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observer qu'il n'appartient qu'à des hommes spéciaux. et doués de talents extraordinaires, de plonger dans les profondeurs de la science, d'en étendre le cercle, et de communiquer aux autres hommes le fruit de leurs études. Le commun des hommes qui voudroit en faire autant, se consumeroit en efforts stériles, y perdroit ordinairement son temps et pour lui-même et surtout pour les autres ; l'instruction qu'il peut puiser dans les leçons ou dans les écrits des savants modernes suffit largement à la plupart des cas où il a besoin de la science. Ainsi, par exemple, un homme ordinaire, qui étudie l'histoire pour sa propre instruction et édification, trouvera assez de quoi s'instruire et s'édifier dans les récit des évènements et des faits indubitables écrits par des historiens savants,graves et consciencieux, sans qu'il ait besoin de consulter les manuscrits ou les livres grecs, d'interroger les monuments etc. etc. De même un prètre ordinaire, engagé dans les rudes travaux du saint ministère, peut se passer de la connoissance du grec, sans en être pour cela un ouvrier moins utile dans la vigne du Seigneur; la preuve qu'il peut s'en passer, c'est que généralement il s'en passe en réalité, et cela au su et au vu des supérieurs ecclésiastiques qui ne l'en blâment pas. Dans les pays protestants, où le texte de la Vulgate passe par le creuset d'une critique minutieuse, incrédule et maligne, la langue grecque est pour le clergé comparativement plus utile que dans les pays catholiques; là, pour l'honneur de l'Eglise, il est bon qu'il sache, au besoin, combattre les ennemis de la Foi avec leurs propres armes, et sur le terrain philologique où ils ont pris leur position. Mais dans ces pays mème il suffit qu'il y ait un certain nombre de théologiens philologues capables de tenir l'ennemi en échec et de le combattre ; car le le prêtre ordinaire ne se trouve que fort rarement dans le cas de se rencontrer avec les savants d'entre les protestants. Je pense donc qu'après avoir reconnu la nécessité ou l'utilité de la langue grecqne pour l'étude approfondie de certaines sciences, je puis résoudre négativement la question accessoire de son utilité générale.

III. La langue grecque est-elle nécessaire ou utile à celui qui reul acquérir une connoissance plus intime ou plus promple d'une autre langue, ou (pour spécifier davantage et rendre la question plus pratique) de la langue française?

Comme la langue française emprunte des milliers de mots à la langue grecque, et que tous les jours elle en compose de nouveaux avec des éléments grecs, il est évident qu'un homme qui possède l'idiome d'Aristote, comprendra presque d'emblée tous ces termes empruntés ou forgés. Mais autre chose est de le posséder préalablement, autre chose d'être obligé à l'apprendre, en vue de la langue française. Afin de retirer de la langue grecque l'avantage réel qu'elle présente d'interpréter la langue française et d'en abréger l'étude, estil nécessaire que l'on sacrifie tant de temps à l'apprendre? Est il nécessaire qu'on entasse dans sa tête ces milliers de formes régulières irrégulières, de la grammaire la plus luxuriante peut-être qui fut jamais? Qu'on étudie les subtilités de la syntaxe? Qu'on pâlisse sur Sophocle, Pindare ou Thucidide? N'est-ce pas aller de Bruxelles à

