Jordane dans la salle d'apparat de la maison, entre la boutique et l'ate

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