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Peu à peu les rois distribuèrent à leurs fidèles maints profits résultant de l'exploitation des rivières navigables, se dépouillant ainsi successivement par leurs libéralités bénéficiales de la plupart des éléments utiles des propriétés relevant directement de leur couronne.

L'industrie des transports par eau ressentit nécessairement l'influence de cette transformation. Elle se pratiquait précédemment en vertu d'un droit qui était public, c'est-à-dire, qui appartenait à tout le monde. L'administration ne pouvait l'interdire à personne. Les règlements de l'autorité ne portaient pas octroi ou restriction de la faculté de naviguer; ils ne faisaient qu'en déterminer l'usage, non dans l'intérêt du pouvoir dirigeant, mais pour l'avantage de tous et de chacun. La libre navigation dépendait des institutions elles-mêmes; elle était pour ainsi dire inhérente à l'état social tel que la loi de Rome l'avait organisé. Il n'en fut plus de même sous le régime féodal. Ce n'est sans doute pas que la navigation rentrât absolument dans les attributions du domaine privé au même titre que d'autres éléments productifs des rivières, tels que le droit de pêche, d'irrigation, d'usine, etc. Mais elle dut participer de la nature des diverses concessions se rattachant à la propriété seigneuriale, concessions qui avaient un caractère privatif, exclusif de toute jouissance générale. Le joug des péages mit la batellerie à la discrétion des privilégiés riverains, soit justiciers, soit féodaux,

soit alleutiers qui s'en firent leur principale source de revenus.

Dès le Ix siècle commence et se propage l'abus des droits de passage qui feront bientôt de chaque seigneurie un obstacle que les voyageurs et les marchands ne pourront franchir sans y laisser quelques dépouilles. Les communications deviendront de plus en plus difficiles et coûteuses, les populations s'isoleront les unes des autres, toute centralisation disparaîtra et la barbarie du x' siècle remplira l'histoire de ses méfaits.

A la longue, les courants navigables, partagés en tronçons, perdront tout crédit comme voies ordinaires de trafic et les tarifs qui y frapperont impitoyablement « toutes manières de denrées et marchandises, » quelque modique qu'en soit la quantité ou le prix, forceront le commerce à rechercher de plus sûrs débouchés (1). L'on verra, par exemple, dans la suite des temps les exportations des Pays-Bas vers l'Orient, comme celles des contrées voisines du Rhin qui empruntaient la vallée danubienne, s'en détourner insensiblement pour gagner Constantinople et Alexandrie par la Méditerranée. Il arrivera même que deux ports situés sur le même bassin navigable, établiront entre eux des relations régulières par une route terrestre à peu près parallèle à ce bassin (2).

(1) Voir entre autres les tarifs publiés en 1177 et 1178 par le duc Léopold de Babenberg en la bonne ville de Stein sur le Danube. (2) Les Hollandais approvisionnèrent longtemps le marché

Il est certain qu'en France, du XIIIe au XVII siècle, le pouvoir royal se montra impuissant dans la répression des abus qui soulevaient chascun jour les grans clameurs et plaintes des marchans et voituriers par eau. » Lettres, Édits, Arrêts, Remontrances se succédaient d'un règne à l'autre et les <«< outrageux et insupportables aydes, péages, travers, subsides et autres impositions cueillis, levez et exigez en outre et pardessus les vieils et anciens péages, travers et coutumes », se perpétuaient « sur les rivières et autres fleuves descendans en icelles au grand empêchement du cours de la marchandise.» «Le commerce et la batellerie étaient tellement dommagés que plus bonnement ne pouvaient plus fréquenter les dites rivières1. >>

En Allemagne l'on avait cherché à se précautionner contre la facilité avec laquelle les empereurs « par inadvertance ou importunité des supplians » auraient pu « donner et octroyer de nouveaux treuz et aydes2 » sur les eaux pérennes et les capitulations portaient que de telles impositions ne pourraient être accordées que du consentement du

de Francfort-sur-Mein en dirigeant leurs expéditions par le Berkel, affluent de l'Issel, à travers la Westphalie. (Eichhoff, mémoire sur les quatre départements de la rive gauche du Rhin. An X.)

(1) Arrêt de 1267. Lettres du 7 décembre 1380. Lettres du 15 mars 1430. Remontrance des États du Languedoc du 8 juin 1456. Édit du 29 mars 1515. Arrêt du conseil du 9 novembre 1694 (Recueil des anciennes lois françaises par Isambert).

(2) Ces expressions sont empruntées aux Lettres royales françaises du 7 décembre 1380.

cercle dans les limites duquel elles devaient être appliquées. Mais au milieu des événements politiques qui absorbaient l'attention du chef de l'empire, les princes riverains ne se faisaient pas faute de s'octroyer à eux-mêmes les privilèges qui devaient émaner de l'initiative souveraine et comme ils avaient tous le même intérêt à défendre leurs exactions spoliatrices, ces pratiques reçurent la consécration du temps et devinrent inattaquables.

Une institution particulière, celle des relâches forcées, caractérise cette période du monopole et de la fiscalité. En vigueur sur les grands fleuves et particulièrement sur le Rhin, sur l'Elbe et sur l'Escaut, elle fut un fléau pour le commerce intérieur, tout en élevant les ports qui en bénéficiaient à un haut degré de prospérité. A l'origine, l'étape ou la relâche forcée se justifiait par certaines nécessités locales auxquelles le marchand pouvait d'autant moins échapper que les instruments de transport étaient encore imparfaits et qu'en général les voies navigables étaient abandonnées à leur état naturel. Le même bâtiment n'était pas toujours apte à de longues intercourses; il ne pouvait franchir certains passages et devait en maints endroits livrer son chargement à des embarcations d'une construction différente. Ces lieux de transbordement où bateliers et pilotes se constituaient spontanément en associations, n'étaient point désignés dans le principe par l'autorité riveraine; ils avaient leur raison d'être dans les parti

cularités de la navigation et dans les convenances et les habitudes des négociants et des commissionnaires. Peu à peu, ce qui était facultatif devint obligatoire et tout bateau, quelle que fût la nature ou l'importance de sa cargaison, dût s'arrêter et payer tribut. L'on en vint dans certaines stations à mesurer les grains, boisseau par boisseau et à faire décharger les marchandises qui étaient mises en vente « pendant trois marchés consécutifs » ; il n'y eut pas jusqu'aux radeaux qui ne fussent contrôlés en détail et dûment taxés.

Une réaction plus apparente que réelle se produisit vers le milieu du XVIIe siècle contre ce système d'oppression. Au congrès de Westphalie on déclara solennellement : « Fluminibus quibuscumque sua pristina securitas, jurisdictio et usus prout ante hos motus bellicos à pluribus retro annis fuit, restituantur et inviolabiliter conserventur (1). » Mais ce vœu impératif, aussi dépourvu de vérité que de sanction, n'eut pas plus de valeur que toutes les capitulations d'empire qui, prodigues de serments dérisoires, promettaient le maintien des libertés fluviales, tandis que le batelier restait pris dans l'étau des « Stappelmonopole ».

Non moins vaine, quoique plus précise, fut une décision contemporaine qui visait particulièrement le Rhin (2) et en vertu de laquelle « il ne devait plus être permis de retenir, de l'une comme de l'au

(1) § IX du traité d'Osnabruck du 24 octobre 1648.
(2) § LXXXV du traité de Munster du 30 janvier 1648.

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