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N° 46.

- GESTION DES FORÊTS COMMUNALES SOUMISES AU RÉGIME FORESTIER

Observations sur le rapport de M. PHILIPPON, publié par la Revue des forêts, nos 14 et 16 de 1892.

Les bois commun sont soumis au régime forestier dans l'intérêt propre des communs, et en premier lieu pour en assurer la conservation aux générations successives. Il ne s'agit, sous l'empire du Code forestier de 1827, ni de la marine, ni de l'intérêt public, mais de l'avenir de la forêt, propriété qu'il est facile de ruiner soit en quelques années, soit peu à peu et sans qu'il y paraisse pour ainsi dire, comme, par le seul fait du pâturage des moutons. Les Pyrénées, dont les forêts diminuent de moitié d'un siècle à l'autre, en sont un triste exemple 1.

Que parle-t-on de remplacer le bois par le fer? Plus on consomme de fer, produit fabricable en quantité illimitée, plus aussi on emploie de bois, bien que la nature en limite étroitement la production. En France la consommation du bois d'oeuvre augmente en même temps que celle du fer, diminue en même temps que celle-ci et par les mêmes raisons. De 1882 à 1887, la consommation totale du bois d'œuvre à Paris est descendue de 625.000 mc. à 420.000, diminution de 33 p. 0/0; simultanément le fer employé dans les constructions a diminué de 35 0/0 et la fonte de 46 0/0. Mêmes effets de la crise du bâtiment. Et la consommation du bois continue à croître par suite d'emplois nouveaux, en traverses, étais de mines, pavés, pâte à papier, etc. tant que la civilisation et le bien-être sont en progrès. La forêt est donc une bonne propriété,

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et les communes riches,

autrement que par l'impôt, sont les communes de bois.

Ceci est très apparent dans le département qui fait entendre le plus de réclamations contre l'Administration des forêts, dans le Doubs, puisqu'il faut le nommer. Sous ce rapport, il s'est distingué de tout temps. Eh bien! qu'on traverse le Jura de France en Suisse par Jougne, par les Verrières, par Morteau, ou par tout autre point, à pied, en voiture ou même en chemin de fer, on y verra: en France des forêts de grands arbres et riches, en Suisse des forêts de perches et pauvres. C'est tout à fait frappant. La frontière est la ligne de démarcation. Dans les com

1.

Il y a là une preuve notoire de l'insuffisance des lois sur les défrichements et sur les reboisements, ainsi que de l'art. 78 du Code forestier.

munes suisseslibres d'user de leurs forêts, il n'y a plus de gros arbres. N'est-ce pas cetusage même que désirent les communes du Doubs et auquel tendent tous les détails de leurs réclamations ? Ces réclamations mêmes sont la preuve incessante de la nécessité d'une administration tutélaire.

Et comment se fait-il qu'en présence des mêmes faits, résultant de ce qu'on appelle la main-mise de l'État sur le domaine forestier des communes, les Vosges, plus riches encore que le Doubs, ne fassent pas entendre une même suite de plaintes? Qui traduira le sentiment des communes et des départements, qui ne se plaignent pas? Annuellements sur 531 communes propriétaires de bois dans la Côte-d'Or, il peut-être trois qui réclament. Et il y a peu, M. le maire d'Essey-sousRouvres saisissait encore l'occasion de remercier les agents forestiers des services rendus par leur administration à sa commune.

y en a

<< Contenter tout le monde !.. » Avant de l'essayer, relisez Lafontaine.

M. Lelièvre, pour vérifier ses constatations et les compléter, n'a qu'à comparer le Jura suisse au Jura français. Il en est à peu près de même de la forêt Noire comparée aux Vosges. Et nos frontières de l'Est peuvent être fières de leurs bois.

On comprend le désir de disposer librement de ces richesses. Mais les auteurs du projet avouent eux-mêmes que la liberté absolue pour les communes aurait de graves inconvénients. Il faut donc l'obtenir, cette liberté, sans la demander. C'est bien là l'objet poursuivi. A cet effet, chaque fois que l'Administration des forêts, consultée en la personne d'un de ses agents, ose émettre un avis contraire à la demande d'un conseil municipal, celui-ci crie au conflit. Le conflit, c'est l'avis; pourquoi alors le demander? Et quelle est la suite de ces avis contraires, rares dans les circonstances actuelles? Les conseils généraux ne sont-ils pas maitres des forêts ? C'est le ministre qui décide, et quel est le ministre de l'Agriculture qui ne défère à leur désir, quand celui-ci est admissible? C'est donc pour les cas autres qu'on demande un tribunal tout spécial (art. 90 du projet, in cauda, art. 100 et art. 112, in extremâ cauda).

