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lonté, unie à la plus infatigable persévérance, est parvenu à enrôler sous une même bannière toutes les marines de la chrétienté, que les résultats obtenus par lui réalisent journellement pour le commerce de l'Océan des économies dont la valeur se compte par millions de francs, et qu'enfin, non content de ce progrès matériel, il lui a associé un progrès scientifique assez remarquable pour que l'illustre Humboldt y ait vu la création d'une nouvelle branche de la science! C'est cette entreprise que nous nous proposons de faire connaître, en l'envisageant successivement sous ses deux faces, industrielle et scientifique.

I.

Les progrès de la navigation sont loin de remonter aussi haut qu'on le croit communément, et peu de personnes, même parmi les marins, se font une idée exacte de ce qu'était encore un voyage en mer dans le courant du siècle dernier par exemple. Imperfection de l'architecture navale, incertitude presque constante de la position du navire, défaut d'exactitude dans la construction des cartes, mépris de toutes les lois hygiéniques de la vie de bord, tout concourait à multiplier les dangers naturels de la mer, et l'on est moins étonné, en se plaçant à ce point de vue, qu'un écrivain de l'époque hésite gravement à décider s'il classera les marins parmi les vivans ou les morts. L'as triplex d'Horace nous fait sourire aujourd'hui que la vapeur permet de franchir l'Atlantique en quinze jours; il y a cent ans, la phrase du poète était peut-être encore aussi exacte pour les immenses traversées que l'on ne craignait pas d'entreprendre qu'elle l'était du temps d'Auguste pour les quelques lieues qui séparent l'Italie de la Grèce. J'irai même plus loin je suppose que l'on place un marin d'aujourd'hui en présence d'un navire comme le commerce en construisait en 1757, lourd, ventru, s'élevant massivement sur les flots de la hauteur monumentale de son château d'arrière, en un mot dépourvu de toutes les qualités nautiques qui permettent ou de braver un coup de vent ou de s'écarter d'une côte dangereuse; je suppose qu'on lui donne pour tout atlas destiné à lui servir de guide le Grand et nouveau Miroir de la Mer, ou Colonne flamboyante de la navigation, qui faisait alors autorité; que pour fixer sa position au milieu de l'Océan, au lieu de nos chronomètres et de nos instrumens à réflexion, on le condamne à une estime incertaine, sans autre contrôle que l'usage de la grossière arbalète ou du quartier anglais, dont les mérites pour mesurer la hauteur des astres lui seront complaisamment détaillés par son Flambeau de la Mer: non-seulement notre marin du XIXe siècle hésitera, mais très probablement il reculera devant les dangers que lui offrirait une traversée

entreprise dans de semblables conditions. Indiquons donc rapidement, pour mieux faire ressortir les progrès de l'état actuel, ce que pouvaient être en 1757 les principaux élémens d'un voyage de quelque étendue sur mer.

Les cartes hydrographiques, sans lesquelles on ne conçoit guère aujourd'hui de navigation possible, sont relativement d'une origine assez récente dans l'histoire de la marine, et tant que la mission des navires se réduisit à suivre le contour des côtes, on put se contenter des croquis informes et sans proportions dont les manuscrits de nos bibliothèques nous ont conservé de curieux échantillons. Lorsque le progrès des découvertes donna aux traversées un développement inconnu jusque-là, l'on sentit le besoin de figurer plus exactement sur le papier les nouvelles régions parcourues, et, sans entrer dans des détails trop techniques, on conçoit qu'un artifice quelconque fût nécessaire pour représenter sur la surface plane d'une carte une portion considérable de la surface sphérique de notre globe. Un premier essai dans cette voie nous donna les cartes plates que l'on fait remonter à l'infant de Portugal dom Henri, dans le xv siècle. L'honneur de cette initiative revenait en effet au peuple qui inaugura la grande période de découvertes maritimes, mais ce premier résultat était loin d'être satisfaisant l'impossibilité de rapporter toutes les distances de la carte à une mème échelle obligeait à recourir à des tableaux de distances et de routes indiquant la direction à suivre et le chemin à faire pour se rendre de tel point à tel autre; le plus souvent les longitudes n'étaient pas données par ces cartes, et parfois même les latitudes y étaient inexactement reproduites (1). Cependant, malgré tous ces inconvéniens, malgré ces erreurs sans nombre, les cartes plates furent longtemps en usage, et même, exemple remarquable de la puissance qu'avait alors la routine nautique, elles servirent encore de longues années après la découverte des cartes réduites qui les ont remplacées, et qui sont aujourd'hui les seules employées. Ainsi ces dernières, connues sous le nom de cartes de Mercator, attribuées aussi à l'Anglais Wright, qui en aurait fait connaître la construction en 1599, étaient encore extrêmement peu répandues à l'époque où nous nous plaçons, tandis que le Pilote anglais, par exemple, ne renfermait guère que de ces cartes plates si inexactes (2), et que la Colonne flamboyante de la Navigation de van Keulen, ouvrage un peu antérieur il est vrai, ne se composait que de ces autres cartes informes, dites par routes et dis

(1) Cette inexactitude était volontaire, et le motif en est curieux, car c'était pour compenser la variation de l'aiguille aimantée que l'on altérait ainsi les latitudes, ce qui donnait une sorte de carte magnétique singulièrement bizarre et compliquée.

