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l'auteur de se mettre en frais de génie. Je leur préfère de beaucoup Un Episode sous la Terreur qui nous raconte simplement la messe que le bourreau Sanson fit dire, par un prêtre non assermenté, dans une pauvre maison solitaire, pour le repos de l'âme du roi décapité. Aucun romancier, aucun historien ne m'a imposé une vision plus pathétique, ne m'a étreint d'une sensation plus angoissante du Paris révolutionnaire.

Ce n'est pas tout. Ses premières Scènes de la vie privée, comme le Bal de Sceaux, la Maison du chat qui pelote, Une Vendetta, la Femme vertueuse, la Paix du ménage, qui ne sont pas ses meilleures, n'en annonçaient pas moins,

et les femmes ne s'y trompèrent pas, le psychologue dont elles se sentiraient comprises et à qui, en faveur de son grand amour, elles pardonneraient ses audaces et même ses indiscrétions.

Il ne lui suffit pas de s'être ainsi fortifié sur les principaux points de son empire; il a encore tenté d'en reculer les frontières. Si le roman osait se priver des passions et ne se confier qu'à la force des idées? S'il entrait délibérément, démuni de son intrigue, désarmé des charmes et des cruautés de l'amour, dans le pur domaine des réformes sociales et des paraboles évangéliques? Le Médecin de campagne y fait une incursion qui n'est pas, à mon avis, très heureuse, et d'où précisément il ne rapporte d'excellent que ce qu'il avait gardé des autres genres. Mais la tentative était intéressante; et Balzac pouvait se la permettre, car sa capitale était fondée. Gobseck (1830), le Colonel Chabert et le Curé de Tours (1832) formaient les premières assises de la cité balzacienne, où tout personnage devient un caractère et souvent un type, toute famille une espèce sociale, tout petit monde un raccourci de l'humanité, où les conflits de passions et d'intérêts, même la brouille d'un vieux prêtre et de sa logeuse, se relient par des traits communs aux plus grands événements de l'histoire. Et en 1833, il donnait Eugénie Grandet.

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Cette même année, il partit un jour de la rue Cassini et accourut au faubourg Poissonnière qu'habitait alors Mme Surville : « Saluez-moi, dit-il joyeusement, car je suis tout bonnement en train de devenir un génie ! » Et il expliqua à sa sœur et à son beau-frère qu'il avait pensé à former de tous ses personnages une société complète. Et il leur déroula son plan qui l'effrayait un peu : « Que ce sera beau, si je réussis! » Il ne pouvait tenir en place, nous dit Mme Surville; la joie resplendissait sur son visage. «Comme à présent je me laisserai facilement traiter de faiseur de nouvelles ! » Il avait conçu son œuvre gigantesque. Comment la nommerait-il? Il l'ignorait encore; il n'en trouva le titre que bien plus tard. Mais c'était la Comédie humaine.

(A suwre.)

ANDRÉ BELLESSORT.

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Ce qui m'intéresse surtout dans ce dominateur, ce sont les lois psychologiques qui le dominèrent à son tour. Devant une si étonnante réussite, concertée et prévue de si loin, s'il faut accorder beaucoup aux événements, impossible d'oublier l'homme!

Plus j'interroge mes souvenirs personnels, plus j'analyse les quelques gestes de sa vie privée qu'il consentit à de médiocres nécessités du dehors, plus j'étudie, avec ses actes de gouvernement, le.ton de ses discours et le mouvement de son style, plus je me persuade que l'originalité, on pourrait presque dire l'énigme de cet homme, c'est sa constance à servir une idée unique et dévorante, la monotonie de son effort, malgré l'agitation apparente d'une existence de révolutionnaire. Il a ignoré ces revirements, ces luttes intimes, ces coups retentissants du dialogue intérieur, ces troubles qui rendent pathétique l'histoire d'une âme. De bonne heure, Lénine a fondé ses actes sur de fortes certitudes. Et comme il ne perdit. jamais de vue le but qu'il s'était fixé, qu'aurait-il pu apercevoir d'autre? Il n'a pas eu, comme Bonaparte, à déplorer la mort de son imagination. Quand il coucha au Kremlin, je doute qu'il se soit émerveillé de sa prodigieuse aventure. Sa victoire, ce fut la victoire implacable d'un système.

