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laquelle on peut remonter à Hue-fou, la capitale. J'ai vu Touranne, et j'ai vraiment peine à m'expliquer les pompeuses descriptions qui ont été consacrées à cette bicoque. L'équipage d'une corvette serait plus que suffisant pour enlever les deux ou trois mauvais forts de construction presque européenne qui ont la prétention de défendre la place. La conquête serait done des plus aisées; mais qu'en ferions-nous? Une station maritime pour notre escadre des mers de l'Inde et de la Chine? On dépenserait beaucoup d'argent pour y construire un arsenal, des magasins, etc. (car tout serait à créer), et on concentrerait difficilement à Touranne, si l'on se bornait à la possession du port, les ressources que la marine se procure dès à présent à Manille, à Hong-kong ou à Singapore. Un entrepôt commercial? Il serait d'abord nécessaire de développer en Cochinchine les élémens d'échange, tout à fait nuls aujourd'hui, et on n'y réussirait qu'à la condition d'introduire dans le régime intérieur du pays un changement complet. Ce ne serait plus seulement Touranne qu'il faudrait occuper, ce serait la Cochinchine qui devrait être soumise à notre domination, ou tout au moins à notre protectorat. Ce dernier parti a été conseillé dans diverses publications récentes, s'inspirant de l'intérêt des missions catholiques (1). Pour atteindre un tel résultat, on ne saurait invoquer les stipulations restreintes du traité de 1787; la question se présente sous un aspect tout autre, et prend immédiatement de grandes proportions.

A la fin du XVIIIe siècle, le catholicisme était honoré en Cochinchine. L'empereur Gya-long devait son trône à l'habileté et au courageux appui de l'évêque d'Adran, mort en 1799; mais les successeurs de ce prince n'héritèrent point de ses sympathies pour la foi chrétienne et pour la France. Les persécutions, commencées sous le règne de Ming-mang, se continuèrent sous celui de Thieu-tri, et elles ne se sont pas ralenties sous l'empereur actuel Tu-duc. Elles ont été terribles. Les correspondances des missionnaires sont, depuis 1820, remplies de détails navrans sur les tourmens infligés aux familles cochinchinoises qui s'étaient converties sous Gya-long. La liste est longue des apôtres qui, prêchant d'exemple, ont montré aux nouveaux chrétiens la route du martyre. Dans plusieurs occasions, le gouvernement cochinchinois a remis entre les mains de nos officiers de marine, qui venaient les réclamer, les prêtres français arrêtés sur son territoire; mais plus souvent encore la condamnation à mort, prononcée par les lois du pays, a été exécutée. Nous sommes donc depuis longtemps en mauvais termes avec la Cochinchine, et il y a même déjà eu des actes d'hostilité. · En 1847, le capitaine de vaisseau Lapierre se crut obligé, pour sauvegarder l'honneur de son pavillon, de détruire avec les canons de la Gloire et de la Victorieuse les cinq ou six navires composant la flotte royale; en 1856, le commandant du Catinat, M. Lelieur de la Ville-sur-Arce, mécontent de l'attitude méprisante des mandarins, s'empara d'un fort dont il encloua les batteries. Il serait facile de trouver dans cet ensemble de faits des motifs plausibles pour déclarer la guerre à la Cochinchine.

(1) Voyez notamment un article publié dans le Correspondant du 25 décembre 1857 sous ce titre les Droits, les Intérêts et les Devoirs de la France en Cochinchine.