Art. 90. Le projet de loi propose d'enlever à l'autorité administrative, qui n'est pas l'Administration forestière, mais le gouvernement, la décision relative à la soumission des bois communaux au régime forestier. La soumission serait prononcée par le ministre, sur l'avis conforme du Conseil municipal. Il serait plus simple de dire par le Conseil municipal.

:

En ce qui concerne l'aménagement et le mode d'exploitation des bois, la proposition de loi demande une solution identique.

Tout cela est en contradiction parfaite avec le principe posé au septième paragraphe de l'exposé des motifs, que voici textuellement : «C'est le devoir qui incombe au législateur d'empêcher que les <«<< détenteurs actuels ne puissent, par des abus de jouissance trop faciles « à prévoir porter atteinte aux droits des générations futures sur un << bien qu'ils ne possèdent, en définitive, qu'à charge de substitution << indéfinie. »

Voilà qui est réel en effet.

Et le projet de loi demande que le détenteur à titre de substitution indéfinie ait la faculté de soustraire la forêt à l'action administrative, de l'appauvrir, de l'user, de la ruiner, de la détruire à son gré. Il n'y a pas autre chose dans tout l'art. 90 du projet. L'Administration forestière y joue le rôle de l'épouvantail, de la loque rouge agitée par le toréador. Or, cette administration ne décide rien.

Cependant de qui est la cause, et de qui s'agit-il en réalité? Des générations futures, dont on ne dit plus mot; de la prochaine surtout, de celle de demain, des enfants que vous envoyez aujourd'hui à l'école, des hommes de l'an 1900, de ceux de 1895 peut-être.

Et dans quel but propose-t-on de sacrifier pour un instant ces grands intérêts? Chacun le sent.

Que ce soit pour un instant seulement, le fait n'est pas douteux. Supprimez aujourd'hui le régime forestier; il ne tardera pas à être rétabli. Il n'en serait pas de même des forêts. La reconstitution en est incertaine et longue.

L'art. 93 (nouveau) porte au sujet des quarts en réserve fixes: «Ceux qui existent ne seront supprimés que si la demande en est faite par les Conseils généraux ou municipaux. » La question des quarts en réserve paraissant obscurcie, nous voudrions l'éclairer un peu.

Les quarts en réserve fixes, prescrits par l'art. 93 du Code forestier dans les forêts d'essences feuillues, c'est-à-dire dans les taillis à peu près uniquement, ont pour objet de subvenir aux besoins extraordinaires des communes. Quel bienfait, le cas échéant, pour le possesseur substitué!

L'art. 93 du projet Philippon demande d'abord par son premier § que ces Quarts en réserve, de fixes qu'ils sont, soient rendus mobiles, ou bien remplacés soit par des prélèvements sur les ventes, soit par des taxes imposées aux affouagistes.

Dans ma commune, Morey (Haute-Saône), qui possède un bon taillis sous futaie de 134 hectares, le quart en réserve, fixe, occupait un coin du massif bien choisi, à l'opposé du village, et divisé sur le terrain en dix coupons égaux. C'était excellent. Un maire exotique survint, qui demanda, il y a quelques années, la mobilisation de ce quart en réserve, et l'Administration forestière ne s'y est pas opposée. Actuellement, la forêt se trouve divisée en 40 coupes égales, l'age d'exploitation étant de 30 ans; et on exploite de proche en proche, tantôt une coupe et tantôt deux. Cela parait simple. Un homme intelligent du village me demanda un jour comment on fait alors pour savoir où et quand on peut prendre une coupe de réserve. A l'explication de ce petit problème il ne se tint pas de me dire : « Mais, c'est pêcher en eau trouble! » Parfaitement, et avec des autres inconvénients du système.

