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La paix de Versailles, en confirmant les traités de commerce signés à Utrecht en 1713, remettait en vigueur les stipulations libérales de ces traités, au sujet de la navigation des neutres en temps de guerre 1: les mêmes dispositions furent insérées dans une convention maritime et de commerce, conclue en 1786, entre la France et l'Angleterre. Ces articles, conformes à des précédents anglais, n'auraient pas été remarqués dans un autre temps, mais, après la ligue des neutres, on pouvait leur donner une portée plus significative. Le marquis de Lansdowne fit observer, dans le Parlement, qu'au fond ces principes du traité d'Utrecht étaient presque identiques avec ceux de la déclaration russe de 1780. Le ministère ne put répondre autre chose, sinon qu'il s'agissait d'un engagement particulier pris envers la France, pour le cas peu probable où l'une des deux parties serait belligérante et l'autre neutre, et que l'Angleterre ne se trouvait pas liée par là vis-à-vis des autres peuples.

En effet, le traité de paix conclu, en 1784, entre l'Angleterre et la Hollande, ne contenait aucune stipulation de cette nature.

Les États-Unis, au contraire, à mesure que leurs relations diplomatiques s'étendaient, avaient eu soin d'insérer dans leurs traités avec la Hollande (1782), avec la Suède (1783), avec la Prusse (1785), la maxime, «Vaisseaux libres, marchandises libres,» en l'associant, suivant la remarque déjà faite 2, à l'autre maxime, alors admise, « Vaisseaux ennemis, marchandises ennemies. >>

1 Art. 17 du traité de commerce conclu à Utrecht le 11 avril 1713 entre la France et l'Angleterre : « Il sera permis aux sujets du Roi Très-Chrétien et de la Reine de la Grande-Bretagne de naviguer avec leurs vaisseaux en toute sûreté et liberté « et sans distinction de ceux à qui les marchandises appartiendront ", de quelque port que ce soit, dans les lieux qui sont déjà ou qui seraient en guerre avec le Roi Très-Chrétien ou la Reine de la Grande-Bretagne, etc.» (Dumont, t. VIII, p. 345.)

2 V. ci-dessus, p. 180.

Première clause tendant à l'abolition de la course, insérée par Franklin dans un traité entre les États-Unis et la Prusse.

Mais il y a plus prenant dès lors l'initiative généreuse d'un progrès nouveau qui devait changer de nos jours la face de la guerre maritime, mais qui n'était pas mûr encore, la jeune république américaine ajoutait à son traité de 1785 avec la Prusse, la clause suivante (art. 23):

<< S'il survient une guerre entre les deux parties contractantes, tous les vaisseaux marchands et commerçants, employés à l'échange des productions des différents endroits, et par conséquent destinés à faciliter et à répandre les objets. propres aux nécessités, aux commodités et aux douceurs de la vie, passeront librement et sans être molestés, et « les deux << puissances contractantes s'engagent à n'accorder aucune << commission à des vaisseaux armés en course qui les auto« risât à prendre ou à détruire ces sortes de vaisseaux mar<< chands ou à en interrompre le commerce 1. »

Cette stipulation, qu'on n'eut pas lieu d'appliquer dans sa courte durée, ne fut pas reproduite dans le traité de 1799 entre les mêmes puissances: mais elle forme, dans l'histoire de la mer, un précédent sur lequel nous reviendrons bientôt et auquel le nom et l'opinion de Franklin 2 donnaient déjà, aux yeux des moralistes, une certaine importance.

1 Ortolan, Diplomatie de la mer, t. II, p. 59-60.

2 Dans une lettre datée de 1785, Franklin disait : « Les États-Unis, quoique mieux situés que tant d'autres pays pour tirer profit de la pira«<terie, tàchent d'en abolir l'usage, etc. » (Letters to B. Vaughan Esq., Franklin's Works, t. I, p. 448.)

SECTION V.

Etudes sommaires sur les doctrines émises à cette époque dans deux ouvrages publiés par Lampredi et Gali ani.

