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cette période de culture hellénique qu'ils avaient apportée avec eux. Avec un haut clergé grec, on n'a que des livres grecs d'église. Si par hasard on écrit des textes roumains, ce n'est pas en caractères latins, mais en caractères slaves, ce qui donne à la langue des héritiers de Trajan l'aspect d'un idiome barbare. Pourtant la Roumanie, si loin qu'elle fût de l'Occident, n'avait pu échapper à la suprématie alors universelle de la culture française. Dès le xvII° siècle, les grands-drogmans de la Porte commencent à employer notre langue dans leur correspondance et, devenus princes des Roumanies, ils l'introduisent à leur cour. Ils ont des secrétaires français. A la cour d'Alexandre Ypsilanti, le prétendu comte Gaspard de Belleval et le prétendu marquis de Beauport de Sainte-Aulaire, émigrés français, dirigent son office des affaires étrangères, dans un sens hostile à Napoléon. D'autres émigrés s'établissent professeurs de français à Iassy et à Bucarest. Dans cette dernière ville s'illustrent en cette qualité Laurençon, Recordon, Colson, Mondoville, qui ont laissé sur la Roumanie de curieux mémoires. Les boïarines commencent presque toutes à parler le français et se passionnent pour nos romans. Il paraît à Bucarest des journaux français, comme le Courrier de Londres, organe de nos émigrés.

En même temps, la langue nationale, méprisée par l'aristocratie étrangère comme un idiome de rustres, tend à reprendre sa place légitime. Les écoles où l'on enseigne le roumain deviennent assez nombreuses dans les Principautés. Mais ce n'est pas dans la Roumanie du Danube, c'est dans celle de Transylvanie, dans l'Ardéal, que commence la révolution qui devait révéler aux Roumains eux-mêmes la noblesse de leur idiome. Là plusieurs prélats, dès le début du xvin° siècle, avaient déjà essayé de substituer aux livres slaves d'église des livres roumains. Tel fut, par exemple, l'archevêque de Transylvanie, Innocent Micou ou Micul, qui envoya de jeunes Roumains à Rome où les tombeaux des ancêtres parlent encore de courage et de vertu ». Samuel Micou, son neveu, qui avait étudié à Rome, écrivit en langue roumaine et en caractères latins une Histoire des Roumains de l'Ardéal et une Histoire des Roumains de la Valachie et de la Moldavie, publiée à Bude en 1806.

George Schinkaï suivit la même méthode, s'appliquant à débarrasser la langue nationale des caractères slaves, comme on nettoyerait une belle médaille romaine d'une rouille séculaire. En 1808, il publiait les premiers chapitres d'une histoire des Roumains depuis les origines daciques jusqu'à l'année 1739 (l'ouvrage entier n'a paru qu'en 1843 et 1853). Les autorités hongroises arrêtèrent la publication, jugeant « l'œuvre digne du feu et l'auteur digne de la potence ». Enfin Pierre Maïor insistait sur les origines romaines et démontrait la descendance latine de son peuple. On verra plus loin comme cette trinité des patriotes roumains « d'Outre-Monts », — Micou, Schinkaï, Pierre Maïor, - eut bientôt pour réplique, dans les principautés danubiennes, une autre trinité de patriotes: Georges Lazare, Héliade Radulescu et Georges Asaki. En 1813, celui-ci ouvrit l'école roumaine de Iassy. C'est par ces maîtres du peuple qu'allait s'opérer la régénération des Roumanies.

Les Grecs: état social à la fin du XVIIIe siècle. - Les excès des bandes albanaises dans la répression de l'insurrection grecque de 1770 avaient dépeuplé la Morée et la Hellade proprement dite1. La génération suivante vit encore les ruines des villages incendiés et les monceaux d'ossements blanchis. La vie nationale s'était réfugiée dans les îles Ioniennes, alors protégées par Venise, et dans quelques îles de l'Archipel. Si la Grèce se repeupla, ce fut en grande partie d'immigrants albanais, car du massif montagneux d'Albanie sortaient tour à tour les bandes musulmanes qui étouffaient tout élan des Grecs vers la liberté, et les colons chrétiens, qui, très prompts d'ailleurs à se transformer en Hellènes et à oublier leur idiome montagnard pour la langue hellénique, venaient combler les vides qu'avaient faits le sabre skipétar dans la population primitive. Au reste, l'ancienne organisation subsistait : dans les villes, une partie des habitants se disaient Turcs, soit qu'ils descendissent des conquérants asiatiques, soit plutôt qu'ils fussent des Grecs convertis à l'islamisme, mais tous ne parlant d'autre langue que le grec; dans les villages, des seigneurs spahis, qui avaient également

