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pis dans les districts orientaux à mesure qu'on se rapprochait de l'Océan-Pacifique, le prix de toute chose allait augmentant dans des proportions fabuleuses. C'est ainsi qu'à Irkoutsk on s'estimait heureux, en 1856, de ne payer le sucre que 4 francs la livre. Ce mal paraissait sans remède. La Russie possède bien un port, Ochotsk, sur l'Océan-Pacifique; mais le golfe d'Ochotsk est fermé par les glaces jusqu'au mois de juillet, et ne demeure point ouvert pendant plus de deux mois et demi. Eût-il été libre pendant un temps plus long, il n'aurait pu servir à établir des communications faciles avec le monde civilisé. Tous les grands fleuves de la Sibérie coulent du sud au nord, c'est-à-dire dans une direction parallèle à la mer, et le long de la côte s'étend une chaîne de montagnes assez élevées. La route qui conduit d'Irkoutsk à Ochotsk, en traversant toute la Sibérie orientale, coupe donc transversalement toutes les grandes vallées du pays; elle doit franchir toutes les chaînes qui les séparent, et dont quelques-unes deviennent impraticables l'hiver, précisément dans la saison où les transports devraient être plus faciles. Le commerce essayait en vain de lutter contre les obstacles que la nature elle-même opposait à son développement. Aussi les Russes ont-ils de tout temps jeté un regard de convoitise sur le bassin de l'Amour. Ce fleuve, un des plus grands du monde, et que les plus gros vaisseaux de guerre remontent jusqu'à une distance considérable, court de l'ouest à l'est, dans une direction perpendiculaire à celle que suivent tous les fleuves sibériens; c'est seulement à l'approche de l'Océan-Pacifique qu'il fait brusquement un coude, et coule du sud au nord pour se jeter dans le détroit qu'on appelle la Manche de Tartarie, qui communique avec la mer du Japon, et qui reste presque constamment libre. Un de ses affluens, la Chilka, prend sa source dans les monts Saïan, non loin du lac Baïkal, et passe à Nertchinsk; un autre, la Zeïa, a sa source beaucoup plus au nord encore, dans le gouvernement d'Yakoutsk. L'Amour et ses affluens offraient donc, au prix d'un détour, une route naturelle et facile entre la Sibérie orientale et l'Océan-Pacifique. Depuis longues années, les Russes ont occupé la vallée supérieure de l'Amour, qui confine au pays des Khalkas; mais un traité conclu avec la Chine au XVIIIe siècle, et dont Klaproth a donné la traduction, leur interdisait la navigation du fleuve. Ce traité a été longtemps observé; mais la nécessité d'ouvrir aux provinces sibériennes des débouchés vers l'Océan-Pacifique était tellement impérieuse que la Russie, dans le cours des dernières années, avait fait commencer l'exploration du fleuve. L'escadre anglo-française, pendant la guerre de Crimée, chercha vainement aux bouches de l'Amour des établissemens russes ces établissemens n'étaient alors qu'à l'état de projet. Cependant, si l'on n'avait point encore mis la main à l'œuvre, les

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études étaient terminées et tous les préparatifs étaient faits. A peine la conclusion du traité de Paris avait-elle rendu à la Russie la liberté de ses mouvemens, que la frontière sibérienne fut brusquement portée jusqu'aux rives de l'Amour, et qu'une moitié de la Mandchourie se trouva enclavée dans les possessions russes. Une forteresse fut créée, sous le nom de Strelotschnaïa, au confluent de l'Argoun et de la Chilka, qui par leur réunion forment l'Amour, et une autre aux bouches mêmes du fleuve, sous le nom de Nicolaïef: des stations de Cosaques furent établies le long du fleuve, et une route militaire fut commencéé immédiatement pour les relier entre elles.