Les missionnaires, ou, pour parler plus exactement, certains missionnaires appellent de tous leurs vœux l'intervention armée de la France dans l'empire d'Anam. Témoins des persécutions qui frappent à coups redoublés les chrétiens indigènes, convaincus que la force est désormais l'unique moyen de sauver leur église naissante, ils n'hésitent plus à conseiller la guerre sainte. Ce n'est point, je le sais, un sentiment de vengeance qui inspire cette politique violente; les missionnaires acceptent pour eux-mêmes les fatigues et les périls de l'apostolat, volontiers ils bravent le martyre : ils demandent seulement que la France défende en Cochinchine, au profit de toute une population indignement opprimée, le principe de la liberté de conscience et de la tolérance religieuse. Mais, quelle que soit la pureté des intentions, il convient peu à des missionnaires, à des hommes de paix, de se constituer les avocats de la guerre, et, si l'on examinait la question d'après les règles du droit strict, on pourrait ne pas admettre la justesse de leurs argumens. Dès son avénement au trône (1820), l'empereur Ming-mang a déclaré que l'accès de ses états, à l'exception du port de Touranne, demeurait fermé aux Européens; il a particulièrement interdit l'entrée des missionnaires catholiques, et il a proscrit la religion chrétienne. Ses successeurs ont adopté les mêmes mesures, sanctionnées par les pénalités les plus sévères. C'est à la crainte d'une invasion européenne, non au fanatisme religieux, qu'il faut attribuer la politique exclusive des souverains de la Cochinchine. Quoi qu'il en soit, en défendant la pratique de tel ou tel culte importé de l'étranger, ils ont exercé un droit incontestable. A diverses reprises, notamment en 1843 et en 1845, lorsque des prêtres français, arrêtés à l'intérieur du pays, ont été remis aux commandans de l'Héroïne et de l'Alcmène, les mandarins ont eu soin de rappeler par écrit, et dans les termes les moins équivoques, les dispositions de la loi cochinchinoise relatives au christianisme et aux Européens. Les missionnaires ont persisté à violer cette loi formelle; à peine délivrés, ils se sont empressés de rentrer clandestinement dans leurs diocèses. Qui oserait blâmer cet intrépide courage de leur foi? D'un autre côté, il faut bien reconnaître que le gouvernement de la Cochinchine a quelque droit d'être irrité par cette désobéissance obstinée qui dédaigne ses avis et insulte à ses ordres. Les chrétiens indigènes et les prêtres étrangers ne sauraient prétendre en Cochinchine à la protection qui leur est assurée en Chine aux termes de l'édit de 1845. L'empereur de Chine a pris envers la France l'engagement de tolérer dans ses états la pratique du christianisme, de remettre aux consuls les missionnaires européens qui seraient surpris dans les provinces, tandis que les souverains de l'empire d'Anam ont, depuis la mort de Gya-long, constamment refusé de s'entendre avec les puissances européennes; ils n'ont fait aucune concession ni souscrit aucun engagement. Il en résulte que le moindre acte de persécution religieuse commis en Chine, même à l'égard d'un Chinois, et, à plus forte raison, la plus légère peine infligée à l'un de nos missionnaires, donne à la France le droit de protester et de demander satisfaction, tandis qu'en Cochinchine nous ne sommes munis d'aucun titre légal pour prévenir ou réprimer les plus cruelles persécutions, et que si nous avons incontestablement le droit de demander compte du sang de nos missionnaires cruelle

ment massacrés, notre vengeance se fonde sur la nationalité des victimes et non sur leur qualité de prêtres catholiques. Convient-il de recourir aux moyens violens pour contraindre le gouvernement cochinchinois à lever l'interdiction qui s'oppose aux progrès du christianisme, et doit-on lui prêcher la tolérance à coups de canon? C'est à peu près ce qui a été conseillé. Je ne saurais partager cet avis. Une nation catholique qui consentirait à faire de la propagande religieuse à main armée risquerait de se voir entraînée bien loin. De la Cochinchine il faudrait aller au Japon, etc. Il ne serait donc pas équitable, et il pourrait être périlleux dans l'avenir, de motiver une expédition en Cochinchine sur l'intérêt du catholicisme. Les conquêtes de la foi doivent, au temps où nous sommes, s'accomplir par la persuasion, par le dévouement, par le sacrifice, et non par la guerre. S'il est vrai que le gouvernement ait songé à diriger une escadre vers les côtes de l'empire d'Anam, il aurait, comme on l'a vu plus haut, d'autres griefs à invoquer, et il serait en mesure de pousser jusqu'à la conquête les droits de la victoire. On pourrait alors occuper non-seulement la petite presqu'île de Touranne, mais encore une partie de la vallée qui s'allonge du nord au sud de la Cochinchine, entre les montagnes et la mer; la possession d'un seul port au fond de l'Asie n'ajouterait rien à l'influence française dans cette région : c'est sur un territoire d'une certaine étendue qu'il convient de planter notre drapeau, si l'on veut obtenir un résultat sérieux.

Les observations qui précèdent ne reposent que sur une hypothèse, car on ne sait pas encore exactement si l'expédition de France en Chine a reçu l'ordre de s'emparer d'un point ou d'un territoire quelconque. Ce que je me suis attaché à démontrer, c'est que les précédens de notre politique nous amènent naturellement à chercher une colonie dans ces contrées de l'Asie où se sont transportées depuis une vingtaine d'années des luttes d'influence auxquelles la France, dans l'intérêt de l'équilibre européen, ne saurait demeurer plus longtemps étrangère; c'est que cette colonie, fondée soit dans une île dépendante du Céleste-Empire, soit dans la presqu'île de Corée, soit en Cochinchine, soit encore dans l'une des grandes îles de l'archipel malais, si l'Espagne ou la Hollande consentait à nous céder une part de leurs droits sur les immenses territoires qu'ils y possèdent, doit être d'une étendue assez vaste pour que la résolution de la France éclate au grand jour, et que nous puissions attendre dans des conditions respectables les révolutions asiatiques dont l'Angleterre et la Russie sont déjà prêtes à recueillir les fruits; c'est afin que la politique française dans l'extrême Orient reparaisse et se relève. Quant au choix de la colonie, il dépend nécessairement d'informations précises sur les richesses du sol, sur l'hydrographie des côtes, sur le climat, etc., informations que le gouvernement seul est en mesure de faire recueillir, et qu'il ne puisera pas uniquement, il faut l'espérer, dans les récits des voyageurs.

