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audience de congé avant de repartir pour l'Italie, le président du Conseil m'a reçu hier soir, à neuf heures, dans les jardins du ministère d'Etat et m'a gardé jusqu'à dix heures. Je lui annonçai la nouvelle importante de l'arrivée du colonel Avet, un des meilleurs officiers italiens, désigné par le Roi pour suivre l'armée prussienne en cas de guerre. J'ajoute que, par suite de la tournure de plus en plus sérieuse que prenait la situation, je n'aurais pas pu attendre plus longtemps pour lui présenter moi-même cet officier supérieur.

Le comte de Bismarck me répondit : « Eh bien! qui mettra le feu aux poudres : la Prusse ou l'Italie ? »

Je demandai au ministre-président s'il connaissait exactement la teneur de la réponse que l'Autriche avait faite à la proposition d'un Congrès, et si le gouvernement prussien avait pris quelque nouvelle résolution par suite de cette réponse, et si, lui, Bismarck, refusait de se rendre à Paris.

Il me répondit à cela : Je crois connaître exactement la réponse de l'Autriche elle exclut tout accord qui serait de nature à modifier la situation relative des parties; car si l'on ne peut pas discuter sur la cession de la Vénétie ni sur celle des duchés de l'Elbe, la conférence est complétement inutile. Demain, nous espérons recevoir d'une autre source le texte officiel de la réponse de l'Autriche, et nous l'attendons pour prendre une décision.

Nous espérons qu'à cette réponse, qu'à l'emprunt forcé en Vénétie, qu'à la dernière démarche de l'Autriche qui renvoie à la Diète la question des duchés et viole la convention de Gastein, la Franee reconnaîtra la ferme intention de l'Autriche d'éviter tout arrangement, et que, partant, elle ne cherchera plus à prolonger des négociations inutiles et nuisibles pour nous. Une telle attitude de la part de la France serait, à nos yeux, une preuve de sa sincérité à notre égard; si elle agissait autrement, elle éveillerait en nous des soupçons par rapport à ses intentions.

Je demandai alors si, sur la rive gauche du Rhin, il y avait une partie du territoire où un plébiscite sur une annexion à la France aurait quelque chance de succès. Le comte répondit : « Non, aucune. » Les agents français eux-mêmes qui ont parcouru le pays pour étudier les sentiments des habitants, ont tous constaté dans leurs rapports qu'un plébiscite qui ne serait pas complétement faussé n'aurait aucune chance de succès.

Personne dans ces provinces n'aime le gouvernement ni la dynastie régnante; mais tous sont et veulent rester Allemands: de sorte qu'il ne resterait rien pour indemniser la France.

Je répondis que cela serait extraordinairement difficile; mais que si

l'on ne voulait pas appliquer le principe de la souveraineté populaire, on pourrait peut-être.poser un principe, comme, par exemple, celui des « limites naturelles », et j'ajoutai aussitôt que je ne songeais nullement à faire allusion à toute la rive gauche du Rhin, mais que peutêtre il y aurait une autre frontière convenable pour la France.

Le comte répondit: Oui, ce serait la Moselle. Je suis, ajouta-t-il, beaucoup moins Allemand que Prussien, et il ne m'en coûterait pas de signer un traité qui céderait à la France le territoire entre le Rhin et la Moselle à savoir le Palatinat, le territoire oldenbourgeois, une parcelle du territoire prussien, etc.

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Toutefois, le Roi aurait les remords de conscience les plus sérieux, et il ne s'y résoudrait que dans un moment décisif, s'il était sur le point de tout perdre ou de tout gagner. En tout cas, il faudrait, pour amener le Roi à un arrangement avec la France, connaître le minimum des prétentions de cette dernière; car s'il s'agissait de toute la rive gauche du Rhin, avec Mayence, Coblentz, Cologne, on ferait mieux de s'entendre avec l'Autriche et de renoncer aux duchés de l'Elbe et à bien d'autres choses.