Au mois de novembre 1856, la garnison de Nicolaïef entendit pour la première fois résonner les sonnettes de la poste russe, et vit entrer le premier téléga. C'était le général Kagakevitch qui arrivait en tournée d'inspection. Quelques jours après, un bâtiment américain, l'Europa, débarquait à Nicolaïef les machines et les coques démontées de deux petits bateaux à vapeur destinés à naviguer sur le Haut-Amour. Ces deux bateaux furent montés et garnis de leurs machines pendant l'hiver : le plus grand, appelé Amour, est de la force de soixante-dix chevaux; le second, appelé Lena, est de la force de trente-cinq chevaux et ne tire que trois pieds et demi, ce qui lui permet de remonter l'Amour jusqu'à Strelotschnaïa. En même temps deux autres bateaux à vapeur étaient construits sur la Chilka par les ateliers du gouvernement à Nertchinsk. Dans son voyage d'essai, en juillet 1857, la Lena a transporté des voyageurs et des marchandises de Nicolaïef à Strelotschnaïa en trentę jours, avec la certitude de pouvoir réduire à vingt jours la remonte du fleuve dans les voyages suivans. L'Amour ne put d'abord dépasser le confluent de la Zeïa à cause du manque d'eau; mais la fonte des neiges, en grossissant le fleuve, lui permit de continuer sa route. Les expéditions de ces deux navires ont été extrêmement fructueuses. On n'avait pas perdu de temps en effet pour appeler le commerce à Nicolaïef: ce port a reçu en 1857 des navires venus de Hong-Kong, de San-Francisco et de Hambourg, avec des cargaisons évaluées à deux millions, et un grand nombre de barques japonaises. Toutes les marchandises y sont devenues immédiatement trois fois moins chères qu'à Irkoutsk, et les importateurs, en les dirigeant aussitôt sur la Sibérie orientale, à bord de l'Amour et de la Lena, ont réalisé des bénéfices considérables. Les bateaux à vapeur ont rapporté à la descente de riches cargaisons de fourrures, en sorte que déjà les élémens d'un commerce régulier et lucratif sont acquis. Ainsi, en moins de quatre années, une province a été ajoutée à la Russie, des forteresses ont été bâties, un port créé, la régularité des communications assurée par une route et par un service de bateaux à vapeur, une

voie nouvelle ouverte au commerce, et tandis que la Sibérie payait moins cher ce qu'elle achète à l'Europe, elle a conquis une voie d'écoulement plus facile et plus prompte pour ses propres produits, affranchis de transports onéreux.

De semblables résultats, obtenus en si peu de temps, avaient une portée trop haute pour ne pas frapper tout esprit politique. Le général Mouravief, qui les avait entrevus dès son arrivée en Sibérie, et qui, dans une rapide visite à Pétersbourg en 1856, s'était assuré des moyens d'action considérables en hommes et en argent, a consacré tout l'été de 1857 à vérifier par ses propres yeux les progrès déjà accomplis, à préparer ce qui restait à faire. Au retour de cette inspection, il a pris immédiatement la route de Pétersbourg, où il est arrivé en novembre de la même année. Il a exposé au tsar l'insuccès de la mission confiée à l'amiral Putiatin, la certitude d'une guerre avec la Chine, qui ne peut se laisser ravir, sans essayer de la défendre, la moitié d'une province qui a été le berceau de sa dynastie, enfin la nécessité non-seulement de conserver, mais de développer les établissemens formés sur les bords de l'Amour. Il a fait voir la Sibérie orientale condamnée à languir au milieu de sa ceinture de montagnes et de glaces éternelles, appelée au contraire à l'avenir le plus brillant et le plus rapide, si on lui ouvre vers le monde civilisé cette route que la nature a pris soin de tracer elle-même; il a montré les moyens d'action tout prêts, l'exécution facile, l'occasion opportune. Les rapports du général Mouravief, confirmés de tous points par le témoignage du général Korsakof, feldataman des Cosaques établis au-delà du Baïkal, arrivé à Pétersbourg presque en même que le gouverneur général, ont porté la conviction dans l'esprit du tsar. Les résolutions prises par le gouvernement russe se sont trahies dans le langage de ses organes semi-officiels, et surtout dans un article significatif de l'Abeille du Nord. « La Chine, disait l'écrivain russe, est un empire trop étendu pour qu'il puisse lui être permis plus longtemps de mener une existence isolée, et de s'interdire tout rapport même avec les états qui, par leur organisation commerciale ou la contiguïté de leurs frontières, ont le plus de droits à entrer en relations avec elle. Le génie de l'activité européenne réclame à grands cris qu'elle entre enfin dans le cercle de son action. Les états civilisés ont trop le sentiment de leur dignité et de leur puissance pour demeurer plus longtemps indifférens aux refus obstinés que fait la cour de Pékin de nouer aucune sorte de relations avec l'Europe et l'Amérique : ils le peuvent d'autant moins que le Japon, mieux inspiré, n'a attendu pour abaisser ses barrières l'emploi d'aucun moyen de coërcition. D'après les dernières nouvelles, la Chine persiste dans son obstination. On n'aura donc point lieu d'être surpris si la Chine

devient avant peu le théâtre d'événemens remarquables et du plus haut intérêt pour l'Europe. »

