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vement expliquer et circonscrire, le droit des gens procède avec plus de simplicité : il se borne à établir des règles pratiques, applicables aux cas particuliers qu'il veut résoudre, et laisse aux publicistes le soin de faire dériver ces règles de tel ou tel principe que la raison leur indique, ou vers lequel inclinent leurs préférences. Ainsi, pour rentrer dans la question qui nous occupe, il y a certains actes du droit civil, du droit politique, du droit international, par rapport auxquels la situation des équipages et des passagers embarqués sur un navire, est assimilée, par les lois ou par les traités, à celle des citoyens restés sur le territoire de l'État dont le navire porte le pavillon. Quelques publicistes en ont conclu seulement que les commerçants de chaque État, conservant leur nationalité jusque sur la terre étrangère, devaient naturellement rester soumis à la juridiction de leur prince et continuer à jouir de tous les bénéfices du droit de cité, tant qu'ils ne tombaient pas sous la juridiction territoriale d'un prince étranger. Or, la haute mer n'étant soumise à l'empire, ni par conséquent à la juridiction de personne, il leur a paru tout simple que, dans ces cas, la juridiction fût réglée à bord des navires par la nationalité des sujets. D'autres, au contraire, animés du louable désir d'intéresser la logique au succès d'une cause qui avait toutes les sympathies des amis de la justice et de l'humanité, se sont appliqués à faire sortir des faits acquis un principe plus large qui pût servir à résoudre en faveur des neutres des questions trop longtemps controversées 1.

Puisqu'il est reconnu, d'une part, que, d'après les maximes fondamentales du droit des gens, la juridiction suit le territoire; que, d'autre part, dans l'état actuel du droit secondaire, les sujets embarqués sur un navire de commerce demeurent, pour la plupart des cas, sous la juridiction de leur prince, ou

1 J'ai cru devoir, dit M. Hautefeuille, donner à l'examen de cette question (celle de la « territorialité » des navires) d'assez longs développements, parce que de sa solution dépend une des plus importantes prérogatives de la navigation et du commerce des peuples pacifiques, une de celles qui sont le plus controversées avec les belligérants. (Droits des neutres, édit. de 1849, t. II, p. 45.)

de ses délégués, ne doit-on pas conclure naturellement de ces prémisses, que le navire de commerce est une sorte de « territoire au petit pied », une partie intégrante des États du prince?

Ce principe admis, voyez avec quelle facilité s'en déduisent les conséquences.

C'est à peine s'il est besoin d'établir que le territoire neutre est chose inviolabie et sacrée : n'est-ce pas la base sur laquelle reposent l'indépendance des souverains et, avec elle, tous les droits des peuples? Si donc le navire de commerce est une fraction aliquote du territoire, de quel droit le souverain qui fait la guerre pourra-t-il saisir et arrêter des bâtiments neutres? De quel droit pourra-t-il même les visiter et s'enquérir de la nature ou de la nationalité des objets qu'ils transportent?

Non-seulement la marchandise innocente appartenant à l'ennemi, mais jusqu'à la contrebande de guerre, devrait, dans la rigueur du principe, rester à l'abri de toute recherche, sur le bord, c'est-à-dire sur le territoire, d'un neutre ou d'un ami.

Tout mode de vérification ou de visite, même sous la forme la moins vexatoire et la plus polie, deviendrait presque une atteinte au droit du souverain territorial du navire.

En un mot, par cette fiction ingénieuse qui transporterait la qualité de territoire au navire, les neutres se trouveraient mis soudainement, pour la guerre maritime, en possession de tous les avantages territoriaux qui leur sont assurés dans la guerre continentale.

Qui, plus que nous, s'empresserait d'applaudir à ce notable progrès du droit des gens?

Le jour où les nations civilisées pourront s'entendre pour réaliser ce dessein, nous demanderions seulement qu'on voulût bien examiner aussi pourquoi cette fiction de droit serait restreinte aux navires de commerce des neutres et ne protégerait pas également les navires de commerce ennemis?

Convient-il donc de faire ici acception de peuples et de per

sonnes?

Si le navire de commerce d'un État neutre est une « portion flottante du territoire » de cet État, et doit jouir en mer de tous les priviléges qui lui sont accordés sur la terre ferme, le navire de commerce ennemi ne sera-t-il pas considéré, par application du même principe, comme un magasin flottant, détaché du territoire, et dont le contenu doit être respecté sur le libre Océan, aussi bien qu'il le serait en rase campagne, ou dans une ville ouverte de la nation belligérante?

