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DE L'ORIGINE DU LANGAGE

D'APRÈS J.-J. ROUSSEAU.

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(Le 5 volume de notre Essai sur l'activité du principe pensant, considérée dans l'institution du langage, est prêt à être mis sus presse. Il contient le me et le 5 livre de la deuxième partie. Le livre traite de la valeur des éléments du langage phonétique et de la manière dont ils se combinent pour l'expression de la pensée. Le ōme livre est consacré au langage gesticulé. Le morceau qu'on va lire, est détaché du 9me chapitre du deuxième livre).

Il y a deux hommes dans Rousseau : un homme qui observe la nature avec attention, qui est plein de bon sens et de sagacité, qui raisonne bien, qui s'exprime avec clarté, souvent même avec éloquence; et un homme bizarre qui aime à contredire le sentiment commun, à confondre la raison humaine et à n'ètre de l'avis de personne. Si ces deux hommes traitent alternativement le nième sujet, il est nécessaire qu'ils se combattent et il est presque impossible qu'ils soient d'accord. Aussi rien n'est-il si facile que de réfuter, sur beaucoup de points, Rousseau par Rousseau.

Le Rousseau bizarre soutenoit que l'homme est né pour l'état sauvage, appelé état de nature; et l'on prétend que ce paradoxe lui fut suggéré par son ami Diderot. Dans le système bati sur ce principe, on ne peut considérer la parole comme étant naturelle à l'homme; car la parole n'est nécessaire que dans l'état de société. De là vient que, dans son fameux Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, Rousseau s'attache à mon'rer toutes les dif ficultés que l'homme dut rencontrer, pour l'invention d'un moyen de communication tel que le langage. Comme c'est sur son raisonnement que s'appuient les philosophes partisans de la révélation du i. ngage, il faut le reproduire en détail.

Mais avant tout il importe de faire observer que Rousseau et ses epistes partent de deux données contraires. Le premier pose pour fidement à son argumentation l'état de barbarie ou de nature, cù l'homme ne parloit pas et n'avoit pas besoin de langage; les autres, au contraire, se fondent sur une révélation primitive, selon laquelle l'homme a vécu en société dès le principe et a reçu à cet effet du Créateur une langue toute formée.

Il faut encore observer, pour juger de la valeur des arguments du philosophe genèvois, qu'il n'étoit pas bien sur de son principe, et qu'il he le pose que comme une hypothèse plus ou moins fondée. Car il convient que son état de nature n'existe plus, qu'il n'a peut-être point

existé, et que probablement il n'existera jamais (1). Cependant on va voir que c'est de ce principe, de cette prétendue vie isolée et naturelle des premiers hommes, que le raisonnement de Rousseau

tire toute sa source.

Il commence par faire observer que, dans cet état, l'homme étoit abandonné aux purcs sensations, privé d'idées et de connoissances. «Les seuls biens qu'il connoisse dans l'univers, dit le philosophe sont la nourriture, une femelle et le repos; les seuls maux qu'il craigne, sont la douleur et la faim. Je dis la douleur, et non la mort ; car jamais l'animal ne saura ce que c'est que mourir; et la connoissance de la mort et de ses terreurs, est une des premières acquisisitions que l'homme ait faites en s'éloignant de la condition animale (2). » Il développe cette idée et ajoute: « Plus on médite sur ce sujet, plus la distance des pures sensations aux simples connoissances s'agrandit à nos regards; et il est impossible de concevoir comment un homme auroit par ses seules forces, sans le secours de la communication, et sous l'aiguillon de la nécessité, franchi un si grand intervalle (5). »

Le passage des sensations aux idées et aux connoissances, telle est la première difficulté, le premier argument de Rousseau.

Mais quand l'homme, abandonné à lui-même, auroit pu effectuer ce passage, on ne voit pas comment, dans cet état d'isolement, le besoin du langage se seroit fait sentir à lui. C'est la deuxième observation de Jean-Jacques.

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Qu'il me soit permis, dit-il, de considérer un instant les embarras de l'origine des langues. Je pourrois me contenter de citer out de répéter ici les recherches que M. l'abbé de Condillac a faites sur cette matière; qui toutes confirment pleinement mon sentiment, et qui, peut-être, m'en ont donné la première idée. Mais la manière dont ce philosophe résout toutes les difficultés qu'il se fait à luinième sur l'origine des signes institués, montrant qu'il a supposé ce que je mets en question, savoir une sorte de société déja etablie entre les inventeurs du langage, je crois en renvoyant à ses réflexions, devoir y joindre les miennes pour exposer les mêmes difficultés dans le jour qui convient à mon sujet. La première qui se présente est d'imaginer comment elles purent devenir nécessaires; car les hommes n'ayant nulle correspondance entre eux, ni aucun besoin d'en avoir, on ne conçoit ni la nécessité de cette invention, nisa possibilité, si elle ne fut pas indispensable. Je dirois bien comme beaucoup d'autres, que les langues sont nées dans le commerce domestique des pères, des mères et des enfants; mais outre que cela ne résoudroit point les objections, ce seroit commettre la faute de ceux

p. 38.