Cette prédiction menaçante est aujourd'hui en voie d'accomplissement. Le général Mouravief est retourné dans son gouvernement avec des pouvoirs discrétionnaires, et toutes les troupes qui étaient dans la Sibérie occidentale ont été dirigées immédiatement au-delà du lac Baïkal. L'amiral Putiatin avait été chargé d'offrir à la cour de Pékin le secours d'une armée russe contre les rebelles, en échange de la cession du territoire de l'Amour. Le général Mouravief a été autorisé à imposer à la Chine cette cession et l'ouverture de ses frontières, fallût-il porter la guerre au cœur de l'empire du Milieu, fallût-il même renverser la dynastie régnante. Les mandarins de la Mandchourie ont fait sommation aux Russes d'évacuer le territoire de l'Amour; sur le refus de ceux-ci, ils ont rassemblé des troupes, ils ont attaqué et détruit quelques-unes de leurs stations. Le général Mouravief a enjoint aux Cosaques d'évacuer toutes les stations et de se concentrer sur deux ou trois points principaux; lui-même réunit des forces considérables pour être prêt à entrer en campagne avec une armée dès le retour du printemps, et il a envoyé à l'amiral Putiatin l'ordre de coopérer avec son escadre aux entreprises des flottes anglaise et française. Comme il est à croire que le général Katenin n'a point rassemblé, sans un but déterminé, un corps de trente mille hommes en Tartarie, la Chine, déjà déchirée par la guerre civile, peut se trouver envahie de trois côtés à la fois. Nous ne savons s'il entre dans les vues de la Russie d'opérer une révolution en Chine; nous croyons avoir établi qu'elle en a les moyens.

Ainsi va toujours croissant en étendue et en puissance cet immense empire qui touche à toutes les mers et possède une partie de tous les continens. Faut-il voir seulement dans ces continuels progrès de la domination russe le triomphe de la politique humaine? N'y faut-il pas reconnaître plutôt un secret dessein de la Providence, qui prend tour à tour les puissans et les faibles pour instrumens de ses volontés? Si la Russie mérite d'être arrêtée et combattue lorsque, poussée par la passion de l'agrandissement, elle veut établir ses avant-postes en Allemagne ou à Constantinople, au cœur de cette Europe dont elle est la dernière-née, on doit au contraire applaudir sans réserve à ses succès en Asie, car chacun de ses pas en avant est une victoire de l'intelligence humaine sur la nature, une conquête de la civilisation sur la barbarie.

CUCHEVAL-CLARIGNY.

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Après le mystérieux événement qui avait attristé sa maison (1), Osman-Bey ne fut pas longtemps à reprendre quelque empire sur lui-même. La surprise l'avait poussé à des démonstrations peu convenables, et il en eut d'autant plus de regret qu'il savait trop combien il serait dangereux pour les bonnes mœurs de son harem d'y laisser croire qu'une esclave infidèle y pût laisser quelque souvenir. Osman fit donc de louables efforts pour retrouver la gravité sereine qui le distinguait d'habitude; mais s'il en retrouva les dehors, ce fut aux dépens de sa tranquillité intérieure. Soit qu'il se reprochât la mort d'Ombrelle, attribuée généralement à l'émotion et à la frayeur qu'il lui avait causées, soit qu'il souffrît gravement de la gêne qu'il s'imposait pour ne point paraître trop affecté par la mort d'une femme coupable, il est certain que son humeur devint de plus en plus sombre; il perdit l'appétit, le sommeil, et sa santé en définitive s'en ressentit. Maléka, qui craignait les effets de cette tristesse invincible et les suites des distractions qu'il pourrait être tenté de chercher dans de nouvelles amours, le poussa prudemment vers la politique. Au début de sa carrière, Osman avait joui de la protection (1) Voyez la livraison du 1er avril.

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