Je m'étonne que cette conséquence ait échappé à de judicieux esprits, avec qui j'espère me retrouver un jour dans le même camp, lorsqu'ils auront reconnu qu'il ne suffit pas de protéger la marchandise ennemie sous pavillon neutre, et qu'il serait plus logique de la protéger aussi sous son propre pavillon.

Il n'a pas été question, dans ce chapitre, des vaisseaux de guerre, car il n'est besoin d'aucune fiction pour justifier, à bord des bâtiments de l'État, l'exercice de la juridiction du souverain, qui les commande par l'entremise de ses délégués. Une escadre militaire c'est un corps d'armée, c'est-à-dire la représentation directe et vivante de la souveraineté pour ce qui concerne la guerre. Ce caractère la suit en tous lieux : partout où stationne un bâtiment de guerre, le souverain est présent par ses délégués. Il y a là quelque chose qui ressemble à l'inviolabilité des ambassadeurs, dont le principe ne dérive pas assurément de la juridiction territoriale, mais d'un pacte sacré, tacitement conclu entre tous les peuples civilisés du monde.

CHAPITRE V.

DU RAPPORT ENTRE LA FORME DANS LAQUELLE SE FAIT LA GUERRE
ET LE DROIT QU'ON Y OBSERVE.

SECTION Ire

De l'influence des progrès de l'art naval sur ceux du droit maritime international.

On n'a pas, ce nous semble, assez remarqué jusqu'ici le rapport qui existe entre le « droit pratique » de la guerre et la forme dans laquelle elle se fait.

On a cherché surtout dans des causes morales, c'est-à-dire dans les passions des hommes et dans celles des peuples, dans leurs préjugés, dans leurs erreurs, l'explication des retards qu'ont éprouvés certains progrès qui nous paraissent aujourd'hui tout simples.

A Dieu ne plaise que je veuille justifier ce qui n'a pas d'excuse, ni faire nos pères meilleurs qu'ils n'étaient; mais je ne voudrais pas non plus qu'au rebours de cette détérioration progressive que le poëte latin présentait comme le triste apanage des générations descendantes 1, on fit peser sur nos ascendants une responsabilité de fautes ou de crimes. qui irait s'aggravant toujours à mesure qu'on remonterait d'âge en âge.

Je demanderais seulement que, dans l'appréciation d'anciens abus qui ont pu être réformés de nos jours, et dont je voudrais extirper maintenant jusqu'à la racine, on fit la part des difficultés qui se rencontraient autrefois dans les usages et dans les mœurs, je dirai même dans l'état de la navigation et des arts.

1

Ætas parentum, pejor avis, tulit

Nos nequiores, mox daturos

Progeniem vitiosiorem.

(HORACE.)

N'y a-t-il pas, dans l'homme enfant, certains progrès de l'intelligence qui attendent, pour se produire, que les organes se soient développés, que la pensée, la mémoire, la volonté même, aient leurs instruments complets, pour s'en servir?

On pourrait citer aussi, dans l'histoire de la civilisation des peuples, plus d'un progrès intellectuel ou moral qui s'est atardé parce que les instruments sociaux manquaient pour seconder l'effet de la pensée ou la tendance générale des esprits.

Je craindrais sans doute, en insistant trop sur ce point, d'exalter l'orgueil de mon siècle, déjà si fier de ses découvertes scientifiques et matérielles; et cependant il est bon de lui faire sentir que, s'il a reçu beaucoup de la Providence sous le rapport des dons de l'art et de l'industrie, il doit le lui rendre en progrès moraux, devenus plus faciles par ce perfectionnement même des ressorts industriels et sociaux.

Je pourrais ici, en résumant et en complétant ce que j'ai déjà dit sur l'art des constructions navales et de l'armement des vaisseaux, montrer quelle a été, dans les différents âges, l'influence des progrès de cet art sur l'organisation de la guerre maritime, et par suite, sur les coutumes de cette guerre, et sur la manière d'en comprendre et d'en régler les droits.

La séparation définitive entre la « guerre publique » et la «guerre privée » sur les mers, pouvait-elle s'accomplir avant que les flottes militaires fussent constituées et armées dans des conditions toutes différentes de celles des bâtiments de transport et de négoce?

Nous avons vu, au xvII° siècle, les vaisseaux de guerre pren dre, les jours de combat, la place de ces navires d'emprunt qui servaient, suivant les circonstances, à tous usages, et se mettaient au service de tous les belligérants qui en avaient besoin.

V. t. I, p. 104, 105, 110, 116, 157, 158, 270, 271, 338, 339, 341, 495, 497, 498, 503.

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