Mais, repris-je, avec l'Autriche il n'y a pas d'autre arrangement qu'une capitulation, car ses intérêts vitaux et son avenir sont en jeu dans les questions en litige, et là-dessus il n'y a pas de compromis possible.

C'est vrai, répondit le comte de Bismarck, mais l'opinion publique en Allemagne absoudrait le Roi si l'on savait qu'il n'a consenti à une capitulation que pour ne pas céder un territoire allemand à une puissance étrangère. Ensuite, il ajouta que le Roi n'a pas renoncé à toute idée de paix, qu'il fait une deuxième tentative en négociant secrètement sur un compromis avec l'Autriche, et cela à l'insu de lui, Bismarck. Heureusement, ces négociations échoueront, et le Roi sera d'autant mieux convaincu qu'il n'est pas possible de s'entendre d'une manière passable avec l'Autriche. Encore en ce moment, et sans que j'en aie été prévenu, N... (probablement le comte de Nostiz) est à Dresde pour négocier au sujet de la paix.

Dès que fut faite la proposition d'une Conférence à Paris, le Roi voulut retarder le départ de la garde pour donner une preuve de son désir sincère de la paix. Aujourd'hui, j'ai dù, avec plusieurs généraux, lutter pour décider le Roi à faire marcher la garde, et... la garde se remel en marche demain.

-Et les corps d'armée du Rhin? demandai-je.

Ils seront dans trois jours sur la frontière de Saxe, répondit Bismarck.

Alors le comte revint au point de départ de notre conversation, sur

la question de savoir si l'Italie ou la Prusse commencerait les négociations; il dit qu'il lui serait excessivement difficile d'amener le Roi à prendre l'offensive. C'était, chez le Roi, un principe religieux, même une superstition (sic) de ne pas vouloir prendre sur lui la responsabilité d'une guerre européenne. Mais tandis qu'on perdait le temps, que l'Autriche et les petits Etats achevaient leurs préparatifs, les chances de succès diminuaient pour la Prusse.

L'intérêt de l'Italie serait aussi compromis par là, si l'Autriche était victorieuse.

L'Italie, ajouta-t-il, peut facilement commencer la guerre, en cherchant, suivant les besoins, une querelle au sujet du corps croate qui s'est égaré sur le territoire italien, et alors l'Italie peut être sûre que le lendemain nous passons la frontière.

Je répondis que l'Italie serait dans une situation très-délicate, qu'elle avait fait déclarer à Paris, dans une séance publique du Corps législatif, qu'elle ne troublerait point la paix; et plus tard elle avait renouvelé cette déclaration sous toutes les formes.

L'Italie devait tenir grand compte de l'opinion publique en France; elle ne devait point rendre difficile ou impossible l'attitude bienveillante de Napoléon, en tournant contre elle-même, par une imprudence, l'opinion publique qui dirigeait l'Empereur.

L'Italie aurait d'autant plus besoin de prouver à l'Europe sa sagesse et sa modération que, dans quelques parties de l'Europe, on connaissait moins la vraie situation régulière de l'Italie et la complète autorité du gouvernement sur le pays tout entier, sur l'armée comme sur les volontaires.

Le comte de Bismarck insista encore longtemps sur ce sujet, et me pria d'en parler à Votre Excellence et au Roi; en nous voyant engagés les premiers dans la guerre, le roi Guillaume se déciderait à renoncer à des temporisations qui sont tout à fait à l'avantage de ses adversaires, surtout aujourd'hui que tous les Etats secondaires se sont déclarés pour l'Autriche ou vont le faire. Je lui promis d'acquiescer à ses désirs, sans lui laisser entrevoir aucune espérance qu'ils seront exaucés; c'est pourquoi je terminai en disant que, quand le Roi aurait décidé de prendre l'offensive, il eût à en donner avis par télégraphe et par diverses lignes à Florence. Quant à l'attitude militaire de l'Autriche, elle est jusqu'à présent tout à fait défensive et expectante, et n'indique pas une agression prochaine.

