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Turc, lui obéir à toute réquisition, et surtout se garder, sous peine des plus rudes châtiments, de porter le turban, que tous les Serbes enviaient comme la coiffure aristocratique.

La Hongrie méridionale était, depuis le xvir° siècle, le refuge d'une émigration serbe de plus en plus nombreuse, qui, de même que les Slaves de la Croatie autrichienne et de la Slavonie, recrutèrent les régiments des Confins militaires qu'avait organisés le prince Eugène. Dans la série des traités - Karlovitz (1699), Passarovitz (1718), Belgrade (1739), Sistova (1791),

la frontière n'avait cessé de varier entre les deux empires autrichien et turc, mais toujours elle se déplaçait sans sortir du pays serbe, partageant cette race en sujets de la Porte et sujets des Habsbourg. Il y avait donc une Serbie autrichienne et une Serbie turque, une Croatie turque et une Croatie autrichienne.

La dernière guerre entre l'Autriche et la Turquie avait remué la Serbie plus profondément encore que les précédentes. Nombre de Serbes avaient servi dans les armées autrichiennes; beaucoup y avaient obtenu le grade d'officier. Après la paix de Sistova, quand les autorités turques reparurent en Serbie, elles trouvèrent que quelque chose avait changé dans le pays. Les commissaires ottomans disaient aux Autrichiens « Ah! voisins! qu'avez-vous fait de nos raïas? » Sans doute, il y eut de nouveau un pacha à Belgrade, des cadis dans les cantons, des spahis dans les villages, des janissaires dans les villes. Mais comment les paysans serbes qui avaient connu les jours d'indépendance et de gloire pourraient-ils les oublier? Ajoutons que la paix de Sistova leur garantissait l'amnistie, c'est-à-dire une prolongation du protectorat autrichien, et le droit à l'émigration, ce qui ne permettrait plus à la domination ottomane de se rendre intolérable.

Tyrannie des janissaires. Les janissaires furent peutêtre seuls à ne pas comprendre le changement qui s'était opéré en Serbie. Ils essayèrent d'y établir une stratocratie tyrannique, analogue à celle des Régences barbaresques. Ils renforcèrent leur organisation et établirent quatre dahiés entre lesquels se partagea la Serbie. L'un des quatre, Ahmed le Fou, terrorisait chrétiens et musulmans. Il assassina jusqu'à quinze spahis. Le

nouveau pacha de Belgrade, Békir, résolut d'en finir avec eux. Il convoqua à Nisch les spahis, les kmètes, les knèzes, enjoignit à Ahmed le Fou de comparaître devant lui, et le fit tuer dans l'escalier de son palais. Puis il lut un firman de la Porte qui accordait aux janissaires amnistie de leur passé, mais les expulsait de Serbie. Après Békir, il y eut une succession de pachas tantôt hostiles, tantôt favorables aux janissaires : ceux-ci finirent par rentrer. En 1795 éclata la guerre entre Pasvan-Oghlou de Viddin, qui soutenait partout les janissaires, et le pacha de Belgrade, Hadj-Moustafa, si tolérant aux chrétiens qu'il permit la fondation d'un nouveau monastère dans le canton de Chabatz. Hadj-Moustafa enrôla les paysans serbes, les haïdouks, et parmi ses lieutenants nous voyons figurer des hommes de la future guerre pour l'indépendance, comme Kara-Georges. Ce fut une lutte de Serbo-Turcs contre les Bulgaro-Turcs, très propre à aguerrir à la fois les Serbes et les Bulgares. La victoire de Tchoupria fut une victoire toute serbe les têtes des vaincus furent envoyées à Belgrade. Par malheur, quand Pasvan-Oghlou fit sa paix avec la Porte, une des conditions du traité fut le rétablissement des janissaires en Serbie. Hadji Moustafa réussit quelque temps à les tenir hors de Belgrade; mais une nuit quelques-uns d'entre eux y rentrèrent cachés dans des voitures de foin et assassinèrent le pacha. Alors la tyrannie de la milice fut organisée encore plus fortement que par le passé, sous les yeux des pachas impuissants, prisonniers de la soldatesque. Les janissaires appelèrent pour se renforcer les aventuriers et les brigands de tous pays, dépouillèrent les kmètes et les knèzes de toute autorité, écrasèrent d'impôts et de corvées les paysans, n'épargnèrent même pas les femmes Sali-Aga, qu'on appela le « taureau de Roudnik », se distingua par sa luxure féroce. Ce fut la vraie conquête turque, telle que les sultans, au temps de leur plus grande puissance, n'avaient pu ni voulu réaliser. Première prise d'armes des Serbes : Kara-Georges.

