Page images
PDF
EPUB

stant de la durée, lui semblent plutôt dignes de pitié que d'admiration. L'idéal de la vie consiste pour lui dans la plus grande somme possible d'esprit chrétien unie à la plus grande somme possible d'activité pratique. S'il juge avec tant de sévérité les caractères religieux qui se contentent de la contemplation, en quel mépris doit-il tenir les caractères qui n'ont pas l'excuse de l'ardeur religieuse, et qui poursuivent, au nom d'un idéal indécis, leurs rêveries fugitives! Shelley et les poètes de son école ont été depuis longtemps honorés des attaques de M. Kingsley, et c'est à eux encore qu'il a songé dans le portrait d'Elsley Vavasour.

Mais hélas! quelles que soient nos théories et nos opinions, elles n'expriment jamais notre nature qu'incomplétement. Nous avons connu bien des démocrates qui avaient le cœur du conservateur le plus endurci, et il serait facile de citer certains fougueux conservateurs qui ont le cœur de vrais démocrates. Pour beaucoup d'orthodoxes, la vérité consiste dans le maintien des institutions extérieures, tandis qu'on rencontre plus d'un impie plein de tourmens religieux, et qui a faim et soif de vérité et de justice. Nos opinions ne font pas toujours partie de notre substance véritable: c'est une étiquette que nous plaçons sur notre chapeau, et qui quelquefois nous calomnie aux yeux de nos semblables; c'est une injure gratuite que nous adressons à notre conscience et à notre cœur. Bon gré, mal gré, notre nature véritable se trahira : l'homme qui est né grossier affectera en vain les opinions les plus généreuses; l'homme qui est né délicat et sensible affectera en vain de ne croire qu'à la force et de n'admirer que les vertus qui servent à la vie domestique. M. Kingsley n'échappe pas à cette contradiction. Il a beau accabler le pauvre Elsley Vavasour, et le sacrifier à l'honnête et rude Tom Thurnall sa nature intellectuelle proteste et laisse échapper ses secrètes préférences. M. Kingsley prodigue l'admiration à toutes les variétés de la force force physique, force virile, force de caractère. Son héros, son chrétien idéal, doit être un hercule capable de supporter les plus grandes fatigues, sain de corps comme d'esprit, entendu aux affaires pratiques. Il ne doit pas plus connaître le découragement que la crainte, il doit bannir les vaines tristesses et les pusillanimes passions, car M. Kingsley a horreur de la sentimentalité et du werthérisme moderne. Tout cela est fort bien, et je consens à ne pas refuser mon admiration à cet hercule, en faisant observer toutefois que cet idéal se rapproche singulièrement de l'idéal rêvé par ceux que M. Kingsley appelle les vieux ennemis sous des figures nouvelles, et qu'on le retrouverait chez le néo-alexandrin Emerson comme chez le grand épicurien Goethe, contre lesquels l'auteur guerroie depuis des années. Le christianisme s'est toujours beaucoup mieux accommodé d'un peu de faiblesse que d'un excès de

force, et a toujours préféré les âmes désespérées aux âmes stoïques, les esprits contemplatifs aux esprits pratiques. M. Kingsley le sait bien, lui qui est un chrétien sincère; aussi se donne-t-il, malgré ses opinions, les démentis les plus inattendus. Ses héros, qui sont si sûrs d'eux-mêmes, sont intrinsèquement très faibles, et ne trouvent dans leur volonté aucune arme contre leur sensibilité. Le musculeux et brave Tom Thurnall, qui n'a craint ni le yatagan des Arabes, ni le scalpel des sauvages, se sent troublé jusqu'au fond de l'âme par les yeux d'une pauvre fille timide, frêle et nerveuse. Plus frappant encore est le personnage du major Campbell, que l'on peut regarder comme son héros de prédilection, et qui symbolise certainement, dans la pensée de l'auteur, l'alliance établie par le dévouement au devoir entre la vie pratique et la vie intellectuelle. Eh bien! le major Campbell est une âme noble plutôt qu'un caractère viril. Il a eu jadis une passion profonde qui a été repoussée, et depuis, malgré tous ses efforts, il n'a pu s'en guérir... Sa passion le ronge comme un cancer intérieur, et il n'espère d'autre remède que la mort. Écoutez-le invoquer la bienfaisante déesse. «< O mort, belle, sage, tendre mort, quand viendrez-vous pour me révéler ce que je désire savoir? Je vous ai fait la cour depuis longtemps, ô brave mort, pour obtenir que vous donniez le repos au voyageur fatigué. C'était le désir d'un lâche, et vous n'êtes pas venue. Je vous ai serré de près dans l'Afghanistan, vieille mort;..... mais vous m'avez échappé, je n'étais pas digne de vous. Et maintenant, je ne vous poursuivrai plus, prenez votre temps, je saurai attendre; qui sait si nous ne nous rencontrerons pas ici? » C'est l'accent de Werther, que dis-je? c'est l'accent de Shelley lui-même. Ce major Campbell, c'est Elsley Vavasour retourné, Elsley purgé de ses vanités et purifié par une longue douleur.