(1) Collection complète des OEuvres de Rousseau, Genève, 1782, t. 1,
(2) Ibid., p. 76.
(3) Ibid., p. 79.

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qui, raisonnant sur l'état de nature, y transportent les idées prises dans la société, voient toujours la famille rassemblée dans une même habitation, et ses membres gardant entre eux une union aussi intime et aussi permanente que parmi nous, où tant d'intérêts communs les réunissent; au lieu que, dans cet état primitif, n'ayant ni maisons, ni cabanes, ni propriété d'aucune espèce, chacun se logeoit au hasard, et souvent pour une seule nuit; les mâles et les femelles s'unissoient fortuitement, selon la rencontre, l'occasion et le désir, sans que la parole fùt un interprête fort nécessaire des choses qu'ils avoient à se dire: ils se quittoient avec la même facilité. La mère allaitoit d'abord ses enfants pour son propre besoin; puis l'habitude les lui ayant rendus chers, elle les nourrissoit ensuite pour le leur; sitôt qu'ils avoient la force de chercher leur pâture, ils ne tardoient pas à quitter la mère elle-même; et comme il n'y avoit presque point d'autre moyen de se retrouver que de ne se pas perdre de vuc, ils en étoient bientôt au point de ne pas même se reconnoître les uns les autres. Remarquez encore que l'enfant ayant tous ses besoins à expliquer, et par conséquent plus de choses à dire à la mère, que la mère à l'enfant, c'est lui qui doit faire les plus grands frais de l'invention, et que la langue qu'il emploie doit être en grande partie son propre ouvrage; ce qui multiplie autant les langues qu'il y a d'individus pour les parler, à quoi contribue encore la vie errante et vagabonde, qui ne laisse à aucun idiome le temps de prendre de la consistance; car de dire que la mère dicte à l'enfant les mots dont il devra se servir pour lui demander telle ou telle chosc, cela montre bien comment on enseigne les langues déjà formées; mais cela n'apprend point comment elles se forment. »

Remarquons, avant de continuer nos citations, que, malgré tout l'art et toute l'habileté avec lesquels Rousseau développe son sophisme, il n'a pu s'empêcher de se contredire et de se réfuter en passant. L'homme vivoit alors dans un isolement absolu, je le veux; mais du moins le jeune enfant demenroit avec sa mère et ils ne laissoient pas d'avoir beaucoup de choses à se dire. Or, le philosophe remarque que, dans ce commerce, « l'enfant dut faire les plus grands frais de l'invention, et que la langue qu'il employa fut en grande partie son propre ouvrage.» Ce qui est au fond avouer que le langage nous est naturel et que l'homme parte spontanément. Telle est bien en effet l'opinion de Rousseau, comme je le montrerai plus loin. Mais, pour le moment, il a besoin de prouver son paradoxe de la vie sauvage.

"Supposons, ajoute-t-il donc, cette première difficulté vaincue : franchissons pour un moment l'espace immense qui dut se trouver entre le pur état de nature et le besoin des langues; et cherchons en les supposant nécessaires, comment elles peuvent commencer à s'établir. Nouvelle difficulté pire encore que la précédente; car les hommes ont eu besoin de la parole pour apprendre à penser, ils ont

eu bien plus besoin encore de savoir penser pour trouver l'art de la parole; et quand on comprendroit comment les sons de la voix ont été pris pour les interprètes conventionnels de nos idées, il resteroit toujours à savoir quels ont pu être les interprètes mêmes de cette convention pour les idées qui, n'ayant point un objet sensible, ne pouvoient s'indiquer ni par le geste, ni par la voix, de sorte qu'à peine peut-on former des conjectures supportables sur la naissance de cet art de communiquer ses pensées, et d'établir un commerce entre les esprits art sublime qui est déjà si loin de son origine mais que le philosophe voit encore à une si prodigieuse distance dé sa perfection, qu'il n'y a point d'homme assez hardi, pour assurer qu'il y arriveroit jamais, quand les révolutions que le temps amène nécessairement seroient suspendues en sa faveur, que les préjugés sortiroient des académies ou se tairoient devant elles, et qu'elles pourroient s'occuper de cet objet épineux durant des siècles entiers sans interruption.

