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blicains restés fidèles à la République. Le temps était passé où il se mettait auprès d'eux en frais de bonne grâce pour assurer le succès du plébiscite. Il les haïssait et les redoutait plus qu'aucun autre parti. Les cris de hors la loi! dont ils l'avaient harcelé à la journée du 19 brumaire, retentissaient toujours à ses oreilles. Il vit l'occasion bonne pour se débarrasser de quelques-uns d'entre eux et intimider les autres. Il voulait aussi donner un éclatant démenti à Pitt, qui avait appelé le Premier Consul fils et champion des Jacobins, et se poser devant l'Europe en homme d'ordre. Les preuves affluaient que l'attentat de la rue Saint-Nicaise avait été royaliste. Bonaparte n'en persista pas moins à vouloir frapper les républicains. Une loi de proscription n'eût pu être obtenue du Tribunat et du Corps législatif. On prit l'expédient d'un « acte du gouvernement », rédigé en conseil d'État, le 14 nivôse. Cet acte, soumis aussitôt au Sénat, qui le déclara« une mesure conservatrice de la Constitution », fut promulgué le 18 nivôse. C'était la proscription de 130 républicains, qui devaient être « mis en surveillance spéciale hors du territoire européen de la République », non plus comme complices du crime de Saint-Régeant, mais comme septembriseurs et anarchistes, c'est-à-dire comme opposants. Tous innocents, ces proscrits républicains, auxquels on en ajouta quelques autres, sans nouveau sénatus-consulte, furent fort inégalement traités. Les plus marquants, Talot, Félix Le Peletier, le prince de Hesse, Choudieu évitèrent la déportation, sans doute grâce au double jeu que jouait le ministre de la police Fouché. Mais Destrem, ex-membre des Cinq-Cents, qui avait sévèrement apostrophé Bonaparte à Saint-Cloud, fut déporté à la Guyane et ne revit pas la France. Une quarantaine de déportés allèrent aussi à la Guyane. Les autres, parmi lesquels l'ex-général Rossignol, furent transportés à Mahé, l'une des Seychelles. L'odyssée romanesque de ces infortunés excéderait les bornes de ce récit. Il n'en survécut guère qu'une vingtaine, qui rentrèrent en France sous la Restauration.

Ce ne sont pas les seules mesures que Bonaparte prit contre les républicains. Par arrêté du 17 nivôse an IX on mit en état de surveillance dans l'intérieur de la France, avec interdiction

de résider dans la Seine et départements voisins, 52 citoyens connus par leurs sentiments démocratiques, Antonelle, Moyse Bayle, Laignelot, Le Cointre, Sergent, etc. On incarcéra sans jugement des femmes ou veuves de républicains, les veuves de Chaumette, de Marat, de Babeuf '. Il y eut aussi du sang versé et d'illégales condamnations à mort. Traduits devant une commission militaire, les nommés Chevalier, Veycer, Metge, Humbert et Chapelle, englobés dans une prétendue conspiration que la police avait organisée, furent fusillés dans la plaine de Grenelle. D'autres républicains moins obscurs, Aréna, Ceracchi, Topino-Lebrun, Demerville, furent condamnés à mort par le tribunal criminel de la Seine, quoiqu'ils ne fussent coupables que de propos hostiles à Bonaparte, hostiles à Bonaparte, ou tout au plus de quelques velléités de conspiration, et guillotinés le 10 pluviôse an IX. Quant aux véritables auteurs de l'attentat de la rue Saint-Nicaise, le royaliste Saint-Régeant et son complice Carbon, accablés sous les preuves, ils furent condamnés à mort et exécutés le 16 germinal suivant (6 avril 1801).

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Les tribunaux spéciaux. Contrairement à ce qu'ont écrit plusieurs historiens, l'ordre matériel n'était pas assuré en France sous le Consulat. Les brigands royalistes arrêtaient les diligences, comme sous le Directoire, assassinaient les patriotes, pillaient à la campagne les maisons des acquéreurs de biens nationaux. Au commencement de l'an IX, une bande de chouans enleva le sénateur Clément de Ris, en villégiature dans son château de Touraine; une autre bande assassina l'évèque « constitutionnel » Audrein, en tournée pastorale dans le Finistère. La gendarmerie, les colonnes mobiles, les commissions militaires auraient dù suffire contre ces attentats. Mais Bonaparte profita de l'indignation publique pour obtenir la création de tribunaux spéciaux, qui le débarrasseraient au besoin non seulement des brigands royalistes, mais des opposants républicains. Par la loi du 18 pluviôse an IX, que le Tribunat et le Corps législatif ne votèrent qu'à une majorité relativement faible, le gouvernement fut autorisé à établir, dans les départements où

1. Cependant Bonaparte fit une pension à la sœur de Robespierre.

il le jugerait nécessaire, un tribunal spécial, composé du président et de deux juges du tribunal criminel, de trois militaires et de deux civils désignés par le Premier Consul. Ce tribunal devait connaître de presque tous les crimes qui seraient de nature à inquiéter le gouvernement, et cela sans appel et sans recours en cassation, sauf pour la question de compétence. Bonaparte pouvait donc se procurer à son gré, dans chaque département, une sorte de tribunal révolutionnaire pour l'exécution de ses vengeances, et, en fait, il en établit dans 32 départements.