Le seul lien qui puisse unir la vie intellectuelle et la vie pratique, c'est la croyance religieuse; mais par quels moyens ce trait d'union s'établira-t-il, et où trouver entre ces deux termes opposés la synthèse du devenir, comme on dit dans l'école hégélienne? C'est peutêtre une erreur de croire que les accidens de la vie amènent l'âme à la soumission aux décrets d'une volonté toute-puissante; c'est une plus grande erreur encore de croire que l'expérience de la vie amène l'âme à la charité, c'est-à-dire à aimer les hommes d'après une règle plus large que celle que nous ont tracée nos instincts, nos préfé– rences, et les doctrines que nous avons adoptées. Les héros de M. Kingsley le prouvent bien : ni le danger, ni le chagrin, ni même le désespoir n'ont pu amener Tom Thurnall à croire à un Dieu protecteur. Le ministre Frank Headley, partisan entêté de la haute église, homme de bien au demeurant, ne peut se résoudre à admettre les mérites d'un méthodiste et d'un dissident, et méconnaît

les vertus chrétiennes parce qu'elles se rencontrent ailleurs que dans son étroite chapelle. Grâce à son orthodoxie aveugle, cet homme de bien commettra l'injustice et méconnaîtra les devoirs de la charité. Il existe un lien cependant, et ce lien, selon M. Kingsley, c'est l'amour, non pas l'amour mystique, qui à l'occasion, comme en témoigne l'histoire, n'exempte ni de la persécution ni du fanatisme, mais l'amour terrestre, l'amour de la créature pour la créature. M. Kingsley appelle à son aide les femmes comme auxiliaires dans la campagne qu'il a entreprise. Si Dieu n'a aucune puissance sur l'homme, elles au moins en ont une irrésistible. Elles qui ont jadis inspiré les âges chevaleresques et transformé, sous l'influence de la religion, les instincts barbares et meurtriers en mobiles d'héroïsme et de dévouement, que ne peuvent-elles pas encore! Elles inspirent la tendresse au cœur énergique et brutal de l'homme: ne peuvent-elles lui inspirer le dévouement? Elles dont les regards paisibles savent apaiser ses colères sauvages, ne peuvent-elles lui enseigner la soumission? Elles laissent dormir leur influence, mais cette influence existe encore aussi entière qu'autrefois. Elles n'ont donc qu'à oser pour enfanter des prodiges d'héroïsme et d'abnégation, pour faire fondre la glace des préjugés et des préventions sociales; il leur suffit de mettre leurs sourires à un plus haut prix. Le ministre Frank Headley apprendra la charité dans les regards de Valencia mieux que dans son rituel; Tom Thurnall apprendra dans la patience et le dévouement angélique d'une belle maîtresse d'école la soumission à Dieu, que n'ont pu lui enseigner les plus dangereuses expériences, et Stangrave, le froid Américain du Nord, deviendra abolitioniste forcené pour l'amour d'une belle esclave émancipée qui exigera le dévouement à la cause de sa race opprimée. Tout cela est bien romanesque, direz-vous? Non, pas dans la pensée de M. Kingsley. Il considère véritablement les femmes comme les anges ministres de Dieu sur la terre, et ne parle jamais d'elles qu'avec une estime et une courtoisie toutes chevaleresques. Ce n'est pas lui qui voudrait jamais souscrire à la décision de ce concile qui déclara impoliment que les femmes n'avaient pas d'âme.

