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«raine en Algérie, l'Administration métropolitaine n'ait pas songé à mettre la « réforme à l'étude, mais c'est justement parce qu'elle est purement métropoli<< taine et qu'elle descend la pente de ses traditions avec la sérénité qui caracté«rise les puissances sûres d'elles-mêmes. ›

S'il osait sourire dans un aussi grave réquisitoire, l'honorable rapporteur appliquerait volontiers au service central des forêts le témoignage que le docteur Diafoirus rend de son fils, l'illustre Thomas : « Il est fort comme un Turc << sur ces principes et ne démord jamais de son opinion; mais, sur toute chose, « s'attache aveuglément aux opinions de nos anciens, et jamais il n'a voulu <«< comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues décou<< vertes de notre siècle. »

Peut-être, cependant, les hauts fonctionnaires traités avec cette superbe désinvolture auraient-ils donné des raisons plus sérieuses de leur abstention, si l'on cut daigné les leur demander; peut-être même, en cherchant bien, M. le rapporteur aurait-il su les découvrir. Essayons de les exposer.

Suivant les régions, la population indigène présente des races et des conditions d'existence différentes; en outre, dans une même région, la situation économique se modifie incessamment, eu égard à l'application du sénatusconsulte, à la constitution de la propriété individuelle et aux progrès de la colonisation; ce n'est donc pas un, mais cinq codes forestiers, que la commission sénatoriale devrait demander pour l'Algérie suivant qu'ils auraient à régir les Européens, les Kabyles, les Arabes mélangés aux colons, les indigènes des régions forestières du Tell et les demi-nomades des hauts plateaux; encore, pour être logique et mettre la législation au point, faudrait-il fréquemment étendre ou restreindre la zone d'application de chacun des nouveaux codes; cette tâche renouvelée de Pénélope n'avait rien de bien tentant pour le ministère de l'Agriculture; il pouvait se demander si elle était réalisable ou même utile, et le doute au moins lui était permis en présence de la situation que nous avons exposée.

2o Le rapporteur a-t-il entrevu ces difficultés ? On doit le croire, car ses conclusions indiquent un moyen facile de les éviter, c'est de faire du gouverneur général « la loi vivante » et le souverain maître en matière forestière. Le procédé n'est pas neuf et il a sa formule : « Tout ce que veut le prince a force <«< de loi »; au nom des coutumes locales et des nécessités politiques, il a été appliqué en Algérie jusqu'en 1881 et sa prolongation pendant 30 ou 40 ans aurait simplifié la question forestière en supprimant les forêts; en attendant, ses principaux résultats ont été les suivants :

1o Avant 1870.

L'application du sénatus-consulte a été faite de manière à réduire le plus possible le domaine de l'État, et, sur plusieurs points où le service forestier gérait de grands massifs boisés, on a attribué le terrain aux indigènes en déclarant qu'il n'existait pas de bois ; entre Saïda, Mascara et Tagremaret, nous avons parcouru de vastes cantons peuplés de pins d'Alep, de chênes-yeuse, de thuyas et, par places, de chènes-liège, et, dans cette seule région, l'on peut évaluer à 40.000 hectares les forêts ainsi abandonnées; l'indigène n'en est pas plus riche, car quelques-unes d'entre elles sont tombées aux mains des spéculateurs tandis que beaucoup d'autres ont été incendiées, pacagées, dilapidées et sont devenues des friches. Il en reste 15 à 18.000 hectares où des commerçants in

terlopes usant du principe : « la forêt n'est à personne, donc elle est à nous,>> exploitent en vue d'approvisionner, sans bourse délier, la population civile et certains établissements militaires dont ils ont soumissionné la fourniture.

De ces boisements, le tiers au moins, situé en plaine ou en pente douce, à proximité du chemin de fer, aurait pu doter la colonisation; les deux autres tiers, situés en montagne, auraient conservé un peu d'ombre et d'humus sur des versants qui se dénudent et fourni des produits ligneux, sans passer, comme aujourd'hui, à la friche.

Ailleurs et dans la plupart des cas, les commissaires délimitateurs opérant dans la région forestière ont distrait des forêts, non les parties dégradées en plaine et à la base des versants, c'est-à-dire les lisières voisines des terres et des campements arabes, mais des montagnes entières en adoptant comme limite forestière les lignes de crête; ces parcours sont très peu productifs, notamment quand ils comprennent des pentes garnies de pins d'Alpes et l'État ne peut faire respecter des forêts inutiles aux attributaires, bien que l'intérêt public en réclame la conservation.

Sur d'autres points, la forêt a servi à constituer des dotations, tantôt à titre gratuit, tantôt moyennant des redevances insignifiantes; telle est l'origine des 200.000 hectares de chênes-liège attribués d'abord en concession temporaire, puis en propriété à des particuliers.