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Rome en passant par Constantinople? Il me paroit qu'on atteindroit son but plus vite et avec plus de profit, par un simple Manuel élymalogique, donnant 10 les lois euphoniques de l'alphabet dans la composition des mots, 20 les vocables grecs riches en dérivés français avec leur signification, 3° ces dérivés mêmes arrangés sous différents chefs tels que termes de botanique, d'anatomie, de pharmacie, etc. et avec leurs définitions scientifiqes. J'ai dit avec plus de profit; en effet on y trouveroit réunis et condensés tous les éléments qui sont d'une utilité pratique, tandis qu'en faisant un cours régulier de langue grecque, on ne les rencontre qu'occasionnellement et partiel lement. Il se présente ici à mon esprit une observation qne je me permettrai d'ajouter sous forme de digression. On se tromperoit de croire que tous les mots grecs adoptés en français aident la mémoire en parlant à l'intelligence. Il en est plusieurs qui ne sont pour la mémoire qu'un bagage inutile. Ce sont surtout ceux qui sont consi dérés comme primitifs et qui désignent certaines ètres individuels. Qu'importe à un élève en medecine par exemple, de savoir que les termes pharynx, larynx, bras, curpe, derme, thorax, méninges, bronches, ictère etc. ont pour correspondants: papuy, Apuy, βραχίων, κάρπος, δέρμα, θώραξ, μήνιγγες, βρόγχια, ίκτερος etc. Ces mots ne sont-ils pas des grimoires pour lui, aussi bien quand ils se présentent sous un costume grec que sous un costume français? Je me crois donc en droit de conclure qu'un cours régulier de largue grecque n'est au point de vue de l'avantage lexicographique qn'on en tire pour la langue française, ni nécessaire ni utile en proportion du temps qu'il absorbe, et qu'il y a un moyen plus court pour atteindre le but qu'on se propose.

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IV. La langue grecque est-elle nécessaire ou utile pour la culture de l'esprit et du cœur?

De l'aveu général des savants, la littérature grecque tient toujours le sceptre parmi toutes les littératures tant anciennes que modernes; elle prouve donc dans les auteurs de ses chefs-d'œuvre, un haut de gré de culture (je ne dis pas précisément de civilisation); 'nous en pouvons conclure immédiatement que l'étude de la littérature, et par conséquent, de la langue grecque est si non absolument indispen sable, du moins éminemment utile pour la culture de l'esprit et du cœur, mais nous y ajoutons une condition, une restriction, c'est celle-ci pourvu que cette étude soit poussée assez loin. En effet on m'accordera facilement, je pense, qu'aussi longtemps que pour s'emparer du sens d'un auteur on est forcé de l'attaquer à coup de dictionnaires et de grammaires; en d'autres mots, tant qu'on ne l'en tend pas assez régulièrement à la lecture; outre cela, tant qu'on n'est pas à même de distinguer les nuances délicates des mots appelés synonymes, ni de saisir le juste rapport des pensées et des sentiments exprimés par le jeu si compliqué, si varié, si ingénieux des particules; enfin, tant qu'on est étranger aux mystères du rhythme et de la disposition des mots, on a peu à gagner à la lecture du texte ori ginal d'un chef-d'œuvre, on profiteroit tout autant, pour la culture de l'esprit et du cœur, à lire une bonne traduction; oui, j'ose dire

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qu'on y profiteroit davantage. Car si les beautés de détail sont per dues dans la traduction, elles sont également perdues dans l'original à l'égard d'un lecteur qui n'y est pas encore iuitié ; et les beautés générales, qu'il est toujours possible jusqu'à un certain point de faire passer dans une traduction, agissent sur son esprit et sur son cœur plus fortement, parce qu'elles agissent soudainement; la pensée et le sentiment du lecteur ne sont pas arrêtés à chaque moment par le be soin de consulter le dictionnaire. Et quoiqu'il soit impossible de tra cer la ligne de démarcation où pour la culture de l'esprit et du coeur, le texte original devient à un étudiant plus utile qu'une traduction', je crois cependant être dans le vrai, en affirmant que de nos jours, en Belgique, la généralité des élèves à la fin de la rhétorique est trop peu avancée en grec pour pouvoir s'intruire plus par la lecture d'un original grec que par celle d'une bonne traduction. Cette restriction admise, je renvoie à ma première conclusion.

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V. La langue greeque est-elle nécessaire ou utile pour se perfectionner dans l'art d'écrire?

