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Nos lecteurs se souviennent sans doute de l'article que M. de Monzie a bien voulu donner déjà à la Revue hebdomadaire du 23 décembre 1922 sur la question si justement controversée de la reprise des relations avec le gouvernement des Soviets. Depuis cet article, M. de Monzie a fait un nouveau voyage à Moscou. Au lendemain de la mort de Lénine, au moment où les bruits les plus contradictoires recommencent à courir sur la validité du régime soviétique, et où pourtant la contagion de la « reconnaissance », après la Pologne, la Roumanie, la Tchéco-Slovaquie, a touché successivement l'Angleterre, l'Italie, et peut-être même le Vatican, nous avons cru ne pouvoir mieux faire, sans préjuger nous-mêmes d'une question si complexe, que de demander à M. de Monzie si ses dernières informations laissaient intacte sa première opinion.

N. D. L. R.

APRÈS LES FUNÉRAILLES

DE

LÉNINE

Ce qu'il y a de plus frappant dans la Révolution française, c'est cette force entraînante qui courbe tous les obstacles. »

JOSEPH DE MAISTRE, Considé. rations sur la France, ch. 1.

Lénine a fait la révolution russe à force d'y penser. Il n'est pas besoin pour lui d'une autre biographie. « Une seule chose est nécessaire,» inscrivait Tolstoï comme titre d'un de ses livres évangéliques. Pour une révolution, oui, certes, une seule vouloir, longtemps, vraiment, continûment. Wladimir Iliitch Oulianoff a peut-être perdu la partie en 1905: il l'a gagnée pour les mêmes motifs d'intransigeante obstination en 1917. La guerre elle-même, qui a détourné de leurs certitudes les plus fermes sectaires, ne l'a pas détourné de la ligne d'action qu'il s'était tracée ne varietur au sortir d'une lecture. Au mois d'ectobre 1914, le journal le Social-Démocrate, qui paraissait

en Suisse, publiait, sous la signature de Lénine, cette singulière déclaration : 6 Esdoctr

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« Un peuple qui opprime les autres peuples ne peut être libre », ont dit les plus grands représentants de la démocratie au dix-neuvième siècle, Marx et Engels, devenus les maîtres du prolétariat révolutionnaire. Et nous, ouvriers grands-russiens, remplis d'un sentiment de fierté nationale, nous voulons, coûte que coûte, devenir une grande Russie libre et indépendante, démocratique, républicaine et fière, fondant nos relations avec nos voisins sur le principe humain de l'égalité, et non sur le principe servile des privilèges, principe humiliant pour une grande nation. Parce que nous voulons cela, nous disons on ne peut, au vingtième siècle en Europe (fût-ce en Europe orientale), « défendre sa patrie autrement qu'en luttant par tous les moyens révolutionnaires contre la monarchie, les pomiechtchiks et les capitalistes de sa patrie, c'est-à-dire contre les pires ennemis de notre patrie. Les Grands-Russiens ne peuvent défendre leur patrie qu'en souhaitant la défaite militaire du tsarisme, comme étant le moindre mal pour les neuf dixièmes de la population de la Grande-Russie, car le tsarisme opprime ces neuf dixièmes économiquement et politiquement, il démoralise la population, il l'humilie, il la déshonore, il la prostitue, l'accoutumant à opprimer d'autres peuples et voilant cette ignominie par des phrases hypocrites et soi-disant patriotiques. >>

Le sentiment national russe, la véhémence ou la violence traduite en actes de 1917 à 1921, Brest-Litovsk et ce qui nous parut une trahison envers la Russie, tout est dit, avoué, proclamé, doctriné, magnifié dans cet écrit qui date des premières heures de la guerre. L'homme capable d'une telle anticipation et d'une si parfaite continuité ne se doit pas juger sommairement comme un traître à gages. On a vu, ou voulu voir en Lênine un agent salarié de l'Allemagne. Ceci est tout à fait faux, publie M. Landau-Aldanov (1) dans un ouvrage qui est

(1) M. A. LANDAU-ALDANO, Lénine, p. 59. Jacques Povolowsky, éd., Paris.

le réquisitoire le plus documenté contre Lénine et sa légende. Plus de doute! Il faut, à l'instar de Ludovic Naudeau (1), expliquer par une contrefaçon de messianisme l'énigme de cet homme probe et pauvre qui, de l'exil au Kremlin, demeura le cruel disciple d'une seule idée. Écoutez cette parole empruntée au langage du messianisme : « Nous n'avons pas peur de nos fautes! Les hommes ne sont pas devenus des saints parce que la Révolution a commencé » (2). Un Poincaré qui résume notre idéal de perfection occidentale et bourgeoise, ne peut pas se permettre le luxe d'une faute, la noblesse d'un mea culpa. Saint Paul, au contraire, s'écriait : Nous nous glorifions de nos imperfections. Bourreau de soi et d'autrui, ce Moscovite était de la grande classe révolutionnaire, de cette aristocratie hautaine qui ose l'erreur, risque le pire et possède l'instinct of sovereignty. « Un révolutionnaire artiste, » disait Jules Lemaître d'Henri Rochefort. Celui-là, point. Aucun art, aucune fantaisie, aucun bluff dictatorial! Il savait Karl Marx et il était digne de Nietzsche.