Enfin, des concessions d'exploitation à long terme ont provoqué la ruine lamentable des plus beaux massifs. On a ainsi détruit la plupart des cèdres de la forêt du Belezma, près Batna, où, après 25 et 30 ans, on peut voir le sol jonché d'énormes troncs inutilisés faute de moyens de transport, desséché à la suite de coupes imprudentes et couvert d'arbrisseaux sur de grandes surfaces autrefois peuplées d'une futaie de cèdres; même opération dans les chênes zéens de la forêt d'Hafir, près Tlemcen, dans les oliviers de la forêt de MouleyIsmaël, de 40 à 50 kilomètres à l'est d'Oran, etc., etc. Cette dernière, comprenant 10.800 hectares, a été amodiée en 4 lots pour 40 années en vue de greffer les oliviers; les adjudicataires ont pratiqué cette opération sur quelques centaines d'arbres, abattu plusieurs milliers d'autres en choisissant les plus gros, pour faire de l'argent et, poursuivis par le service des forêts, ils ont vu, pour toute sanction, leur bail résilié après 4 ans moyennant attribution de 2.500 hectares du massif, en fonds et superficie.

2° Les exploitations néfastes sont antérieures à 1870; mais, de 1871 à 1881, le service forestier, annihilé par les pouvoirs locaux, n'a pu qu'enrayer la dévastation en détail, encore l'a-t-on trouvé gênant à ce point de vue, car un arrêté gouvernemental du 22 décembre 1875 a distrait temporairement de sa gestion, pour les remettre à celle du commandement militaire, les deux cinquièmes des forêts qu'il administrait; beaucoup d'entre elles lui ont fait retour par le passage des tribus en territoire civil; le surplus, non gardé, devient ce qu'il peut, les agents se bornant, sur la demande de l'autorité militaire, à y marquer les arbres que l'on délivre à des indigènes usagers ou à des services publics.

Veut-on avoir un aperçu des entraves apportées au fonctionnement du service forestier et des abus contre lesquels il devait lutter, que l'on consulte un rapport imprimé produit, le 5 août 1873, par M. Tassy, inspecteur-général des aménagements chargé d'une mission en Algérie ; ce travail, rédigé avec beau

coup de netteté, de modération et de compétence, a été le point de départ des réformes qu'on voudrait supprimer aujourd'hui.

Même depuis son rattachement au ministère de l'Agriculture en 1881 et l'augmentation de son personnel, l'Administration des forêts algériennes a dù résister à d'incessantes convoitises; sans elle, le domaine de l'État aurait fourni une nouvelle application des iambes fameux dont Barbier a flagellé la curée. L'autorité gouvernementale livrée à elle-même aurait été impuissante à empêcher la dilapidation; tout éclairés et bien intentionnés que soient ses représentants, ils tiennent moins, en général, à conserver les forêts que leur tranquillité et leur influence; il est bien tentant de conjurer les difficultés du présent en laissant faire, au risque de compromettre l'avenir; il faut une connaissance bien nette des questions en jeu, une conviction profonde et un ferme courage pour éconduire des solliciteurs infatigables, habiles à couvrir leur égoïsme des apparences de l'intérêt public, quelquefois soutenus par des personnages marquants ou même par des corps élus et par la presse; aujourd'hui le gouverneur général peut résister en faisant valoir, d'une part la législation, de l'autre les pouvoirs supérieurs du ministre de l'Agriculture; mais s'il est indépendant de ce dernier et maître de la législation, les solliciteurs deviendront plus pressants et il regrettera plus d'une fois le cadeau qu'on lui aura fait.

En matière forestière, le gouverneur général n'a pas seulement à écarter des convoitises, il doit parfois tempérer les entraînements de l'opinion mal informée, impatiente et mobile, quand même ils auraient pour soutiens la presse algérien. ne et les délégués des conseils généraux au conseil supérieur de gouvernement; c'est ainsi qu'en 1883 il fallait reboiser l'Algérie pour y faire cesser la sécheresse à bref délai, qu'en 1885 il fallait, non moins impérieusement, y arracher tous les bois en plaine et en coteaux pour étendre la colonisation, et qu'en 1892 il faut traiter les forêts suivant l'ancienne pratique arabe, c'est-à-dire comme de grands pacages, en reléguant au troisième plan leurs produits ligneux, leur influence sur le climat et sur le régime des eaux. Le gouverneur général doit tenir compte des habitudes locales et des nécessités politiques, mais dans une mesure qui ne sacrifie pas les intérêts permanents de la colonie; à l'égard de ses propositions relatives aux forêts, le ministre de l'Agriculture remplit un rôle de vérification et de contrôle, qu'il serait très imprudent de supprimer.