1. Voir ci-dessus, t. VIII, p. 492.

cette double origine. A côté de ces « Turcs » et des fonctionnaires de la Porte, les municipalités urbaines ou rurales, administrées par des démogérontes ou des primats1. Le clergé se divisait en prêtres de village, vivant de la vie misérable de leurs ouailles et aussi ignorants qu'elles, et en moines, retranchés dans des monastères fortifiés, parfois dans des monastères creusés dans le roc au-dessus des précipices, tous protégés par les firmans des sultans, tous offrant de sûrs asiles, dans les moments de détresse, à la population de la plaine.

Armatoles, clephtes, pirates. Enfin, dans les pays escarpés, comme l'Olympe; le mont Agrapha, les monts Acrocérauniens, le Maïna, des communautés grecques, investies de privilèges militaires, organisées en milices d'armatoles, munies de firmans, bravaient les percepteurs ou les soldats du sultan. Les armatoles avaient pour mission de réprimer les excès des clephtes (voleurs ou brigands); mais comment faire la distinction entre un capitaine d'armatoles et un capitaine de clephtes? Les deux espèces de bandes militaires étaient comme une double école où s'entretenait la fierté guerrière de la race grecque. Les chansons populaires célébraient impartialement, et d'une morale très large, les exploits des uns comme des autres. Un historien grec contemporain, M. Tricoupis, a exprimé tout ce qu'il y avait d'indulgence parmi ceux qu'ils rançonnaient pour ces rois des montagnes ».

Les pirates étaient les clephtes de la mer. Se couvrant, depuis 1770, du pavillon russe, naguère apparu sur les côtes de la Hellade avec les Orlof, ils continuaient la guerre maritime qu'on avait cru terminée en 1792 par la paix d'Iassy. Ils capturaient indifféremment les navires chrétiens ou musulmans. Le plus célèbre fut Lambros Katzantonis, autrefois au service de Catherine II. Il avait fait de Porto-Quaglio, dans le Maïna, son quartier général, que protégeaient des batteries élevées dans la montagne. En mai 1792, il osa même s'attaquer, auprès de Nauplie, à deux vaisseaux français qu'il incendia. L'ambassade de France auprès de la Porte réclama aussitôt un châtiment

1. Voir ci-dessus, t. V, p 891, et VI, p. 851.

exemplaire, et l'escadre française de l'Archipel se joignit à la flotte turque commandée par le capitan-pacha. Les onze vaisseaux de Lambros étaient à l'ancre à Porto-Quaglio, quand il fut attaqué par la flotte turque assistée de la frégate française la Modeste; ses batteries du rivage furent réduites au silence, ses vaisseaux canonnés, capturés, emmenés en triomphe à Constantinople.

Progrès économique de la Grèce. Les armatoles, les clephtes, les pirates perpétuaient à la fin du xvII° siècle la vie héroïque et barbare qu'àvaient menée les héros d'Homère et les Étoliens de Thucydide. Quant au relèvement économique et intellectuel de la Grèce il se prépara par les Grecs plus civilisés de Constantinople, des îles Ioniennes, des îlots d'Hydra, Spetzia, Psara, supplantant les négociants français dans le commerce de l'Orient, s'y enrichissant, s'y poliçant, y puisant les ressources matérielles qui seront un jour nécessaires à la guerre pour l'indépendance. Il se prépara aussi par les riches colonies grecques d'Odessa, d'Ancône, de Livourne, de Marseille, même de Paris, Moscou et Pétersbourg, ardemment dévouées à la cause nationale, lui suscitant partout des partisans, créant parmi les étrangers le type du philhellène. C'est de ces Grecs industrieux et lettrés, imbus des idées occidentales, indulgents peut-être à l'excès pour les vices de leurs compatriotes restés barbares, que partit le mouvement qui multiplia les écoles grecques jusque dans les pays où la race hellénique disputait à grand'peine le sol à d'autres races, et, par la renaissance intellectuelle de la Hellade, assura sa renaissance politique.