Avant de poursuivre l'exposé des faits, arrêtons-nous quelques instants à réfléchir sur les principes, avec deux auteurs qui, dans le temps même où l'opinion publique était si vivement préoccupée des questions relatives aux droits des neutres, ont publié sur ce sujet des écrits que leur actualité fit aussitôt connaître, et qui, depuis, ont mérité, par leur importance, de prendre place dans la science du droit des gens.

JEAN-MARIE LAMPREDI.

Né en 1732: mort en 1793.

En écrivant son traité sur le commerce des peuples neutres en temps de guerre1, Lampredi ne s'est proposé que de « fixer quelques principes » dans un « livre élémentaire ».

Ces principes, il ne les a point extraits, comme Vattel, des ouvrages d'un maître en renom dans la science; il ne les a point empruntés non plus aux monuments du droit écrit: il les donne comme le fruit de ses réflexions sur des matières à l'étude desquelles il avait appliqué toutes les forces de son esprit. Il n'a pas l'ambition d'épuiser ces questions qu'Albéric Gentilis avait bien raison d'appeler « grandes et difficiles », puisque après deux siècles de travaux et de progrès, on les discute encore. Mais il s'est mis à la recherche de la vérité, sans préjugé de nation et sans système préconçu.

En effet, si l'on peut s'exprimer ainsi, le système de Lampredi est de n'en avoir aucun.

Suivant Lampredi, les droits des belligérants et ceux des neutres doivent s'exercer parallèlement autant qu'ils peuvent s'étendre.

Le premier auteur qui eût approfondi les questions de neutralité, Henri Hübner, s'était efforcé de limiter les droits des belligérants par ceux des neutres, et de faire ainsi à chacun sa part, en opposant sans cesse les droits pacifiques du commerce aux droits violents de la guerre.

Le professeur de Pise, au contraire, pose en principe que ces droits, si divers dans leur nature et dans leurs tendances, doivent s'exercer parallèlement autant que leur effet peut se produire.

1 Ce livre a été publié en 1788 sous ce titre : Commercio dei popoli neutrali in tempo di guerra, Florence. (La traduction française de M. Peuchet a paru en l'an X (1802), Paris, Agasse.) Lampredi avait fait déjà paraître un traité plus général sous ce titre : Juris publici universalis sive juris naturæ et gentium theoremata. Liburni, 1776-1778 (3 vol.).

Étendue du droit de commerce qu'il reconnaît aux peuples neutres.

Ainsi, pour ce qui concerne d'abord le commerce que font les neutres de leurs propres marchandises, la théorie communément admise par les publicistes tend à diviser ces marchandises en deux classes, dont l'une est frappée de prohibition « en temps de guerre » on l'appelle « contrebande de guerre » pour ce motif.

Un tel partage, suivant Lampredi, n'a son fondement dans. aucun principe du droit naturel.

Le droit de commercer, dans sa généralité la plus grande, appartient essentiellement à tous les peuples par la loi de nature, et ne peut recevoir, à l'égard de chacun d'eux, tant qu'il reste dans l'état de paix, d'autres restrictions que celles qui résultent des lois émanées du souverain de ce peuple, pour un motif de bien public et dans l'exercice de sa légitime autorité.

Une guerre qui survient entre d'autres peuples ne peut en rien altérer ce droit des nations qui sont en paix.

Ces nations demeurent, à l'égard de chacun des belligérants, absolument dans les mêmes rapports où elles étaient avant la guerre.

Pourvu qu'elles se montrent impartialement amies de l'un et de l'autre, sans préférence aucune (car celles qu'elles étaient libres d'avoir pendant la paix rompraient la neutralité en temps de guerre), cette condition suffit pour qu'elles conservent l'intégralité de leurs droits. Suivant la remarque de Wolf, l'état de guerre « n'existe pas » pour les neutres.

Lampredi n'hésite donc pas à croire que les nations peuvent, en vertu du droit naturel, continuer, en temps de guerre, à vendre et à porter aux belligérants toutes les sortes de marchandises qu'elles leur porteraient en temps de paix, sans en excepter ni les vivres, ni les munitions, ni les armes de guerre elles-mêmes.

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