Je n'ajouterai plus qu'un mot. Ainsi que tous les livres précédens de M. Kingsley, ce dernier roman est fort judicieux comme critique de l'état moral actuel des âmes; mais le remède qu'il présente est impuissant et exclusif. Quelque exclusive que soit la civilisation anglaise, une foule d'idées prohibées s'y sont introduites, et il serait difficile de faire accepter aujourd'hui, même à l'Anglais le plus obstiné, l'église anglicane comme panacée universelle et remède souverain. En outre, M. Kingsley s'est trompé cette fois, je le crains bien, dans la méthode à employer pour atteindre le but qu'il poursuivait. Son dernier livre est un plaidoyer contre ce qu'on appelle en Angle

terre self-education, c'est-à-dire l'éducation morale que se donne à lui-même l'individu en vertu de son expérience, de ses efforts et de ses épreuves. M. Kingsley croit au contraire que c'est l'éducation qui doit former l'individu, et non l'individu qui doit faire lui-même son éducation. Cela est logiquement raisonner, j'en conviens; mais qui dit éducation impersonnelle dit une doctrine préexistante à l'individu; et qu'arrivera-t-il si cette doctrine, pour un motif ou pour un autre, est frappée d'impuissance, et que la raison se soit refusée à l'accepter? Ici M. Kingsley intervient, et avec une ferveur toute chrétienne il réclame hardiment de nous un miracle. « Si vous n'avez pas cru à cette doctrine jusqu'à présent, nous dit-il, croyez-y maintenant et sans hésiter. Votre éducation personnelle ne vous servira de rien lorsque vous serez plongé dans l'abîme de la détresse. Vos théories alexandrines, votre égoïste sagesse à la Wilhelm Meister, vos maximes sur l'impassibilité que le sage doit opposer aux coups du sort, sur le mépris serein avec lequel il doit regarder les accidens de la vie, ne vous seront d'aucun secours lorsque vous chercherez un consolateur, et que vous n'en trouverez pas. » Les pieuses et chrétiennes remontrances de M. Kingsley sont incontestablement fort éloquentes; mais, hélas! l'éloquence s'adresse aux foules avec bien plus de succès qu'à l'individu, et laisse la raison froide lorsqu'elle touche et enlève le cœur. M. Kingsley, en un mot, fait appel au sentiment contre l'incrédulité. Le sentiment en effet a opéré quelquefois les conversions les plus remarquables; cependant je doute qu'il ait été jamais bien puissant contre l'incrédulité rationnelle et réfléchie. On peut faire appel au sentiment pour exciter les sympathies de l'homme envers ses semblables, pour éveiller la sympathie sociale: M. Kingsley l'a fait dans Alton Locke, et il a réussi; on peut faire appel au sentiment pour attirer l'attention sur les misères morales de l'époque où l'on vit: M. Kingsley l'a fait dans Yeast (1), et il a réussi; mais le succès est plus douteux lorsqu'au lieu de s'adresser à la société, on s'adresse à l'individu, et lorsqu'au lieu de réclamer des sympathies pour des souffrances sensibles, on réclame la croyance à une vérité abstraite. Ce que l'individu demande, ce ne sont pas des appels éloquens, mais des démonstrations certaines qui forcent la conviction, et il le demande plus que jamais dans un temps sillonné d'hérésies, nourri de doctrines infidèles, armé d'un sens critique impitoyable, qui a jusqu'à présent refusé d'accepter de la sentimentale raison pratique les doctrines réduites en poussière par la froide raison pure.

ÉMILE MONTÉgut.

(1) Voyez, sur Alton Locke et le roman d'Yeast, la Revue du 1er mai 1851 et du 15 février 1852.

[merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small]

Le conclave formé après la mort de Léon X (1) commença le 27 décembre 1521. Trente-neuf cardinaux y entrèrent. L'élection du nouveau pape était de la dernière importance pour les deux souverains qui se disputaient l'Italie et qui étaient en lutte partout. CharlesQuint avait promis de se déclarer pour la candidature de Wolsey. Il était tenu de le faire, s'il ne voulait point encourir l'animosité de l'ambitieux cardinal et s'exposer à perdre l'appui de son maître. Aussi, dès qu'il connut la mort de Léon X, écrivit-il à Wolsey le 28 décembre: «Monsieur le cardinal mon bon ami, le chemin m'est ouvert de pouvoir démontrer le grand désir que j'ai à votre grandeur et avancement. Vous pouvez être sûr qu'il ne sera rien épargné pour parvenir à l'effet souhaité (2). » Il lui transmit en même temps la copie de la lettre qu'il adressait à don Juan Manuel, son ambassadeur à Rome, et dans laquelle il lui disait : « Nous

(1) Voyez la livraison du 15 mars.

(2) Charles-Quint à Wolsey. Musée britannique, Galba B., vii, fol. 160, olographe.

« PreviousContinue »