Page images
PDF
EPUB

les étrangers s'imposeraient plutôt aux uns qu'à l'autre. C'est en ces termes, je crois, que l'objection du particularisme peut être articulée.

L'on a déjà pressenti la réponse qu'elle suggère.

Le droit des gens est l'expression des convictions générales et il change à mesure que l'esprit humain se développe. Ut mores gentium mutantur et mutatur jus gentium. Sa marche est lente et continue. Dans l'ordre des intérêts qui se rattachent à l'usage des eaux publiques, l'on a tout d'abord reconnu la liberté des mers, principe essentiel et d'une immense portée dans les relations des peuples entre eux. A la longue, cette conquête a dû ouvrir la voie à celle des courants intérieurs se déversant dans les grands bassins maritimes, et l'on songea avant tous autres aux fleuves traversant des territoires différents, parce qu'il semblait contre nature qu'un État pût être mis par un autre dans l'impossibilité de communiquer avec la mer par une route dont il avait la co-propriété. Ainsi fut soulevée vers la fin du dernier siècle la question de la liberté des fleuves internationaux.

Cette liberté fut d'abord restreinte aux seuls riverains et plusieurs cours d'eau en étaient déjà dotés, lorsqu'en 1814, pénétrées du sentiment public et voulant « répondre à l'attente des contemporains (1), les grandes puissances étendirent ce bienfait à tous les fleuves communs, en appelant

(1) Circulaire des signataires de la paix de Paris en date du 8 octobre 1814.

tous les sujets des États chrétiens du continent à en profiter.

Tel est le progrès, fondé sur le consensus gentium que le congrès de Vienne de 1815 a été appelé å inscrire dans le code des nations et que, quarante ans plus tard, le congrès de Paris a solennellement confirmé, tout en y associant l'État musulman, le seul qui jusqu'alors eût été tenu en dehors du concert européen.

Le droit des gens ne s'arrêtera pas dans cette voie de perfectionnement en quelque sorte méthodique; il disposera un jour des courants nationaux, car si les libertés fluviales, telles qu'on les pratique aujourd'hui, sont essentiellement conventionnelles, il n'en est pas moins évident, comme le représentaient les États-Unis à l'Angleterre en 1827, qu'au fond elles proviennent du fait qu'un fleuve s'unit à la mer ouverte à tous et que le monopoliser, en accaparer l'exploitation, serait le détourner de sa destination normale. A ce point de vue, les fleuves ne diffèrent pas entre eux, qu'ils appartiennent à un ou à plusieurs États; tous, ils ont le même caractère et offrent au trafic universel la même utilité.

Il est assurément très logique de se prévaloir, comme l'a fait M. Bluntschli, de cette similitude relative pour réclamer l'affranchissement de toutes les voies d'eau tributaires directes d'un grand bassin maritime; mais la raison repousse l'argument qui conduit à contester la légitimité ou à diminuer

la portée d'un certain progrès social, parce qu'il en sollicite un autre que le droit des gens n'a pas encore accompli.

§ 3.

pre

Le protocole qui commente l'article 109 du traité de 1815 n'est pas aussi réactionnaire que les mières conventions de l'Elbe, du Weser, de l'Ems et du Rhin dont il a été la principale excuse. Ce document, devenu pour ainsi dire sacramentel, n'autorise point les riverains à garder le monopole de la navigation fluviale; il dénie simplement aux étrangers un droit de navigation égal à celui des États limitrophes et il implique ainsi le concours partiel des premiers.

Cette distinction qui a été méconnue sur plusieurs fleuves conventionnels,a sans doute suggéré l'idée du système qui établit une différence entre la grande navigation et la navigation intérieure, combinaison mixte qui fut proposée pour la première fois par le Hanovre, lors des négociations de 1844 relatives à l'Elbe (1), et que la convention sur le Danube signée à Vienne le 7 novembre 1857 définit ainsi dans ses articles 5, 6, 8, 11 et 16:

« L'exercice de la navigation de la pleine mer vers chacun des ports du fleuve et de chacun de ces ports vers la pleine mer sera libre pour les bâtiments de toutes les nations. >>

(1) Art. 2 de l'acte additionnel de l'Elbe de 1844.

<< En conséquence lesdits bâtiments pourront toucher à tous les ports qu'ils rencontreront dans le cours de tels voyages, débarquer en partie ou en totalité les marchandises et les voyageurs qu'ils transporteront de la mer et prendre des marchandises et des voyageurs en destination de la mer. >>

« Il leur suffira, pour toute légitimation, de leurs papiers de bord et ils seront traités à tous égards sur le pied de la plus parfaite égalité. »

« L'exercice de la navigation fluviale proprement dite entre les ports du fleuve, sans entrer en pleine mer, sera réservé aux sujets riverains qui jouiront aussi entre eux d'une complète égalité et pourront par conséquent transporter des marchandises et des voyageurs entre tous les ports des pays riverains sans aucune exception. >>

<< Ils devront être munis d'une patente de batelier et le bon état de leurs bateaux sera préalablement vérifié par des experts. >>

<< Les bateaux fluviaux seront la propriété d'un indigène ou d'une compagnie assujettie aux lois de l'une ou de l'autre des puissances territoriales. >>

Ainsi les bâtiments étrangers ne pourraient fréquenter le Danube qu'autant que le voyage fluvial serait pour eux le complément de leur traversée maritime, et dans le cours de leur navigation intérieure ils n'auraient la ressource ni du grand, ni du petit cabotage, c'est-à-dire, celle des transports soit entre États riverains, soit à plus forte raison entre les diverses échelles d'un seul et même État.

Je constate tout d'abord que le traité de Vienne de 1815 est absolument muet sur le cabotage et que l'on chercherait vainement une justification spéciale des dispositions qui précèdent. En second lieu, il est de fait que ce genre particulier d'opérations n'est interdit aux étrangers sur le parcours inférieur d'aucun fleuve conventionnel. Tel est notamment le régime qui prévaut sur l'Elbe entre Hambourg et Kuxhafen, sur le Weser entre Brême et Bremerhafen et sur le Rhin hollandais.

Sous ce rapport, et je m'empresse de dire sous ce rapport seulement, la convention danubienne de 1857 serait plus rigoureuse que les actes analogues les moins tolérants.

D'autre part, la liberté du commerce, d'escale et de cabotage sur les côtes maritimes tend à devenir le droit commun des États composant la communauté européenne et l'on peut jusqu'à un certain point comparer les eaux fluviales au domaine qui s'étend en mer jusqu'à la limite ubi finitur armorum vis, parages ouverts à tous et dans lesquels le riverain exerce la police et réglemente la navigation.

A ces différents titres, les clauses précitées paraissent d'autant moins soutenables qu'elles portent atteinte à l'égalité absolue prescrite par le traité de Paris de 1856, et que dans leur application au bas Danube eiles auraient pour effet de frustrer les marines étrangères d'avantages dont elles jouissent ab antiquo.

« PreviousContinue »