Épuration du Tribunat et du Corps législatif. — Les progrès du despotisme de Bonaparte n'intimidaient pas les libéraux du Tribunat et du Corps législatif. Les trois premiers titres du Code civil, préparés en Conseil d'État avec la collaboration personnelle et prépondérante du Premier Consul, furent l'objet d'une vive critique au Tribunat, comme étant peu conformes aux principes de 1789 et marquant une réaction par rapport à l'ancien projet déjà voté en partie par la Convention. Le titre premier fut rejeté par le Tribunat et par le Corps législatif, et le titre second, également repoussé par le Tribunat, allait être soumis au Corps législatif quand le gouvernement retira le projet par un message injurieux (nivôse an X). A la même époque, le Corps législatif et le Tribunat accentuaient leur opposition en désignant comme candidats aux fonctions de sénateur des idéologues comme Daunou. Quand Bonaparte revint de son voyage triomphal à Lyon, rapportant le titre de président de la République italienne et le prestige d'une popularité qui excitait plus d'enthousiasme dans les départements qu'à Paris, il se sentit assez fort pour châtier par un coup de force les chefs de l'opposition dans les deux assemblées censées représentatives. Le moment approchait de procéder, selon la Constitution, au renouvellement par cinquième du Tribunat et du Corps législatif. Au lieu de procéder par la voie du sort à la désignation des membres sortants, le Premier Consul, inspiré (dit-on) par Cambacérès, eut l'idée de faire désigner par le Sénat ceux des membres de ces deux assemblées qui resteraient en fonction. Le sénatus-consulte du 27 ventôse an X désigna en effet, dans le Corps législatif, 240 membres, et dans le Tri

bunat 80 membres comme devant n'être pas soumis à la réélection, et c'est ainsi que furent éliminés les chefs de l'opposition, entre autres les tribuns Daunou, Bailleul, Isnard, Thibault, et surtout Benjamin Constant, qui s'était révélé orateur et tacticien. On les remplaça par des hommes plus maniables. Cependant, c'est alors que Carnot entra au Tribunat. Ainsi épurées, ces Assemblées furent dociles. Mais elles gardèrent encore, comme on le verra, une certaine indépendance.

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Opposition du Tribunat et du Sénat aux projets de Consulat à vie. La conclusion du Concordat, la paix d'Amiens, les incroyables succès militaires et diplomatiques de Bonaparte préparèrent l'opinion à des changements illibéraux dans une constitution si peu libérale cependant, mais qui du moins bornait à une période de dix années d'exercice les pouvoirs du Premier Consul, et on vit bien dans l'entourage de Bonaparte que, si ces changements ne lui étaient pas accordés, il saurait les opérer de force. Le second consul Cambacérès fit entendre au Tribunat qu'il serait bon d'accorder à Bonaparte, à l'occasion de la paix d'Amiens, une récompense nationale. Le Tribunat émit un vou conforme (16 floréal an X), mais la députation qu'il envoya à ce sujet à Bonaparte déclara qu'il s'agissait d'une récompense purement honorifique. Or, le titre de pacificateur ou de père du peuple ne suffisait pas à l'ambition du Premier Consul. Il se tourna vers le Sénat, auquel le vœu du Tribunat avait été transmis, et les sénateurs furent sollicités individuellement de décerner le Consulat à vie. Ils eurent le courage de s'y refuser, et, par une délibération du 18 floréal, ils se bornèrent à réélire d'avance le Premier Consul pour une seconde période de dix années. Bonaparte dissimula son dépit, écrivit au Sénat qu'il allait consulter le peuple pour savoir s'il devait accepter le « sacrifice » qu'on lui demandait en prolongeant sa magistrature, et partit pour la Malmaison, afin de

laisser le champ libre à son collègue Cambacérès, dont le zèle se montra ingénieux et hardi. Il convoqua le Conseil d'État (20 floréal) pour délibérer, à propos de la lettre du Premier Consul, comment et sur quoi on consulterait le peuple. Bigot de Préameneu proposa « de ne pas restreindre l'émission du vœu public dans les limites du sénatus-consulte ». Roederer déclara que, dans l'intérêt même de cette « stabilité » gouvernementale que le Sénat avait dit vouloir assurer, il fallait soumettre au peuple la double question de savoir si le Premier Consul serait nommé à vie, et s'il aurait le droit de désigner son successeur. On écarta l'idée de faire une loi pour formuler ce plébiscite, et le Conseil d'État adopta, malgré l'opposition de la minorité, le projet de Roederer. A son retour, Bonaparte feignit de se fàcher, gronda Roederer, dont il reçut une lettre d'excuse, parla d'annuler l'arrêté, et finit par l'accepter, mais en retranchant l'article sur le droit de désigner son successeur. C'est donc sur un simple avis du Conseil d'État que fut décidé ce plébiscite, et, comme rien dans la Constitution n'autorisait ce mode de procéder, ce fut un véritable coup d'État, qu'on se borna à notifier au Sénat, au Corps législatif et au Tribunat, sans leur demander avis. Le Sénat, irrité, nomma une commission pour rechercher les mesures à prendre mais cette commission déclara (27 floréal) qu'il n'y avait rien à faire « quant à présent ». Le Tribunat et le Corps législatif s'inclinèrent devant le fait accompli. Sur les registres qu'ils ouvrirent pour y consigner les votes individuels de leurs membres pour le Consulat à vie (registres que nous n'avons pas retrouvés), il n'y eut, d'après Fauriel, que quatre votes négatifs, un au Tribunat (celui de Carnot), et trois au Corps législatif. Mais, en présentant ces votes au Premier Consul (24 floréal), le Corps législatif lui fit entendre le conseil épigrammatique de gouverner par la liberté, et l'orateur du Tribunat, Chabot (de l'Allier), osa faire une satire indirecte, mais sanglante, de l'ambition de Bonaparte.

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Plébiscite sur le Consulat à vie. C'est au Sénat que fut infligé l'honneur de dépouiller les procès-verbaux de ce plébiscite, qui eut lieu, comme le précédent, à registre ouvert. Le

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