Cette langue qui d'abord est, d'elle-mème, plus riche, plus souple, plus harmonieuse qu'aucune autre; qui, en outre, a servi d'interprète aux plus belles pensées et aux plus beaux sentiments des plus grands génies, doit nécessairement donner l'idéal d'une perfection dans l'expression qu'on ne soupçonneroit pas même possible quand on ne connoît que sa langue maternelle plus pauvre, plns raide et moins musicale. Mais une fois que l'on a vu réalisé un plus parfait idéal, on s'efforce de l'imiter et de Pégaler; on lutte tant contre les défauts de sa langue, qu'on parvient quelquefois en en tirer des merveilles. C'est ainsi que, quand l'étude intelligente de la langue grecque ou de la langue latine devient générale dans un siècle, on peut toujours prédire avec une grande probabilité qu'il sera suivi d'un siècle de gloire pour la littérature et la langue nationale. A quoi le siècle de Louis XIV, par exemple, fut-il redevable de l'essor que prit alors la littérature et la langue française, et qui les éleva à un degré de perfection qu'on n'auroit pas rèvée possible cent ans auparavant? Ne fut-ce pas en grande partie à l'étude des littératures classiques? L'immortel Pascal, qui fixa la langue française, interrogé un jour où il avoit appris à écrire avec une si rare perfection, répondit, sans hésitèr, que c'étoit dans Cicéron. D'autres auroient pu dire qu'ils avoient appris à écrire dans Sophocle, Euripide, Platon, Xénophon, etc. Nous disons donc, pour conclusion, que l'étude intelligente de la langue grecque, pourvu qu'elle soit poussée assez loin, est un puissant moyen pour se perfectionner dans l'art d'écrire.

VI. Enfin la langue grecque est-elle nécessaire ou utile quand on l'étudie uniquement pour l'exercice et le développement des facultés de l'âme?

Le savant évêque d'Orléans (Mgr Dupanloup), dans son ouvrage sur la grande éducation classique, traite cette question avec le talent qui lui est reconnu. Je regrette de n'avoir pas cette magnifique pro

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duction sous la main, et de ne pouvoir en transcrire textuellement quelques passages. Il s'y pose une série d'intéressantes questions dont voici à peu près la substance et l'ordre, pour autant du moins qu'une vacillante mémoire me les rappelle. pas choisi les sciences naturelles ou les sciences exactes pour Pourquoi n'a-t-on principal moyen d'éducation de la jeunesse? Pourquoi pas les fo arts mécaniques, les arts libéraux? Pourquoi a t-on préféré l'étude des langues! — Pourquoi celle des langues étrangères.à celle de la langue française ? Pourquoi enfin la langue latine et la langue grecque ont-elles été préférées à toutes les autres?Il répond, en résumé, à celle-ci; parce qu'elles possèdent plus que toutes les autres langues, et plus que les autres moyens d'education l'avantage d'exercer et de développer le mieux toutes les facultés à la fois, dans une parfaite harmonie et sans qu'une seule se développe outre mesure au détriment des autres, (comme font les mathématiques par exemple). De là on peut conclure que le temps consacré à l'étude du grec (conduite avec intelligence) est toujours un temps utilement employé, même dans la supposition qu'un élève n'y revienne plus après avoir achevé ses humanités, comme c'est le cas de l'immense majorité des étudiants.

Du moment, dira quelqu'un, que l'on admet comme péremptoire, la réponse donnée à la sixième question, ne doit-on pas admettre en même temps qu'il n'y a plus à balancer; qu'il faut absolument conserver la langue grecque au programme des études moyennes; puis. que l'avantage de développer si bien l'ensemble des facultés de l'âme suffit lui seul à lui mériter sa place dans l'œuvre de l'éducation?