Cette opinion sur Lénine n'engage pas notre opinion sur ce qui subsiste ou subsistera de son œuvre. Ses plus notoires ennemis ont rendu malgré eux le plus vif témoignage à son personnage historique, en fondant sur sa mort escomptée l'espoir d'une contre-révolution. «< Attendez seulement qu'il meure et vous aurez le bolchevisme à merci, avec la Russie par surcroît, » ont-ils répété à tous les échos complaisants des chancelleries. Les chancelleries ont attendu; les phases de cette agonie ont tenu en sûspens les phases des politiques. Mais il semble que l'œuvre continue l'homme, sans que nous ayons le droit d'en être surpris, nous qui avons exorcisé le bonapartisme et vivons toujours sous le code Napoléon, avec des mœurs bonapartistes, malgré l'enseigne usagée de notre démocratie. Le fait de la Révolution russe dépasse, déborde la personnalité de Lénine. Le tout est de convenir, s'il dure, puisqu'il dure, si on doit, si on devra s'accommoder de ce fait.

(1) Ludovic NAUDEAU, les Dessous du chaos russe, p. 227. Lib. Hachette. (2) LENINE, Lettre aux ouvriers américains, p. 9.

Assez de littérature pro-russe ou anti-russe! Assez d'homélies ou d'apostrophes ! « C'est la deuxième journée de l'humanité qui commence, » imprime Magdeleine Marx retour de Russie (1). Je n'en sais rien. Mais je sais, par contre, qu'un peuple revit, dont les règles de gouvernement ne sont point nôtres, qu'il vit, consomme et commerce, produit et reproduit, qu'il a son unité, son appétit, sa valeur économique et démographique, et qu'en l'ignorant, la France s'isole, au lieu de l'isoler. Je sais que le blocus est mauvais, pour qui le pratique, s'il se démontre inopérant, et que le métier de gendarme n'a jamais conduit personne à la fortune ou à la domination, surtout quand il est exercé loin des délinquants, dans le huis-clos bougon d'une gendarmerie. Je sais qu'on ne réduit pas les sociétés nouvelles en les privant de relations et que Mazarin n'a pas usé de cette méthode négative avec Cromwell. Je sais que la révolution russe a ajouté aux horreurs de la guerre mondiale, parce que, selon le mot d'Emerson, les hommes pour se rencontrer descendent. Mais qu'est-ce que cela fait s'ils remontent ensuite, ce à quoi précisément il convient de les aider, cette assistance étant d'intérêt commun, étant une des formes essentielles de notre civilisation. Je conclus donc qu'il est temps de mettre fin à l'interdit et d'aller officiellement prendre contact avec la Russie de Lénine.

Suis-je mal venu à soutenir cette thèse dans le moment où Zinovieff adresse aux communistes de France un mandement sur les élections? Eh quoi! nos attitudes envers la Russie ou le Vatican seraient conditionnées par les appels de Moscou ou de Rome aux partisans de dogmes internationaux dont, au surplus, la propagation, restée libre, ne dépend pas des rapports de gouvernement à gouvernement. « Le pape est en désaccord avec le général Degoutte vite rappelons M. Jonnart de son ambasssade (2). Zinovieff invite Cachin à persévérer dans sa foi

(1) MAGDELEINE MARX. C'est la lutte finale.

(2) Cf. le remarquable discours de Léon Blum, le 16 juillet 1923, où cet anticlérical, qui se qualifie tel, justifiait le droit pour le Saint Siège apostolique de parler aux catholiques français selon sa vue et malgré nos convenances.

communiste: vite cessons d'avoir égard aux quelque cent millions de Russes dont Zinovieff nous masque l'existence avec l'épaisseur d'un manifeste. » Mais ce manifeste n'est qu'un exemplaire à usage français du catéchisme bolchevik. Comment serions-nous effrayés, nous les plus forts, quand l'Italie et la Pologne traitent sans frayeur avec ces mêmes soviets dont Zinovieff jette le cri familier?

L'Italie, la Pologne et tant d'autres, bientôt tous les autres, bientôt tous nos alliés! L'amiral Kakolides est à Moscou avec mission de négocier au nom de la Grèce, nous apprend le bulletin quotidien de politique étrangère qui s'édite au quai d'Orsay. Rien ne faisait prévoir, durant la conférence que les ministres de la Petite Entente tinrent récemment à Belgrade, qu'un jour prochain le gouvernement roumain se montrerait disposé à écouter les suggestions de M. Benès et à négocier avec M. Tchitchérine. Et cependant, à quelques jours d'intervalle, M. Duca, ministre roumain des affaires étrangères, annonçait son intention d'engager des pourparlers avec la Russie, non plus seulement, comme à Tiraspol, sur des objets accessoires, mais sur les problèmes relatifs à la frontière du Dniester, sur la restitution du trésor roumain, voire sur le règlement des affaires bessarabiennes. C'est tout un vaste programme d'entente qui s'élabore entre deux pays hier encore séparés par d'inexpiables rancunes.

Qui donc avait annoncé, après les infortunes diplomatiques de Ioffe à Tokio, qu'il n'y avait pas d'accord possible entre le Japon et la Russie? Qui donc avait repris cette prophétie après la chute du baron Goto et de son gouvernement? Voici que le chef du parti gouvernemental japonais, le vicomte Takahashi Korekiyo, cidevant président du Conseil, affirme de nouveau dans un périodique de langue française — afin que nul n'en ignore en France - la nécessité pour le Japon de créer des relations économiques étroites avec la Russie, en raison de la proximité géographique du Japon et de la Sibérie (1). « Les tendances du Japon se trouvent dirigées

(1) Japon et Extrême-Orient, janvier 1924, p. 113. Edmond Bernard, éditeur, Paris.

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