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L'avis qu'on en reçut à Madrid donna lieu à différens raisonnemens, et produisit deux effets. L'opinion la plus généralement répandue étoit qu'il falloit regarder ce traité comme un artifice de la France, employé pour intimider les Espagnols, et leur faire envisager la division de la monarchie évidente et certaine si l'archiduc étoit appelé à la couronne : on disoit que l'unique moyen d'empêcher la séparation de tant d'Etats, et de les conserver sous la puissance d'un même souverain, étoit d'en assurer la possession à l'un des princes de la famille royale de France; que ce seul parti convenoit à l'Espagne ; qu'elle devoit le prendre, quand ce ne seroit que pour se venger du roi Guillaume et des Hollandais, et punir leur perfidie. La voix presque générale étoit que, sans perdre un moment, on devoit dépêcher en France un conseiller d'Etat, le charger d'obtenir du Roi d'envoyer incessamment à Madrid le duc d'Anjou; et dans l'intervalle de son arrivée faire une ligue offensive et défensive avec la France et l'Espagne, pour conserver l'intégrité de la monarchie dans toutes ses parties. Déjà le marquis de Los-Balbacès disoit qu'il s'offriroit pour cette commission nonobstant son âge avancé, s'il avoit les jambes assez bonnes pour faire encore le voyage de Paris. Il nommoit le comte de Monterey comme trèspropre à se charger d'une telle commission, et capable de l'exécuter heureusement en quatre jours.

Le roi d'Espagne, que ses maladies plus fréquentes et plus dangereuses conduisoient peu à peu aux portes du tombeau, pensoit plus sérieusement que jamais à ce qu'il devoit faire pour le bien de ses sujets, lorsqu'il sut que réellement la France, jointe à d'autres

puissances de l'Europe, avoit pris et prenoit encore des mesures pour partager après lui ses Etats.

Le marquis de Castel-dos-Rios, catalan, qu'il avoit nommé son ambassadeur en France, étoit encore en Espagne. Il eut ordre de partir au plus tôt, et de se rendre incessamment à Paris. A son arrivée, il devoit demander une audience au Roi, représenter à Sa Majesté que le roi Catholique, informé des différentes négociations traitées en Angleterre et en Hollande, ne pouvoit voir sans surprise que pendant qu'il vivoit encore on voulût régler quel seroit après sa mort le sort de sa monarchie, et, par une convention sans exemple, partager les différens Etats soumis à sa couronne; qu'il espéroit non-seulement que le Roi n'entreroit pas dans un pareil traité, mais aussi qu'il s'y opposeroit, d'autant plus que Sa Majesté Catholique l'assuroit qu'elle n'avoit pris nul engagement au sujet de sa succession avec quelque prince que ce fût, et qu'elle lui donnoit sa parole de rejeter toute proposition contraire aux intérêts de la France. L'ambassadeur devoit ajouter que la moindre demande que son maître pouvoit faire, et qu'il faisoit effectivement, étoit qu'on le laissât jouir en repos de ses Etats pendant le reste de sa vie. Il se plaignoit principalement de la perfidie des Anglais et des Hollandais.

L'ambassadeur d'Espagne n'étoit pas encore arrivé en France, lorsque Sa Majesté, de concert avec le roi d'Angleterre, jugea nécessaire de donner part au roi Catholique des mesures prises entre les alliés pour conserver la paix, si malheureusement ce prince ne laissoit après lui nulle postérité. Le marquis d'Harcourt, chargé de confirmer au roi d'Espagne ce qu'il T. 67.

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savoit déjà par la voix publique, devoit l'inviter à souscrire aux conditions du traité.

Le Roi invita pareillement l'Empereur d'en accepter les conditions. Le marquis de Villars (1), que ses services à la guerre élevèrent depuis au commandement des armées de Sa Majesté, ainsi qu'aux plus hautes dignités du royaume, étoit alors à Vienne envoyé extraordinaire du Roi. Il y avoit eu lieu de juger, par quelques discours du comte de Kinski, premier ministre de l'Empereur, que ce prince ne s'éloigneroit pas de traiter avec le Roi d'un partage de la succession d'Espagne, et d'en régler les conditions avant la mort de Charles I. Le marquis de Villars rendit compte à Sa Majesté de ces discours; mais ils étoient très-généraux, et on ne pouvoit les regarder que comme de simples souhaits d'un ministre instruit du véritable intérêt de son maître, toutefois sans être autorisé au point de négocier et de convenir des conditions d'un traité. On examinoit alors avec le roi d'An