Oui on devroit l'admettre, s'il étoit prouvé aussi, qu'on ne pourroit pas remplacer la langue grecque par quelque chose de plus utile, eu égard au temps et aux circonstances. Ne le pourrcit-on pas? Je suis dans le doute. Je sacrifierois volontiers ce doute, comme un pur scrupule, si la généralité des élèves à la fin des humanités étoit capable d'entendre à vue un auteur grec facile, comme elle entend un auteur latin facile et qu'à l'avantage d'avoir exercé les facultés de l'ame, elle joignit celui de pouvoir, delà en avant, s'entretenir familièrement avec les grands écrivains grecs? Mais une longue expérience m'a appris qu'il n'en est pas ainsi, au moins en Belgique. La généralité des élèves n'est pas capable, alors, d'entendre couramment le plus facile auteur attique. La cause en est, en partie au moins, dans le peu de familiarité que la plupart des professeurs ont euxmêmes avec la langue grecqire. Car voici ce qui arrive souvent ou pour mieux dire d'ordinaire. Ces messieurs au sortir de rhétorique m'en savoient pas pour Fordidaire beaucoup plus que leurs compagnons de classe: ils passèrent ainsi aux études supérieures, où la langue grecque est, teat an plus, wee branche très-accessoire, si elle m'est totalement negi see. Derenus professers, ils ont à enseigner plusieurs branches à la fois emi demandent chacune quelque prépa ration : ils on? à suivre ettertixement de travail de leurs élèves, à examiner, à corriger dents devoirs de classe, à jugor leurs compositions

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pour les places; tout cela, sans compter d'autres occupations que leur imposent les devoirs présents de leur état, ou la perspective de leur avenir; on voit que, dans ces circonstances, ils n'ont en général pas beaucoup de loisir pour se pousser assez loin dans la connoissance de la langue grecque; ajoutez à cela que s'ils n'ont pas une inclination naturelle à s'y livrer tout de bon, ou qu'ils n'aient qu'une foible conviction de la nécessité ou de l'utilité de l'étude de cette langue, ils se contentent en général d'être un peu plus avancés que les premiers élèves de l'établissement, pour sauver leur honneurs Admettons cependant que quelques-uns ne se contentent pas de si peu, ils quittent pour la plupart le professorat pour une autre position plus attrayante, avant de s'être rendus habiles dans la langue grecque, ou, au moins, peu de temps après. Ils sont remplacés par d'autres, novices dans leur profession, qui bientôt le seront à leur tour. La jeunesse naturellement souffre de ce va-et-vient dans son éducation et dans ses études, et la langue grecque, en particulier, ne. parvient pas à quitter ce terre à terre où languissamment elle se traine. C'est ma conviction, appuyée sur des faits, que des professeurs également versés dans le grec et dans le latin, pourroient faire avancer leurs élèves autant dans une langue que dans l'autre, et cela sans donner aux deux ensembles, plus de temps qu'on n'y consacre à présent. Ce seroit là un beau résultat, un résultat que de tout mon cœur je souhaiterois réalisé. Mais comme ces professeurs sont rares, et que, dans l'état actuel des choses, il n'y a pas d'espoir qu'il s'en forme, en nombre suffisant au moins pour fournir toutes les classes dans tous les établissements, c'est un rêve qu'il faut abandonner admettre une réalité, savoir que tout le fruit que la généralité des élèves peut se promettre de l'étude de la langue grecque, se borne au simple exercice de leurs facultés et à l'intelligence de quelques mots français de plus. Cela étant admis, voici le problème qu'il s'agit de résoudre.

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Trouver un moyen de modifier le programme de l'instruction, tel que, le cours régulier de langue grecque étant supprimé, la généralité des élèves n'en perde pas les avantages et y gagne sous d'autres rapports.

Une des conditions se trouve remplie par le Manuel dont nous avons parlé dans la troisième question. Quant aux deux autres, voici comment je raisonne. La langue latine possède, comme la langue grecque, le privilège d'exercer et de développer, simultanément et harmoniquement, toutes les facultés de l'âme. Donc en donnant le temps laissé libre par la suppression du cours grec régulier, à des leçons et à des exercices latins de plus en plus difficiles on rempliroit ce me semble la seconde condition. Reste à voir si la généralité des élèves gagneroit à cette substitution sous d'autres rapports. Or, comme les choses sont actuellement en Belgique, les élèves ordinaires sont généralement capables, au sortir de rhétorique, d'entendre assez couramment à la lecture un auteur latin facile; mais ils ne le sont pas de sentir, à la simple lecture, les beautés, assez saillantes mènie, du texte qu'ils ont sous les yeux. Il y a sans doute d'honorables ex

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