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Comment, avec une telle forme de guerre, aurait-on pu voir se réaliser quelque progrès suivi dans le droit des gens maritime?

Aussi, dans l'étude que nous allons faire, ne trouveronsnous, à cette époque, que des volontés hésitantes, des principes contredits par les faits, des concessions tantôt marchandées, tantôt retirées, des tendances généreuses, mais paralysées par la politique se couvrant du prétexte de la nécessité.

CHAPITRE VI

EXAMEN SOMMAIRE DES PRINCIPALES QUESTIONS DU DROIT MARITIME INTERNATIONAL AU POINT DE VUE DU DROIT CONVENTIONNEL ET DU DROIT PRIMITIF.

SECTION Ire.

Du transport des marchandises ennemies par navires neutres.

C'est surtout en ce qui touche le transport des marchandises ennemies par navires neutres, que l'histoire du droit des gens nous présente, pendant le XVII° siècle et la première moitié du xvi, le spectacle d'un conflit déplorable, étrange, mais plein d'intérêt au point de vue philosophique et moral, entre deux tendances diamétralement opposées.

L'une, s'appuyant à la fois sur l'esprit de civilisation, et sur le véritable esprit du commerce qui vit surtout de libres transactions et de sécurité, poussait instinctivement les peuples. de l'Europe à proclamer la généreuse maxime que le pavillon neutre couvre de son inviolabilité jusqu'à la marchandise ennemie.

Il s'agissait de réaliser, par là, l'un des plus grands progrèsqui aient été accomplis de nos jours dans le droit maritime. L'autre tendance était rétrograde; elle avait pour mobile l'ambition politique qui cherche, par toutes voies, à dominer, la jalousie commerciale qui veut profiter de la guerre pour écraser ses riyaux restés en paix,, et, nous venons de le voir, les exigences désordonnées de la course, dont le butin maritime était l'aliment et l'amorce.

Cette dernière tendance ramenait la civilisation vers la barbarie, en aggravant encore et, cette fois, d'une manière évidemment inique, les usages maritimes du moyen âge, tels que les constate le Consulat de la mer.

Le principe posé par le Consulat de la mer est aggravé.

Dans l'acte de transporter par vaisseaux neutres la marchandise ennemie, les usages anciens ne frappaient qu'une chose, cette marchandise elle-même. Non-seulement on laissait le navire neutre continuer sa route, mais le belligérant croiseur devait payer au capitaine ainsi arrêté le fret stipulé pour le transport entier de la marchandise saisie : c'était, dit Bynkershoeck, le payer au delà de son dû, car il recevait ainsi le prix d'un service qu'il n'avait pu rendre 1.

Loin d'être en rien généreuse, la coutume nouvelle était ouvertement spoliatrice, car, à la confiscation des marchandises ennemies, elle ajoutait impitoyablement celle du navire neutre on en revenait à tout confondre pour tout saisir, comme si, en faisant avec l'ennemi un pur acte de commerce pour le transport de marchandises innocentes, le neutre devenait ennemi lui-même, et devait subir, pour son navire, plus innocent encore, le traitement le plus rigoureux de la guerre.

Comment cette odieuse maxime : « Robe ennemie confisque robe et navire amis », a-t-elle fait son entrée dans notre droit français? Nous avons essayé de l'expliquer tout à l'heure, en citant l'aveu que contient à ce sujet l'édit de 1584 (sous Henri III), et dont la disposition ne faisait que reproduire celle de l'édit de 1543 (sous François Ier).

C'était pour « donner du cœur et du courage » aux corsaires, et afin qu'ils «< eussent meilleur désir d'équiper navires de guerre et d'endommaiger les ennemis ».

Dans un tel état de choses, on devait regarder comme un progrès, le retour pur et simple au principe du Consulat de la mer.

