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se met au-dessus des hommes par cet orgueil trom peur qui nous aveugle.

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Concluons donc qu'il n'y a que l'amour de Dieu qui puisse nous faire sortir de nous. Si la puissante main de Dieu ne nous soutient pas, nous ne saurions où poser le pied pour faire un pas hors de nousmêmes.

Il n'y a point de milieu; il faut rapporter tout à Dieu ou à nous-mêmes. Si nous rapportons tout à nous-mêmes, nous n'avons pas d'autre dieu que ce moi dont j'ai tant parlé ; si au contraire nous rapportons tout à Dieu, nous sommes dans l'ordre; et alors, ne nous regardant plus que comme les autres créa-' tures, sans intérêt propre et par la seule vue d'ac complir la volonté de Dieu, nous entrons dans ce renoncement à nous-mêmes que vous souhaitez de bien comprendre.

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Mais, encore une fois, rien ne boucheroit tant votre cœur à la grace du renoncement que cet orgueil philosophique et cet amour-propré déguisé en générosité mondaine, dont vous devez vous défier, à cause de la pente naturelle et de l'habitude que vous y avez. Plus on a par son naturel un fonds de franchise, de désintéressement, de plaisir à faire le bien, de délicatesse de sentiment, de goût pour la probité, et pour l'amitié désintéressée, plus on doit se déP

TOME VIII.

prendre de soi et craindre de se complaire en ces dons naturels.

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Ce qui fait qu'aucune créature ne peut nous tirer de nous-mêmes, c'est qu'il n'y en a aucune qui mérite que nous la préférions à nous. Il n'y en a aucune qui ait ni le droit de nous enlever à nousmêmes, ni la perfection qui seroit nécessaire pour nous attacher à elle sans retour sur nous, ni enfin le pouvoir de rassasier notre cœur dans cet attachement. De là vient que nous n'aimons rien hors de nous que pour le rapporter à nous : nous choisissons, ou selon nos passions grossieres et brutales, si nous sommes brutaux et grossiers, ou selon le goût que notre orgueil a de la gloire, si nous avons assez de délicatesse pour ne nous contenter pas de ce qui est grossier et brutal.

Mais Dieu fait deux choses, que lui seul peut faire; l'une de se montrer à nous avec tous ses droits sur sa créature et avec tous les charmes de sa bonté. On sent bien qu'on ne s'est pas fait soi-même, et qu'ainsi on n'est pas fait pour soi; qu'on est fait pour la gloire de celui à qui il a plu de nous faire; qu'il est trop grand pour rien faire que pour lui-même; qu'ainsi toute notre perfection et tout notre bonheur est de nous perdre en lui.

Voilà ce qu'aucune créature, quelque éblouissante

qu'elle soit, ne peut jamais nous faire sentir pour elle. Bien loin d'y trouver cet infini qui nous remplit et qui nous transporte en Dieu, nous trouvons toujours -au contraire, dans la créature, un vuide, une impuissance de remplir notre cœur, une imperfection qui nous laisse toujours retomber en nous-mêmes.

La seconde merveille que Dieu fait est de remuer notre cœur comme il lui plaît, après avoir éclairé notre esprit. Il ne se contente pas de se montrer infiniment aimable; mais il se fait aimer en produisant par sa grace son amour dans nos cœurs : ainsi il exécute lui-même en nous ce qu'il nous fait voir que nous lui devons.

Vous direz peut-être que vous voudriez savoir d'une maniere plus sensible et plus en détail ce que c'est que se renoncer. Je vais tâcher de vous satisfaire.

On comprend aisément que nous devons renoncer aux plaisirs criminels, aux fortunes injustes et aux grossieres vanités, parceque le renoncement à toutes ces choses consiste dans un mépris qui les rejette absolument et qui en condamne toute jouissance : mais il n'est pas aussi facile de comprendre le renoncement aux biens légitimement acquis, aux douceurs d'une vie honnête et modeste, enfin aux honneurs qui viennent de la bonne réputation et d'une vertu qui s'éleve au-dessus de l'envie.

Ce qui fait qu'on a peine à comprendre qu'il faille renoncer à ces choses, c'est qu'on ne doit pas les re ́jeter avec horreur, et qu'au contraire il faut les observer pour en user selon l'état où la divine Providence nous met.

On a besoin des consolations d'une vie douce et paisible pour se soulager dans les embarras de sa condition; il faut pour les honneurs avoir égard aux bienséances; il faut conserver pour ses besoins le bien qu'on possede. Comment donc renoncer à toutes ces choses pendant qu'on est occupé du soin de les conserver? C'est qu'il faut, sans passion, faire modérément ce que l'on peut pour conserver ces choses,' afin d'en faire un usage sobre, et non pas en vouloir jouir et y mettre son cœur.

Je dis un usage sobre, parceque, quand on ne s'attache point à une chose avec passion pour en jouir et pour y chercher son bonheur, on n'en prend que ce qu'on ne peut s'empêcher de prendre, comme vous voyez qu'un sage et fidele économe s'étudie à ne prendre sur le bien de son maître que ce qui lui est précisément nécessaire pour ses véritables besoins.

Ainsi la maniere de renoncer aux mauvaises choses est d'en rejeter l'usage avec horreur; et la maniere de renoncer aux bonnes est de n'en user jamais qu'avec modération pour la nécessité, en s'étudiant à re

trancher tous les besoins imaginaires dont la nature avide se veut flatter..

Remarquez qu'il faut, non seulement renoncer aux choses mauvaises, mais encore aux bonnes; car Jésus Christ a dit sans restriction "Quiconque ne renonce pas à tout ce qu'il possede, ne peut être mon disciple,

Il faut donc que tout chrétien renonce à tout ce qu'il possede, même aux choses les plus innocentes, puisqu'elles cesseroient de l'être s'il n'y renonçoit pas.

Il faut qu'il renoncé même aux choses qu'il est obligé de conserver avec un grand soin, comme le bien de sa famille ou comme sa propre réputation puisqu'il ne doit tenir de cœur à aucune de toutes ces choses: il ne doit les conserver que pour un usage sobre et modéré; enfin il doit être prêt à tout perdre toutes les fois que la Providence voudra l'en priver, 1 Il doit même renoncer aux personnes qu'il aime Le plus et qu'il est obligé d'aimer; et voici en quoi consiste ce renoncement; c'est de ne les aimer que pour Dieu, d'user sobrement et pour le besoin de la consolation de leur amitié; d'être prêt de les perdre quand Dieu le voudra, et de ne vouloir jamais chercher en eux le vrai repos de son cœur. Voilà cette chasteté de la vraie amitié chrétienne qui ne cherche

(1) Luc. 14, v. 3.

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