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peut-être davantage encore dans sa volonté. « Il n'existe pas de grands talents, a-t-il dit, sans une grande volonté. Ces deux forces jumelles sont nécessaires à la construction de l'immense édifice d'une gloire. Les hommes d'élite maintiennent leur cerveau dans les conditions de la production, comme jadis un preux avait ses armes toujours en état. Ils domptent la paresse, ils se refusent aux plaisirs enivrants ou n'y cèdent qu'avec une mesure indiquée par l'étendue de leurs facultés... La volonté peut et doit être un sujet d'orgueil bien plus que le talent. Si le talent a son germe dans une prédisposition cultivée, le vouloir est une conquête faite à tous les moments sur les instincts, sur les goûts domptés, refoulés, sur les fantaisies et les entraves vaincues, sur les difficultés de tout genre héroïquement surmontées. » Ce beau combat il l'a soutenu, sans arrêt, pendant plus de vingt ans. Il a cru mystiquement à la toute-puissance de la volonté. Il n'a compté que sur elle pour atteindre la gloire et pour réaliser ses ambitions d'amour. Par elle, il rejoignait à travers l'espace cette femme qui devenait fuyante, qui s'avançait parfois jusqu'au bord de la rupture, mais en qui, déraisonnablement ou non, peu importe, il avait mis l'espoir d'une récompense à tous ses efforts et, si j'ose dire, d'une consécration officielle. Par sa volonté, il la retenait, la liait comme les magiciens liaient les vents et les bourrasques. Et c'est à sa volonté, du moins il en était persuadé, que nous sommes redevables de l'œuvre où, maintenant que nous connaissons à peu près l'homme, nous allons entrer.

ANDRÉ BELLESSORT.

(A suivre.)

JOSEPH CONRAD

Il n'est assurément pas une autre œuvre, en ce temps-ci, où se montre, aussi fortement ni avec un égal naturel, ce sentiment constant de la grandeur, qui est partout répandu dans les livres : romans, contes, ou même impressions et souvenirs, de M. Joseph Conrad. La puissance évocatrice des tableaux qu'il a peints; la pénétration des caractères et la subtile sûreté avec laquelle il en suit, en démêle, en oppose les mobiles; une estime fraternelle pour l'énergie de l'homme en même temps qu'une ironie attendrie pour les occasions de ses défaillances; tout cela compose une « contrée de la pensée » où nous pouvons longuement nous émerveiller et nous émouvoir et nous sentir pénétrés profondément par ces prolongements, à la fois simples et savants, de la vie et du cœur.

Nulle œuvre, peut-être, ne tient plus que la sienne à la chair même de son auteur: nulle n'est née plus inopinément, avec moins de détermination première, ni pourtant sous l'action d'une plus irrésistible nécessité. La vie même de M. Joseph Conrad, les circonstances de sa naissance, les conditions de ses labeurs, la diversité de sa fortune, la force de ses impulsions, la singularité de ses voyages, expliquent tout de son œuvre, hormis cette part inexplicable et qui est le génie même.

Il n'est donc aucunement inutile de rappeler ici quelques faits de cette vie d'autant qu'il paraît déjà, dans quelques écrits hâtifs consacrés au grand romancier,

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un dessein de donner à sa personne je ne sais quelle allure d'aventurier qui, pour pittoresque qu'elle soit, ne rencontre pas la vérité. Les circonstances de cette vie sont assez singulières pour qu'on ne vienne point encore ajouter à leur peinture, ni rendre par là plus inexplicables les données de ce vaste esprit.

Celui que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de Joseph Conrad et qui se nomme véritablement Joseph Conrad Korzienowski, est né, voilà soixante-six ans, le 6 décembre 1857, dans la Pologne méridionale, d'une famille de propriétaires terriens ardemment attachée à sa patrie malheureuse. Peu de temps après la naissance de l'enfant, la famille était venue s'établir à Varsovie et le père de Joseph Conrad y fut bientôt l'une des consciences de ce mouvement qui tenta d'affranchir la Pologne du joug russe, et qui s'acheva par l'insurrection infortunée de 1863.

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Le père fut condamné à l'exil en Russie: la mère et l'enfant l'y suivirent. Deux ans plus tard, la mère de Joseph Conrad y mourait et le père prenait le douloureux parti de se séparer de son enfant, qui fut confié aux soins d'un oncle maternel en Ukraine.