Les Français aux iles Ioniennes. La correspondance de Stamaty, un Grec qui vivait à Paris et fut un agent du Directoire, montre les sympathies que professaient alors les Hellènes pour la Révolution française. Ils ne s'émurent pas de ses excès, ayant été habitués par les Turcs et les Albanais à des excès pires; ils ne retinrent que ses principes de liberté; ils s'enthousiasmèrent pour ses victoires, car du bouleversement de l'Europe ils espéraient l'indépendance de la Hellade. Comme ils avaient encore sur le cœur la « fuite des Russes » en 1770 et les malheurs qui en étaient résultés pour leur pays, ils furent

d'abord tout acquis à la France. Or celle-ci, par le traité de Campo-Formio, prenait pied dans les îles Ioniennes 1.

Les prédications de Dimo et Nicolo Stéphanopoli, deux Corses d'origine maïnote, envoyés dans la Maïna, l'un par le Directoire, l'autre par Bonaparte, les appels de celui-ci au « brave peuple maïnote », à ces « dignes descendants de Sparte », ne restèrent pas sans écho. Comme les migrations avaient été fréquentes autrefois entre la Morée et la Corse, les Hellènes étaient tout disposés à voir un compatriote en Bonaparte, dont le nom italien Buonaparte traduisait le grec Kalliméri. Le beg du Maïna, Kolokotronis, saluait en lui « le dieu de la guerre ». Il ménagea des entrevues entre les deux émissaires français et les délégués de la Morée, de la Grèce continentale, de la Crète, de l'Albanie. Stamaty fut aussi envoyé de Paris par le Directoire, pour organiser à Ancône une agence de soulèvement. Un autre Grec, Kodrikas, drogman de l'envoyé turc à Paris, semble s'être arrangé pour laisser ignorer à son chef et à la Porte les préparatifs de l'expédition d'Égypte. Nombre de Grecs prirent part à celle-ci, enrôlés sous le drapeau français. On a conservé leur chant de guerre, composé à Paris par le savant grec Coray : « Les Hellènes sont réunis aux défenseurs de leur liberté, aux intrépides Français... Les deux peuples n'en forment qu'un... C'est la nation gallo-grecque. » Quand les iles Ioniennes, séparées de la France en 1799, lui firent retour de 1807 à 1813, Napoléon leur inculqua l'esprit militaire. Il recruta parmi eux les chasseurs à cheval ioniens, le bataillon septinsulaire, etc.

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Un précurseur de l'indépendance : Rhigas.

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1. Le 26 mai 1797, Bonaparte rendait compte en ces termes au Directoire de l'occupation de Corfou: Un peuple immense était sur le rivage pour accueillir nos troupes, avec les cris d'allégresse et d'enthousiasme qui animent les peuples lorsqu'ils recouvrent la liberté. A la tète de ce peuple était le papa, ou chef de la religion du pays, homme instruit et déjà avancé en âge. Il s'approcha du général Gentili et lui dit : « Français, vous allez trouver dans cette île un peuple ignorant dans les sciences et les arts qui illustrent les nations; mais « ne le méprisez pas; apprenez en lisant ce livre à l'estimer. » Le général ouvrit avec curiosité le livre que lui offrait le papa et il ne fut pas peu surpris en voyant que c'était l'Odyssée d'Homère. Les iles de Zante, Céphalonie, Sainte-Maure, ont le même désir et expriment le même vou, les mêmes sentiments pour la liberté. L'arbre de liberté est dans tous les villages. Des municipalités gouvernent toutes les communes, et ces peuples espèrent qu'avec l'appui de la Grande Nation is recouvreront les sciences, les arts et le commerce qu'ils avaient. perdus sous la tyrannie des oligarques.

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