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A la tyrannie des janissaires répondit aussitôt un autre phénomène la multiplication des bandes de haïdouks, paysans; que le désespoir transformait en brigands. En même temps la Porte était assaillie de plaintes par le pacha privé de son auto

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rité, par les bourgeois turcs chassés des villes, par les spahis dépouillés de leurs fiefs, par les kmètes et les knèzes qui faisaient dire au sultan « Si tu es encore notre tsar, défendsnous. » Et Sélim III, assurent les Serbes, aurait répondu qu'il enverrait contre les janissaires rebelles « une armée non de Turcs, mais de gens d'une autre nation et d'une autre religion, qui les traitera comme jamais ils n'ont été traités ». Les janissaires furent inquiets et furieux de cette menace. Quelle pouvait être cetle armée dont les menaçait le sultan? Evidemment ces mêmes Serbes auxquels plus d'une fois déjà les circonstances avaient mis les armes à la main. Les deys se concertèrent et résolurent, pour priver cette armée de ses chefs naturels, de faire un grand massacre de knèzes, de popes et de moines (janvier 1804). Presque en même temps les plus illustres des Serbes tombèrent égorgés (janvier 1804). Ceux qui échappèrent à la tuerie s'enfuirent dans les bois et s'organisèrent en bandes guerrières. Dans la Choumadia, échappé de sa résidence de Topolia, commandait Kara-Georges. Dans la vallée de la Koloubara, le knèze Jacob Nénadovitch, le pope Lucas Lazarevitch, le haïdouk Kiourtchia; dans celle de la Morava, les knèzes Milenko et Pierre Dobrinialz; à Roudnik, les knèzes Milan et Miloch Obrénovich; ailleurs, les haïdouks Glavash et Véliko, brigands de profession.

Georges Pétrovitch, plus connu sous le nom de Georges le Noir (Tserny, en slave; Kara, en turc), se révéla bientôt comme le plus habile et le plus énergique de ces chefs de bande. C'était un colosse, avec tous les vices et les vertus sauvages du légendaire Marko Kraliévitch ', brutal, ivrogne, s'emportant dans des colères aveugles, absolument illettré, d'une bravoure héroïque mais sujette à d'étranges défaillances. Il avait un parricide sur la conscience en 1787, il avait voulu fuir en Autriche pour échapper aux violences des Turcs; son père essaya de le retenir; il le tua en disant : « Les Turcs te feraient périr d'une mort lente; il vaut mieux que tu meures de ma main. » Pendant la guerre autrichienne, il prit

1. Voir ci-dessus, t. III, p. 915.

part au coup de main sur Belgrade', servit d'abord dans les volontaires, puis préféra faire campagne avec les haïdouks. Après la paix de Sistova et l'amnistie, il revint dans la Choumadia, s'enrichit à élever des porcs, mais resta suspect aux Turcs. Les deys essayèrent de le faire périr; il fut toujours averti par son pobratim (frère d'adoption), le musulman Ibrahim d'Oréchatz. Après les massacres de janvier 1804, il réunit 300 guerriers à Oréchatz et lança cet appel : « Que tout homme capable de manier un fusil se joigne à nous. Emmener les femmes, les vieillards, les enfants. » Quand les bandes réunies dans la Choumadia voulurent se choisir un chef, Glavash refusa, disant qu'il n'était qu'un brigand et que la nation n'accepterait jamais le gouvernement d'un homme qui n'a rien à perdre et rien à sauver. Le kněze Théodose, un marchand, refusa, disant : «< Qui donc vous protégera auprès des Turcs, si vos knèzes sont compromis? » Il ne fallait ni un haïdouk ni un kněze. On choisit Kara-Georges, qui résista, alléguant que, si on lui désobéissait, il frapperait et tuerait. « C'est ce qu'il faut », répondirent les insurgés, et ils le proclamèrent commandant des Serbes ». La Skoupchtina de 1804, la première assemblée nationale qui ait été réunie dans la Serbie moderne, le confirma dans cette charge.