En 1868, le gouverneur de la province, prince Galitzine, délivrait, au nom du tsar Alexandre II, un passeport à Appolinary Korzienowski et à son fils, Josef Conrad, âgé de dix ans : passeport valable pour trois ans et délivré pour raison de santé.

Les autorités russes n'ignoraient pas, à vrai dire, que la santé du patriote polonais était irrémédiablement compromise. Il mourait, en effet, peu après, en 1869, à Cracovie où il venait de s'établir pour permettre à son fils de faire ses études au collège Sainte-Anne de cette ville.

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A onze ans, cet enfant avait déjà connu les rigueurs de l'exil, et se trouvait orphelin. Il eut, du moins, la bonne fortune de se voir confié aux soins d'un oncle qui fut pour lui le plus affectueux et le plus scrupuleux des tuteurs et qui fit tout au monde pour atténuer les infortunes de cette jeune vie.

C'est fort peu de temps plus tard que se manifesta dans l'esprit de l'enfant un goût dont la toute première cause échappe encore aujourd'hui à celui même en qui il devait jouer un si considérable rôle. Cet enfant, issu d'une famille où l'on n'avait connu d'affections que pour la terre polonaise, pour la carrière des armes et quelque peu pour le commerce des lettres, cet enfant né dans un pays isolé de tout rivage depuis un siècle, déclara soudainement qu'il voulait être marin.

Suscité par des lectures (au nombre desquelles il faut citer les Travailleurs de la mer de Victor Hugo), jailli des profondeurs obscures de la conscience, ce désir longuement caressé en silence, s'avoua à la faveur des entretiens affectueux qu'échangeaient l'oncle et le neveu. L'oncle ne vit là, cela va sans dire, qu'une de ces lubies d'enfant qui se dissipent au contact de la vie. Pour ne point l'enraciner davantage dans une nature qui montrait dès alors une patiente obstination, il n'y opposa point un refus déterminé, mais tenta, sans y insister, de l'en distraire et lui fit voir la nécessité d'achever auparavant, avec assiduité, des études qui ne pouvaient que lui être utiles dans cette carrière qu'il entendait suivre. Un jeune précepteur, qui guidait également cet enfant, eut mission de le détourner adroitement de cette singulière intention il l'accompagna dans un voyage à travers l'Autriche, l'Italie et la Suisse, lorsque le jeune homme eut atteint seize ans et terminé ses premières études. C'est au cours de ce voyage que, pour la première fois, Joseph Conrad vit la mer, à Venise.

Au retour, il déclara à son oncle que son dessein n'avait

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fait que se renforcer, qu'il souhaitait d'être marin, et qu'il le priait de lui en faciliter la voie. Il n'y avait plus d'autre parti à prendre, devant pareille obstination, que d'essayer de le décourager en accédant à ses désirs.

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A l'automne de 1874, muni de quelques recommandations, assuré d'un petit crédit dans une banque de cette ville, Joseph Conrad, âgé de dix-sept ans, arrivait à Marseille où, peu après, il embarquait comme pilotin sur un voilier, le Mont-Blanc. C'était probablement, a raconté dans l'un de ses ouvrages M. Joseph Conrad, le plus vieux voilier du port de Marseille, une « charrette à sucre » qui faisait le voyage des Antilles et qui essuya cette fois, sous Majorque, pendant la nuit de Noël, une épouvantable tempête qui faillit bien envoyer par le fond les agrès gémissants, la coque qui faisait eau, et les hommes qui la montaient. Première nuit de Noël en mer à décourager les meilleures intentions. Le Mont-Blanc rentra tant bien que mal à Marseille : ce fut son dernier voyage, mais non pas celui du jeune néophyte. Il rembarquait aussitôt sur un autre voilier, le Saint-Antoine, tout battant neuf et sur lequel il accrut grandement ses connaissances maritimes, son sens de la mer et des navires, non seulement par les rudes obligations que le métier lui imposait, mais par la rencontre qu'il fit, à bord, d'un marin corse dont la pénétration, la résolution, la sagesse firent une impression profonde sur ce jeune esprit et dont nous retrouvons l'image, sous le nom de Dominic Cervoni, dans plusieurs ouvrages du romancier.

A bord du Saint-Antoine, Joseph Conrad fit deux longues campagnes aux Antilles : au cours de la seconde, il toucha même les côtes du Mexique pour des fins qui ne paraissaient pas au grand jour, mais qui semblent bien avoir été de ravitailler en munitions l'un des partis d'une révolution.

Au retour de sa deuxième campagne, Joseph Conrad trouva une occasion inattendue, mais qu'il souhaitait,

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