gleterre et la Hollande par quels moyens on pouvoit assurer la paix, et prévenir une guerre générale presque infaillible à l'ouverture, regardée comme imminente, de la succession d'Espagne. Le premier traité de partage, renversé depuis par le décès du prince électoral de Bavière, approchoit de sa conclusion. Le Roi, ne jugeant pas qu'il fût de sa prudence d'abandonner les mesures sages que Sa Majesté avoit prises, et de se laisser éblouir par les discours d'un ministre qui ne parloit pas même au nom de l'Empereur, écrivit seulement au marquis de Villars, lequel il n'avoit pas encore instruit de la négociation prête à finir avec (1) De Villars: Ses Mémoires font partie de cette série.

l'Angleterre et la Hollande, d'écouter les propositions soit du comte de Kinski, soit des autres ministres; d'en rendre compte à Sa Majesté, et d'attendre tranquillement ses ordres. Ce prince savoit que dans ce même temps l'Empereur, aidé du crédit de la reine d'Espagne, agissoit vivement, par ses ambassadeurs à Madrid, pour engager le roi Catholique à déclarer l'archiduc son héritier, à l'appeler auprès de lui en cette qualité, et à recevoir, pour soutenir les prétentions de ce jeune prince, un corps suffisant de troupes impériales.

Le comte de Kinski mourut, et les autres ministres ne tinrent pas les mêmes discours qu'il avoit tenus. Le marquis de Villars ne put douter des dispositions du conseil de Vienne, lorsque l'année suivante le Roi lui commanda, par sa dépêche du 6 mai 1700, de faire part à l'Empereur du second traité de partage, signé le même mois de mai entre le Roi, le roi d'Angleterre, et les Etats-généraux des ProvincesUnies des Pays-Bas. Sa Majesté ordonnoit à son ministre à Vienne d'inviter l'Empereur à souscrire aux dispositions faites entre elle et ses alliés, jugées nécessaires pour conserver la paix, et garantir l'Europe de l'embrasement général que produiroit une guerre inévitable. Villars devoit demander une réponse prompte et décisive, et l'envoyer à Sa Majesté dès le moment qu'il l'auroit reçue. Les ordres envoyés à Vienne furent aussi communiqués par ordre du Roi au comte de Sinzendorff, envoyé de l'Empereur auprès de Sa Majesté.

Les circonstances de ces faits, qui n'arrivèrent que l'année suivante 1700, sont rapportées avant le temps,

été

parce qu'il est nécessaire de faire voir qu'il n'a pas au choix du Roi de convenir d'un partage avec l'Empereur, plutôt que de traiter avec le roi Guillaume d'Angleterre et les Etats-généraux. Ce n'est pas la seule fausseté que l'ignorance ait répandue à l'occasion de la succession d'Espagne, et le seul mensonge qui se soit établi au préjudice de la vérité. En vain le marquis de Villars pressa l'Empereur et ses ministres de répondre décisivement à l'invitation que le Roi avoit faite à ce prince : cette réponse étoit différée de jour en jour, et toujours sous des prétextes frivoles. Quelquefois les ministres impériaux insistoient sur un changement des principales conditions du traité : l'Empereur ne pouvoit supporter, disoientils, de se voir exclu de la possession du Milanais, par conséquent de l'Italie; il vouloit y conserver au moins l'Etat de Milan; il demandoit le secret du consentement qu'il donneroit au partage, surtout qu'il fût absolument caché à la cour de Madrid; en échange du Milanais, il offroit au Roi les Pays-Bas espagnols: propositions captieuses, avancées seulement pour exciter la défiance des alliés de Sa Majesté, qui n'auroient jamais consenti à cet échange, et par conséquent pour rompre l'intelligence nécessaire à l'exécution du traité.

Ainsi ces ministres espéroient gagner un temps utile et nécessaire pour exciter des mouvemens à Madrid, et grossir pendant le trouble le nombre des partisans que la maison d'Autriche pouvoit avoir en Espagne. Enfin le roi Catholique dépérissant tous les jours, et laissant peu d'espérance de vivre encore long-temps, l'Empereur, pressé de s'expliquer, fit

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