(2) Le célèbre atlas de Daprès de Mannevilette lui-même en renferme encore quelques-unes.

"

tances, « publiées, remarque avec indignation l'Encyclopédie, sur un mauvais papier gris, encore trop bon pour elles. »

Si, des cartes sur lesquelles le navigateur d'il y a cent ans traçait sa route, nous passons aux moyens dont il disposait pour fixer sa position sur cette route, nous retrouverons la même imperfection, la même incertitude. C'est assurément un des plus beaux titres de gloire de l'esprit humain que d'être parvenu à connaître le point où se trouve un vaisseau isolé au milieu de l'Océan, sans autres moyens que ceux que lui fournit l'astronomie pour déterminer la latitude et la longitude de ce vaisseau; mais beaucoup de personnes ignorent que de ces deux élémens également essentiels, le premier est d'une détermination infiniment plus facile que l'autre. Or, à l'époque dont nous parlons, on savait trouver sa latitude au moyen d'instrumens grossiers, il est vrai, mais à la rigueur suffisans: c'étaient ou des instrumens à suspension, incessamment dérangés par les mouvemens du navire, comme l'astrolabe et l'anneau astronomique, ou l'arbalète et le quartier anglais, que nous avons déjà nommés (1). Quant à la longitude, nul moyen n'existait de la connaître à la mer (2); depuis que l'illustre Newton avait montré la solution du problème dans la construction de chronomètres suffisamment exacts, les esprits s'étaient avidement tournés de ce côté, et le parlement anglais avait même, par un acte de 1728, offert un prix de 20,000 livres sterling à qui parviendrait à donner, après une traversée de six semaines, une longitude exacte à un demi-degré près; mais rien n'avait encore été trouvé, et le seul mode de navigation en usage consistait à mesurer, au moyen de la vitesse du sillage, la distance parcourue par le navire, en contrôlant cette mesure par la connaissance de la latitude. Dans un procédé aussi complétement approximatif et inexact, les erreurs s'accumulaient nécessairement d'un jour à l'autre, et atteignaient des chiffres qui semblent fabuleux aujourd'hui; aussi n'était-il pas rare alors de voir un navire se trouver, à son insu,

(1) Ces instrumens étaient non-seulement inexacts, mais de plus singulièrement incommodes; ainsi l'astrolabe était un cercle gradué suspendu verticalement entre les mains de l'observateur, et l'angle du diamètre horizontal avec le diamètre suivant lequel on visait l'astre donnait la hauteur de ce dernier, de sorte que le poids de l'instrument était une garantie de son exactitude, ou, en d'autres termes, qu'il était d'autant meilleur qu'il était moins maniable. Une astrolabe pesait de 6 à 7 kilogrammes; un cercle à réflexion actuel pèse de 4 à 500 grammes. Quant à l'arbalète, jamais nom métaphorique ne fut mieux justifié par une forme et par des dimensions exagérées (1", 130, et même plus) dont s'amuseraient fort nos marins d'aujourd'hui.

(2) La théorie de la lune eût pu, avant l'invention des chronomètres, fournir un moyen de déterminer les longitudes, et c'est même un des procédés en usage aujourd'hui; mais les mouvemens de cet astre étaient alors si imparfaitement connus, que bien plus tard Bouguer (dans son édition de 1792, revue par Lacaille et Lalande) dit que l'on ne doit pas se flatter de pouvoir ainsi déterminer sa longitude à plus de deux ou trois degrés près.

sur une côte, alors que ses calculs le mettaient encore à 80, 100 et même 120 lieues (1) au large. Souvent ces erreurs d'atterrissage se manifestaient après des traversées relativement assez courtes: ainsi l'on partait de nos ports de l'Atlantique pour se rendre aux Canaries, et l'on ne s'étonnait nullement d'arriver sur la côte de Barbarie aux environs du cap Bon, au lieu de se trouver sous Ténériffe; c'était pourtant une différence de 80 lieues. Nous avons dit que les constructeurs de cartes apportaient dans leur travail des causes d'erreur dignes en tout point de rivaliser avec celles que nous venons de signaler dans l'estime des routes. Que l'on se figure les chances de danger d'un navire réunissant dans le même sens ces deux erreurs différentes, de manière à former un écart total si monstrueux qu'aujourd'hui on a peine à croire qu'il ait jamais été possible! Mieux eût valu une ignorance absolue de sa position.