Tel est le résumé de la dernière conversation que j'ai eue avec le comte de Bismarck; et mon impression est qu'il cherchera tous les moyens pour précipiter les choses et arriver vite aux hostilités.

Le gouvernement de Florence doit surtout porter son attention sur

la déclaration du comte de Bismarck relative aux tentatives que dans ces derniers jours a encore fait le roi Guillaume en vue d'un arrangement pacifique avec l'Autriche, et de celles qui sont toujours pendantes. Les unes ou les autres peuvent difficilement réussir, c'est vrai; mais la seule possibilité, quoique éloignée, d'un tel arrangement, doit faire réfléchir sérieusement l'Italie, et lui en faire mesurer de bonne heure les conséquences incalculables.

Signé: GOVONE.

No 184

LE COMTE DE BARRAL AU GÉNÉRAL DE LA MARMORA

Télégramme,

Berlin, le 3 juin 1866.

Bismarck m'a dit que ce n'était point en son nom qu'il avait fait demander par le comte d'Usedom s'il était vrai que nous attaquions le 10, mais que c'était simplement pour répondre à un bruit semblable que lui avait transmis.....

Malgré ces explications, il n'en est pas moins certain que le comte de Bismarck cherche par tous les moyens possibles à nous faire prendre l'initiative. Il m'a renouvelé pressantes instances à ce sujet.....

Je lui ai répondu par l'exposé des motifs de Votre Excellence, en ajoutant que la violation du Traité de Gastein, la récente déclaration de l'Autriche de soumettre la question des Duchés à la Diète de Francfort, me paraissaient fournir un casus belli parfaitement justifié.

Le comte de Bismarck n'en a pas disconvenu; seulement il attendra de connaître par d'exacts rapports la réponse autrichienne, par rapport au Congrès, pour déclarer à l'Autriche que sa démarche à Francfort était une violation de Gastein, créée par suite du rétablissement de l'anarchique possession commune.

Bismarck dit Prusse allait occuper également le Holstein. Bismarck compte beaucoup sur mise à exécution de cette résolution pour amener les hostilités. En attendant, il a donné ordre au ministre de Prusse à Paris d'insister auprès du gouvernement français pour faire considérer toute réserve de l'Autriche comme un refus radicalement incompatible avec la réunion du Congrès.

Signé BARRAL.

No 185

LE COMTE DE LAUNAY AU GÉNÉRAL DE LA MARMORA

Saint-Pétersbourg, le 3 juin 1866.

Aujourd'hui les nouvelles atténuent celles d'hier. L'Autriche semble ne pas faire de sa déclaration une question préjudicielle; s'étonne, s'agissant du différend italien, qu'un délégué du Pape n'ait pas été invité à la Conférence. Stackelberg paraît croire que le cabinet autrichien veut la guerre.

Autriche aura 370,000 hommes vers les frontières prussiennes.

L'ambassadeur de France a été chargé de s'unir à l'ambassadeur de Prusse pour hâter la réunion de la Conférence.

Le prince Gortschakoff n'espère presque plus qu'elle se réunisse.

Signé : LAUNAY.

No 186

LE GÉNÉRAL DE LA MARMORA AU CHEVALIER NIGRA A PARIS

Florence, le 3 juin 1866.

Je crois devoir vous avertir que, sur les difficultés que soulève l'attitude de l'Autriche, on semble mieux informé à Pétersbourg et à Londres que vous ne paraissez l'être à Paris.

Azeglio me télégraphie que les ambassadeurs d'Autriche, à Paris et à Londres, ayant fait connaître hier intention de leur gouvernement de rayer question vénitienne des délibérations, lord Clarendon a télégraphié à Vienne qu'à Paris comme à Londres on regarde la chose comme empêchement à la Conférence, dont un des buts essentiels serait manqué.

La raison de l'attitude récalcitrante de l'Autriche est sans doute qu'elle a réussi à donner une idée exagérée de ses forces. Ainsi, d'après ce que Launay me mande, l'Autriche aurait fait croire à Pétersbourg

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