Inflexible dans la conception, adversaire passionné de toute concession réelle, Lénine fut d'un réalisme et

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même d'un opportunisme extrêmes dans l'action quotidienne.

L'ensemble de ses ressources intellectuelles paraît, en somme, assez médiocre. Mais il sut les grouper sur un seul point où elles firent balle, les exercer à négliger l'accessoire, les orienter sans répit vers la puissance. Sa volonté fut assez forte pour que la trace des deux traditions et pour ainsi dire des deux races qu'il portait en lui, disparût. Il ne fut ni tout à fait Russe ni tout à fait Allemand. C'est qu'il n'a pas plus de vie réelle qu'un personnage de roman et semble sortir d'un livre. « Je suis né dans une bibliothèque », disait-il. Peut-être est-ce pour cela qu'il ne sut vraiment que détruire.

J'ai connu Lénine à Lausanne pendant l'été de 1916. En pleine bataille, je m'évadais d'un pays meurtri où on subissait ce que j'appelais alors le « joug de la guerre ». De cette attitude dont l'auteur d'Au-dessus de la mêlée nous donnait d'ailleurs l'exemple, je ne me juge pas tout à fait responsable. Notre éducation n'avait-elle pas été une série d'« essais », de propositions sans fermeté qu'on nous présentait sur le même plan, pour nous enlever sans doute le goût de juger? Ceux qui n'avaient pas le bonheur de posséder de fortes traditions familiales ou

de.

rencontrer sans tarder des maîtres et des guides véritables, le hasard seul décidait de leurs premiers choix.

Je me trouvai tout d'abord en contact avec des révolutionnaires russes. Je goûtai passionnément le dépaysement violent qu'ils me fournissaient. Sur la page blanche que j'étais, ils écrivirent à peu près ce qu'ils voulurent. Je me sentais sans défense contre le prestige d'une pensée qui avait le charme de la nouveauté, le mérite d'être une initiation.

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Dès mon arrivée en Suisse, je résolus donc de voir Lénine. Une légende l'entourait déjà, dont j'acceptais volontiers les embellissements. Ses plus chauds partisans ne m'avaient parlé de lui qu'avec une crainte respectueuse. Il régnait sur son petit troupeau d'émigrés comme il régna plus tard sur le peuple russe, par le mépris, l'intrigue et la terreur. Pourtant, autour de lui, pas d'autre attrait romanesque que ses doctrines d'un pédantisme pesant et quelques aventures policières où il ne s'était pas soucié de jouer le beau rôle. « Ce n'est pas une vie pour films américains disait un peu », malicieusement Trotzky, qui aimait alors beaucoup plus que lui à se camper dans des attitudes avantageuses.

Lénine, au contraire, vivait à Lausanne, en petit bourgeois, et habitait, au sommet de la pente, une vieille maison décorée de volets multicolores, qui domine la ville et le lac.

Je m'étonnai, le premier jour, de sa tête chauve, de son veston correct, de son sourire sarcastique et du parapluie qui l'accompagnait dans toutes ses promenades. Et lui, me devinant:

<< Vous croyez encore, me dit-il, aux révolutionnaires à plaids bigarrés et à longs cheveux tels que les a décrits Tourgueneff, tels qu'ils furent au temps de Vera Sassoulitch. C'étaient des bourgeois sans système, rebelles à toute discipline intellectuelle et recherchant le pittoresque pour se divertir. Nous, nous sommes des marxistes. Nous ne sommes pas des poètes. »

Un instant plus tard, comme je prenais congé, dans la crainte de lui enlever un temps qui devait être précieux, il protesta avec flegme : « Non, je n'ai rien à faire, qu'à lire, écrire et attendre. Chaque chose vient à son heure. On ne peut pas forcer un événement. Il suffit d'en profiter lorsqu'il se produit.

Je reconnaissais bien là le fatalisme historique du marxisme et je lui fis remarquer que, dans ces conditions,

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