L'édit de 1639 (sous Louis XIII) proclama cet adoucissement en restreignant la confiscation aux marchandises ennemies

1 Vecturæ pretia non debentur nisi perductis mercibus ad portum destinatum. (Quæst. juris publici, l. 1, c. 14.)

sans atteindre ni le navire neutre qui les transportait, ni les autres marchandises innocentes que l'armateur neutre avait pu charger sur son navire. Les premiers édits rendus sous la minorité de Louis XIV, en 1645 et 1650, retinrent ce tempérament à la rigueur primitive de ce que Bynkershoeck appelle l'antique loi de la France 1.

Mais, dans ce beau monument de législation commerciale et maritime que fonda Louis XIV, alors au faîte de sa puissance, notre admiration est offusquée de rencontrer, comme une tache qu'elle déplore, une consécration nouvelle du principe de l'édit de 1584, au sujet de la saisie des navires neutres employés au transport de marchandises ennemies.

Il paraît que notre sentiment d'aujourd'hui fut partagé, jusqu'à un certain point, par les contemporains de Louis XIV et par les délégués mêmes du grand roi: car certains tribunaux d'amirauté, usant de modération à cet égard, avaient donné mainlevée de quelques vaisseaux chargés de marchandises ennemies. L'arrêt du Conseil du 26 octobre 1692 vint rappeler les juges à l'exacte observation de l'ordonnance « suivant sa forme et teneur, sans aucune distinction, modification, ni restriction ».

Retour au principe du Consulat de la mer.

Ce ne fut que sous Louis XV, en 1744, qu'un autre règlement royal intervint qui, relâchant enfin quelque chose de cette injustice, remit en vigueur, dans les tribunaux d'amirauté, le principe : que la marchandise ennemie, sur vaisseau neutre, était de bonne prise, mais n'entraînait pas la confiscation, soit de la marchandise neutre, soit du navire.

Cette règle de l'ancien Consulat de la mer reparaissait donc encore une fois, à titre d'adoucissement, dans notre droit français, qui, bientôt livré à ses propres inspirations, a pris, parmi les peuples civilisés, la tête de cette marche

1 Si antiquas Francorum leges sequamur, ob res hostiles vectas etiam navis amica publicabitur. (Quæst. juris publici, l. 1, c. 14.)

progressive dont nous voyons aujourd'hui les résultats heureux.

Quant à l'Angleterre, si elle a pu, pendant un temps, se trouver sur un point (la saisie des vaisseaux neutres) moins rigoureuse en principe que la France, car la jurisprudence anglaise semble avoir pris presque toujours pour règle le Consulat de la mer, nous constaterons avec douleur l'opiniâtre résistance que la ténacité britannique et cette politique altière et intéressée de nos voisins ont opposée, pendant si longtemps, au développement des maximes généreuses du droit nouveau. Mais quoi! Le progrès dont nous parlons n'était-il pas en voie de se produire dès le commencement du xvir siècle?

Lutte entre le droit public intérieur et le droit conventionnel résultant des traités.

Ouvrez le recueil des traités conclus, pendant ce siècle et le suivant, entre les grandes puissances maritimes de l'Europe: vous lirez dans presque tous ces actes, même dans les plus solennels, la reconnaissance du principe contraire à celui que nous venons de voir écrit dans les ordonnances de nos rois et appliqué dans les tribunaux d'amirauté.

En 1604, Henri IV obtient du sultan Achmet Ier une capitulation portant (art. 12):

<< Voulons et commandons que les marchandises qui seront « chargées à nolis sur vaisseaux français, appartenant aux << ennemis de notre Porte, ne puissent être prises sous cou<«<leur qu'elles sont à nos ennemis: >>

En 1650, un traité de navigation, conclu entre la Hollande et l'Espagne, stipule que « tout ce qui se trouvera dans les << navires appartenant aux sujets des contractants, sera libre « et privilégié, quoique la charge, ou une partie d'icelle, ap« partienne à leurs ennemis 1.

L'auteur même de l'ordonnance de 1681, Louis XIV, fit la même concession dans les principaux traités qui marquent le cours de son règne, soit qu'il agît encore, comme dans le traité

1 Hubner, De la saisie des bâtiments neutres, t. II, p. 196.

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