C'est avec intention que j'insiste sur ces détails si importans, et pourtant généralement peu connus, même des personnes que la lecture des relations de découvertes a familiarisées avec certains détails des voyages de mer. Et que l'on ne croie pas que je charge le tableau à plaisir, ou que ces traits ne s'appliquent qu'aux plus arriérés des navigateurs d'alors: c'était le cas général pour tous les marins, même les plus distingués. Nous voyons, par exemple, Bougainville donner comme suffisamment exacte une longitude de Taïti qu'il avait déterminée par la moyenne de onze observations de la lune, bien que les résultats extrêmes différassent entre eux de 7 ou 8 degrés! Un des officiers les plus distingués de la marine a dit avec raison que dans ces campagnes de plusieurs années d'une navigation pénible et continuelle, comme nos bâtimens de guerre en accomplissent incessamment dans les mers lointaines de la Chine ou du Pacifique, un capitaine, si habile, si prudent qu'il fût, ne s'en trouvait pas moins nécessairement plus d'une fois en danger sérieux. Ce qui aujourd'hui est encore quelquefois vrai l'était toujours il y a cent ans, l'était pour ainsi dire à chaque heure d'une traversée, et cela à tel point qu'en présence des moyens dont nous disposons actuellement, nous avons peine à comprendre qu'il pût se trouver alors des hommes assez téméraires pour exposer leur vie dans de pareilles conditions.

Reste enfin le troisième élément du voyage, l'agent du transport, le vaisseau. Relativement moins imparfait que les cartes ou les moyens d'observation, il était pourtant bien loin de ressembler à ces clippers si fins, si élancés, et cependant si vastes, que nous pouvons admirer aujourd'hui dans nos ports. Lourds, mauvais marcheurs, évoluant difficilement, les navires de commerce en usage

(1) Je parle ici de lieues marines de 5556", et non de la lieue ordinaire de 4000".

au milieu du siècle dernier étaient hors d'état de refouler un courant même médiocre, ou de s'élever au vent par une brise un peu fraîche, de manière à pouvoir doubler un de ces dangers sur lesquels on vient de voir qu'il leur était si facile de se trouver amenés à leur insu. Du reste, rien ne fera mieux ressortir cette infériorité que la comparaison des vitesses de sillage de cette époque et de la nôtre. Le nœud, au moyen duquel on mesure le chemin parcouru par un vaisseau, correspond à la minute de l'équateur, c'est-à-dire à 1,852 mètres, ou au mille marin. Or aujourd'hui un navire de marche médiocre, placé dans des circonstances favorables de vent et d'allure, doit filer au moins 8 nœuds par heure; un bon navire dans les mêmes conditions filera 10, 11, et même quelquefois 12 nœuds; je ne parle pas ici des vitesses exceptionnelles, et peut-être discutables, de certains clippers que l'on prétend avoir atteint 15, 16 et même 17 nœuds. En présence de ces chiffres, on est presque tenté de récuser les témoignages que nous ont transmis les marins du XVIIIe siècle, et pourtant tous s'accordent à indiquer que dans les convois de navires marchands, alors si fréquens sur mer, une vitesse de 4 nœuds était considérée comme très satisfaisante! On voit un spécimen de ce genre de traversée dans le journal de bord (1) d'un bâtiment de commerce anglais, la Celia, se rendant en 1740 de la Jamaïque à Bristol: pendant une traversée de cinquante-sept jours, l'on n'y trouve presque continuellement que des vitesses de 1, 2, 3 et 4 nœuds; seuls, quelques lochs (sillages) rares et privilégiés atteignent 5 nœuds. Aussi les journées varient-elles de 50 à 60 milles, c'est-à-dire qu'elles sont presque toujours inférieures à 20 lieues marines. Les lourdes pataches, les coches antiques qui voituraient péniblement nos aïeux sur leurs routes fangeuses, eussent rougi d'une semblable allure. Et qu'ici encore l'on ne se figure pas que cet exemple est un cas particulier : la Celia était évidemment un navire au moins ordinaire, et peut-être même assez bon marcheur pour le temps, si nous en jugeons par l'accent de triomphe avec lequel son journal nous apprend qu'elle est de temps à autre en tête du convoi dont elle fait partie; il est vrai qu'elle file alors 4 nœuds! Une seule fois sa vitesse s'élève à 6 nœuds, mais c'est par un véritable coup de vent dont elle nous transmet le détail.

Avec de semblables navires, les voyages de mer étaient nécessairement d'une longueur extrême, et c'est ainsi, pour continuer à choisir nos exemples à peu près vers la même époque, que nous voyons Warren Hastings, si célèbre par ses concussions et son procès, mettre, en 1769, dix mois à se rendre d'Angleterre aux Indes, traversée qui peut prendre aujourd'hui de trois à quatre mois. Il

(1) Cité par Maury dans ses Sailing Directions.

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