»Le premier langage de l'homme, le langage le plus universel, le plus énergique et le seul dont il eut besoin avant qu'il fallut persuader des hommes assemblés, est le cri de la nature. Commné ce cri n'étoit arraché que par une sorte d'instinct dans les occasions pressantes, pour implorer du secours dans les grands dangers, ou dir soulagement dans les maux violents, il n'étoit pas d'un grand usage dans le cours ordinaire de la vie, où règnent des sentiments plus modérés. Quand les idées des hommes commencèrent à s'étendré et à se multiplier, et qu'il s'établit entre eux une communication plus étroite, ils cherchèrent des signes plus nombreux et un langage plus étendu ils multiplièrent les inflexions de la voix et y joignirent les gestes, qui, par leur nature, sont plus expressifs et dont le sens dépend moins d'une détermination antérieure. Ils exprimoient donc les objets visibles et mobiles par des gestes, et ceux qui frappent l'ouïe par des sons imitatifs; mais comme le geste n'indique guères que les objets présents ou faciles à décrire, et les actions visibles; qu'il n'est pas d'un usage universel, puisque l'obscurité ou l'interposition d'un corps le rendent inutile, et qu'il exige l'attention plutôt qu'il ne l'excite; on s'avisa enfin de lui substituer les articulations de la voix, qui, sans avoir le même rapport avec certaines idées, sont plus propres à les représenter toutes comme signes institués; substitution qui ne put se faire que d'un commun consentement, et d'une manière assez difficile à pratiquer pour des hommes dont les organes grossiers n'avoient encore aucun exercice, et plus difficile encore à concevoir en elle-même, puisque cet accord unanime dut être motivé, et que la parole paroit avoir été fort néces saire pour établir l'usage de la parole.

On doit juger que les premiers mots dont les hommes firent usage, eurent dans leur esprit une signification beaucoup plus. étendue que n'ont ceux qu'on emploie dans les langues déjà formées,

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et qu'ignorant la division du discours en scs parties constitutives, ils donnèrent d'abord à chaque mot le sens d'une proposition entière. Quand ils commencèrent à distinguer le sujet d'avec l'attribut, et le verbe d'avec le nom, ce qui ne fut pas un médiocre effort de génie, les substantifs ne furent d'abord qu'autant de noms propres ; le présent de l'infinitif fut le seul temps des verbes ; et à l'égard des adjectifs, la notion ne s'en dut développer que fort difficilement, parce que tout adjectif est un mot abstrait, et que les abstractions sont des opérations pénibles et peu naturelles.

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Chaque objet reçut d'abord un nom particulier, sans égard aux genres et aux espèces, que ces premiers instituteurs n'étoient pas en état de distinguer; et tous les individus se présentèrent isoles à leur esprit, comme ils le sont dans le tableau de la nature. Si un chêne s'appeloit A, un autre s'appeloit B; car la premiêre idée qu'on tire de deux choses, c'est qu'elles ne sont pas la même; et il faut souvent beaucoup de temps pour observer ce qu'elles ont de commun : de sorte que plus les connoissances étoient bornées, et plus le dictionnaire devint étendu. L'embarras de toute cette nomenclature ne put étre levé facilement : car pour ranger les ètres sous des dénominations communes et génériques, il en falloit connoitre les propriétés et les différences; il falloit des observations et des définitions, c'està-dire, de l'histoire naturelle et de la métaphysique, beaucoup plus que les hommes de ce temps-là n'en pouvoient avoir.

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» D'ailleurs, les idées générales ne peuvent s'introduire dans l'esprit qu'à l'aide des mots, et l'entendement ne les saisit que par des propositions. C'est une des raisons pourquoi les animaux ne sauroient se former de telles idées, ni jamais acquérir la perfectibilité qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter d'une noix à l'autre, pense-t-on qu'il ait l'idée générale de cette sorte de fruit, et qu'il compare son archetype à ces deux individus? Non, sans doute; mais la vue de l'une de ces noix rappelle à sa mémoire les sensations qu'il a reçues de l'autre, et ses yeux, modifiés d'une certaine manière annoncent à son gout la modification qu'il va recevoir. Toute idée générale est purement intellectuelle; pour peu que l'imagination s'en mele, l'idée devient aussitôt particulière. Essayez de vous tracer l'image d'un arbre en général, jamais vous n'en viendrez à bout; malgré vous, il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé; et s'il dépendoit de vous de n'y voir que ce qui se trouve en tout autre, cette image ne ressembleroit plus à un arbre. Les ètres purement abstraits se voient de même, ou ne se conçoivent que par le discours. La définition scule du triangle vous en donne la véritable idée: sitôt que vous en figurez un dans votre esprit, c'est un tel triangle et non pas un autre, et vous ne pouvez éviter que d'en rendre les lignes sensibles ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des propositions, il faut donc parler pour avoir des idées générales, car sitôt que l'imagination s'arrête, l'esprit ne

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