Il a déjà prévenu ou mitigé plusieurs mesures dangereuses, obligé à une étude plus approfondie des questions soulevées et n'a pas mis obstacle aux tolérances rendues nécessaires par quelque événement de force majeure. Ainsi, quand l'invasion des sauterelles en a fait une obligation, on n'a jamais attendu les ordres de Paris pour exploiter d'urgence, dans les forêts domaniales, les piquets destinés aux appareils cypriotes et même, sur certains points, à ouvrir la forêt à quelque douar étranger affamé par le fléau, pas plus qu'en France, devant une invasion de l'ennemi, on empèche les populations rurales de cacher leur bétail dans les bois de l'Etat : quand une maison brùle, on n'arrête pas les pompiers sous prétexte qu'ils vont dégrader l'immeuble.

En résumé, le Code forestier, avec le droit de transaction contrôlé par le Gouverneur général et les tempéraments admis par l'autorité supérieure, se prête aux nécessités politiques et aux habitudes locales dans une mesure qu'on ne saurait dépasser sans sacrifier les forêts.

En conservant ces dernières, il rend service aux colons et aux indigènes.

Sa revision devrait être incessamment revisée, en présence de populations dont les éléments ethniques, la manière de vivre et les habitudes économiques se modifient sans cesse.

La suppression du lien qui rattache l'Administration forestière de l'Algérie au service central de la Métropole diminuerait, pour le gouverneur général, les garanties d'étude sérieuse des affaires et d'indépendance vis-à-vis de sollicitations imprudentes ou intéressées.

Si l'on voulait augmenter les pouvoirs de ce haut fonctionnaire sur le service et le personnel des forêts, il conviendrait de donner le droit de contrôle et une place dans le conseil supérieur de gouvernement à un délégué de l'Administration centrale détaché en Algérie, comme aussi de maintenir la décision du ministre de l'Agriculture pour des questions dont la plupart sont techniques : aménagement des forêts, soumission au régime forestier ou distraction du même régime, aliénation, concession d'exploitation ou de culture pour plusieurs années, rachat ou cantonnement des droits d'usage, tolérances exceptionnelles à accorder en dehors de celles qui existent aujourd'hui. On ferait ainsi de la décentralisation administrative sans laisser le gouverneur général ou même le ministre de l'Intérieur trancher souverainement des questions qui s'éloignent de leur compétence.

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Le 30 mai et le 1er juin dernier, le Sénat a décidé de demander au gouvernement:

«De décharger le service forestier de la surveillance des terrains couverts de broussailles et d'arbustes improductifs. >

Le rapporteur de la commission sénatoriale de l'Algérie, M. Jules Guichard, a exposé que :

<< Au lieu d'immobiliser ces 1.114.000 hectares entre les mains du service forestier et de lui en imposer la surveillance et la police, il vaudrait beaucoup mieux les remettre à l'administration civile, qui les utiliserait soit pour la colonisation, soit pour le parcours des bestiaux, soit pour la culture. >>

Le rapporteur s'est appuyé, sur l'autorité de M. Bertagna, conseiller général de Constantine, chef-lieu du département où se trouve la grande masse des forêts de chênes-liège. Il en cite un rapport où on lit :

« L'Algérie, avec sa population indigène et son climat particulier, a pour caractère d'être un pays d'agriculture pastorale et de transhu

mance. >>

Et ce rapport conclut ainsi :

« L'exploitation des forêts doit, à notre avis, se résumer dans un aménagement spécial ayant pour objectif la nourriture estivale et le parcours des troupeaux. >>

Les mesures consécutives aux votes du Sénat, en vue de l'application de ses demandes, doivent être prises, non par une loi, mais par décrets. Il paraît donc bien que le Sénat a décidé tout d'abord la ruine d'un milion d'hectares de forêts en Algérie.

Dès lors il n'y a plus à parler de reboisements au milieu de la population indigène et sous ce climat particulier. Cependant M. le rapporteur s'est exprimé ainsi :

«Nous comptons sur les agents forestiers, non seulement pour l'exploitation des chênes-liège et autres essences négligées jusqu'à présent, mais aussi pour le reboisement, si utile sur les montagnes où beaucoup de forêts ont été brûlées.

<«< Dans les plaines comme celle du Chéliff, ou sur des plateaux comme celui de Sétif à Constantine, et dans d'autres régions où on ne voit pas un arbre, les récoltes sont desséchées périodiquement par le siroco. Avec des plantations le long des routes, le long des cours d'eau et des ravins, l'atmosphère deviendra moins brûlante, la sécheresse moins désastreuse pour les récoltes, ainsi que l'expérience en a été faite dans les contrées cù le vent desséchant du sud règne pendant plusieurs mois de l'année. »

Dieu veuille que quelque jour on n'accuse pas le service forestier recruté au séminaire de Nancy, suivant le mot de Jules Ferry, d'avoir ruiné les forêts de l'Algérie ! La sévérité et l'esprit de devoir que le rapport de cet homme illustre lui a imputés à crime semblent le garantir d'un tel reproche. Au moins ce seront là ses titres d'honneur.

C. B.

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