Quant aux réserves réalisées en argent placé et déplacé au gré des possesseurs substitués, il n'est pas douteux qu'elles ne procurent la pêche en eau claire... et généralement, en cas de besoins extraordinaires, sans poissons. Actuellement déjà, beaucoup de communes demandent des coupes extraordinaires pour équilibrer le budget des dépenses ordinaires.

On se plaint de l'incertitude de l'époque des coupes extraordinaires et de la difficulté qu'on éprouve à les obtenir à première demande. Destinées à la satisfaction de besoins imprévus, les coupes extraordinaires sont fatalement imprévues. Comment savoir quand l'eau de la fontaine viendra à se perdre, quand la nécessité d'un chemin s'imposera, quand les bâtiments communaux chancelleront, quand l'incendie, la guerre ou un autre fléau se déchaînera? Cependant le quart en réserve permet d'y parer pour le mieux.

Dans les taillis aménagés à 25 ans on peut exploiter à la rigueur depuis l'âge de 18 ans, en consentant à une perte d'intérêts, et jusqu'à l'àge de 36 ans, en ayant la sagesse d'attendre, s'il n'est pas survenu de besoins urgents. Et dans ce dernier cas il convient de placer le prix des ventes, la bonne administration de la commune offrant les garanties nécessaires.

Les taillis sont donc ainsi disponibles pendant la moitié de leur vie. Et, pour peu qu'il y ait dans le quart en réserve 4 ou 5 coupons d'àges différents, la condition de produits constamment disponibles est réalisée. Si le quart en réserve n'existait pas, il faudrait l'inventer.

Ce qui est utile et nécessaire, c'est la division de ces parties de forêt sur le terrain en coupons d'àges divers, faite de manière à maintenir l'ordre, mais non en coupes aménagées et exploitables à dates fixes.

Des besoins impérieux, invincibles, survenant avant ces dates, avant l'âge de 25 ans par exemple, que ferait-on? Refuserait-on alors d'exploiter à 18 ans? C'est impossible.

Par là donc et par d'autres faits encore, abaissement et régularisation des âges, l'aménagement des quarts en réserve en coupes réglées ne peut amener que leur appauvrissement et l'absence de ressources dans les grandes occasions. Déjà nombre de communes demandent des coupes anticipées dans la série aménagée, dans le capital même. D'autres, plus nombreuses encore, ont gagé des emprunts sur les produits à venir de leurs quarts en réserve. De la sorte, elles peuvent engager ceux-ci pour un temps infini. Est-ce là le droit du possesseur substitué?

Enfin l'autorité administrative, débordée et faible, prend l'habitude de céder à toutes les demandes réitérées, de céder toujours. Déjà la plupart des communes exploitent les quarts de réserve au même àge que les coupes ordinaires, et, avec une vue superficielle des choses, on peut trouver cela bien entendu. Demain elles exploiteront par anticipation les quarts de réserve, c'est inévitable. Après-demain ce sera les coupes ordinaires, dont le quart en réserve est aujourd'hui la garantie. Et ensuite? Alors l'autorité administrative n'aura plus la peine de résister aux demandes mal fondées, hâtives, extravagantes. Mais en voulant contenter tout le monde, il est fort à craindre que, par le désordre et l'appauvrissement des bois communaux, on n'arrive à un résultat tout contraire.

Dans l'état actuel des choses que convient-il donc de faire? Le voici.

Les faits regrettables sont les difficultés que subit l'action nécessaire de l'administration forestière à l'occasion des demandes de coupes extraordinaires et l'incertitude souvent laissée aux communes sur les résultats probables de leurs délibérations. Que demande-t-on cependant aux agents forestiers? Ceci seulement : les bois sont-ils exploitables? Quelle en est la quotité, la valeur? Quelle serait la perte que la commune pourrait faire en les exploitant?

Car, que peut-on leur demander autre chose? Ils ne sont pas et ne peuvent être juges de l'urgence des besoins de la commune, pas plus que des autres moyens d'y pourvoir. Ceci est l'affaire de l'autorité administrative, préfectorale, qui s'en décharge en adoptant d'une manière générale l'avis des agents forestiers, bien que cet avis n'ait et ne puisse avoir trait qu'à l'état des bois et qu'il soit spécial pour chaque commune en particulier.

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