La guerre «< loyaliste ». Les insurgés n'étaient maitres que des forêts et des plaines. De toutes parts ils étaient cernés par des forteresses sur le Danube, Chabatz, Belgrade, Semendria; sur la frontière de Bosnie, Losnitza, Sokol, Ouchitsé; sur la frontière de Bulgarie, Pojarovatz (Passarovitz), Iagodine, Tchoupria, Paratchine, Déligrad, Alexinatz; sur la frontière de Roumélie, Nisch, Leskovatz; sur le Timok, Négotine, Kladovo; dans l'intérieur même du pays, Valiévo, Kragoujévatz. Les Serbes n'avaient que 3000 hommes en armes. Ils refusèrent l'appui de 1000 brigands kyrdjali, qui aussitôt passèrent aux janissaires. Le caractère de la guerre était singulier les Serbes affectaient d'être de fidèles raïas du Sultan, de n'avoir pris les armes que contre les janissaires rebelles au

1. Voir ci-dessus, t. VIII, p. 317.

maître commun et pour se défendre de l'oppression. Devant cette attitude rassurante, les musulmans, les spahis, les Turcs paisibles se déclarèrent pour les insurgés; Hadj-Beg de Srébernitsa leur fournit de la poudre. Des musulmans combattirent dans leurs rangs. Une invasion d'Ali-Viddaïtch, un beg de Bosnie, fut repoussée, avec de grosses pertes, au combat de Svilenva, près Chabatz. Les Serbes s'emparèrent de Chabatz, puis de Pojarovatz. Ils se conduisirent bien avec les vaincus, traitant le spahi en spahi, l'effendi en effendi », laissant la sortie libre aux garnisons, mais retenant les chevaux, les armes, les munitions, les trésors. Puis Kara-Georges mit le siège devant Belgrade.

Jusqu'alors la Porte avait montré de la bienveillance aux insurgés. Le sultan paraissait content de cette leçon donnée aux janissaires. Les envoyés des Serbes furent très bien reçus à Stamboul. Le grand-vizir chargea le pacha de Bosnie de marcher au secours des Serbes et d'en finir avec les janissaires. Ce pacha, Békir, entra en Serbie avec 3000 hommes, vint camper au milieu de l'armée qui assiégeait Belgrade, plantant sa bannière à côté de celle de Kara-Georges. Mais son étonnement fut grand à l'aspect de cette armée ce n'était plus un peuple opprimé, mais un peuple triomphant; plus des éleveurs de porcs, mais de vrais guerriers qui fièrement se coiffaient du turban, montaient des chevaux arabes, faisaient parade de leurs bijoux et de leurs belles armes, ayant des notions d'art militaire, sachant se plier à la discipline. Il comprit qu'il fallait en finir avec une guerre qui transformait à tel point les anciens raïas. Il pressa le siège de Belgrade, et, les janissaires s'étant évadés par le Danube, entra dans la ville. Il y trouva la citadelle occupée par les brigands kyrtchali et constata que les Serbes ne quittaient pas leurs campements autour de Belgrade: donc il était pour ainsi dire à la fois assiégeant et assiégé. Il manda aux Serbes Maintenant justice est faite. Vous pouvez retourner en paix dans vos maisons. Vos troupeaux et vos charrues vous attendent. »

Mais alors ces gens qu'il affectait de traiter en paysans lui remirent une convention en neuf points arrêtée par leur Skoup

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