Il est évident qu'un établissement de cette nature serait assez dispendieux et exigerait l'envoi d'un corps d'armée de plusieurs milliers d'hommes: il faut donc s'attendre à rencontrer de graves et nombreuses objections; mais qu'y faire? Si nous voulons conserver notre rang dans le monde, ne sommesnous pas condamnés à nous déplacer avec les événemens, à suivre notre

honneur et nos intérêts là où ils nous appellent, à porter nos forces et nos sacrifices partout où nous entraîne la concurrence des nations rivales? Il y aurait d'ailleurs, dans une colonie asiatique, de puissans élémens de prospérité qui compenseraient tôt ou tard une partie au moins de nos sacrifices. Le sol de cette région est généralement fertile, et sous une administration bien réglée il fournirait aux échanges d'abondans produits. On n'aurait pas à vaincre la grande difficulté qui arrête d'ordinaire, comme nous en voyons un exemple en Algérie, le début de la colonisation, à savoir la difficulté du peuplement; lors même que l'on s'établirait sur un point où la population serait insuffisante, il suffirait du moindre appel pour attirer l'émigration chinoise. Une colonie favoriserait notre commerce lointain et donnerait quelque activité à notre marine marchande. Ces avantages valent bien la peine d'être pesés, indépendamment des motifs politiques qui justifieraient la réapparition de la France en Asie. L'occasion semble propice. Le traité de commerce conclu avec le royaume de Siam en 1856, la tentative faite la même année pour ouvrir des rapports réguliers avec la Cochinchine, l'expédition de Chine, à laquelle notre escadre prend une brillante part, tout annonce que le gouvernement veut rendre à la France, dans ces parages éloignés, un rôle digne d'elle. Trop longtemps nous nous sommes contentés de protéger en Chine le catholicisme, comme il convient à la nation qui s'intitule fille aînée de l'église. C'est une noble tâche que nous serons fiers de continuer. Joignons-y cependant quelque souci de notre influence politique et de nos intérêts matériels. L'appui que nous prêtons aux chrétiens n'en sera que plus efficace, et la France réparera peut-être dans l'extrême Orient la perte, si amèrement regrettée, de son ancienne puissance dans l'Inde.

C. LAVOLLÉE.

ARTISTES CONTEMPORAINS

LABLACHE

L'année 1858 semble devoir être non moins désastreuse pour les arts que celle qui l'a précédée. A peine les dépouillés mortelles de Mile Rachel ont-elles été déposées dans la nécropole de la grande cité qu'elle avait émerveillée de l'éclat de son talent, que Lablache disparaît aussi en laissant sur le théâtre où il a brillé pendant quarante ans un vide immense. Si l'on a eu raison de dire que la grande comédienne française emporte, sous les bandelettes qui enveloppent ses membres glacés, la tragédie du siècle de Louis XIV, l'une des plus nobles manifestations de la poésie dramatique, on peut affirmer, avec plus de vérité encore, qu'avec Lablache a disparu un des types les plus parfaits de l'ancien opéra bouffe italien. La gaieté est bien autrement personnelle, inhérente à l'individu et au milieu social où il se produit, que le don des larmes, ce témoignage universel de la pitié et de la tendresse humaines. On pleure toujours et partout pour les mêmes causes morales, tandis que le rire, qui naît d'une dissonance dans le rapport des choses, d'une disproportion entre la volonté et l'acte qui la révèle, est le signe d'un caractère et d'une civilisation particulière. Dis-moi de quoi tu ris, et je te dirai quelle est la nature ou la portée de ton esprit, a dit un philosophe. Aussi nous est-il plus facile de concevoir la tragédie grecque et de nous laisser émouvoir par le spectacle des mêmes infortunes que de reconstituer la société et les mœurs pour lesquelles ont été écrites les comédies d'Aristophane ou de Ménandre. L'opéra bouffe italien, tel qu'il a été créé au commencement du xvIIe siècle par Vinci, Leo et Pergolèse, agrandi par Logroscino et Piccinni, perfectionné par Guglielmi, Paisiello et Cimarosa,

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