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Question de la course et de l'esclavage.

Parmi les réformes qu'il invoquait avec le plus de force et de chaleur, il en est deux qui maintenant sont des faits accomplis dans notre Europe et qui feront la gloire du XIXe siècle. L'une est l'abolition du droit d'esclavage sur les personnes. L'autre, l'abolition du droit de course sur les navires.

En rendant grâces à ceux dont ces deux grands progrès feront bénir les noms dans l'histoire, n'oublions pas de rendre justice au modeste écrivain qui, le cœur ému de pitié sur des maux auxquels alors tant d'autres restaient insensibles, a employé, à défaut d'autre pouvoir, son éloquence pour plaider la cause de la faiblesse et du droit.

Arguments invoqués par Galiani pour demander l'abolition de la course et de la capture des marchandises privées sur navires ennemis.

«Eh quoi, disait Galiani 1, c'est dans un siècle qui se pique de philosophie et de raison, que l'on ose publier, au début de toute guerre maritime, des édits par lesquels les souverains les mieux pourvus de flottes puissantes engagent et excitent leurs sujets à armer en course, pour se saisir de malheureux navires marchands, dont tout le crime est d'appartenir à la nation ennemie, et qui, paisibles et désarmés, tomberont aux mains de leurs capteurs, sans leur opposer de résistance.

« Puis, quand la guerre avancera vers son terme, on verra, d'un côté, un général vainqueur faire son entrée triomphale dans une place conquise, aux acclamations des habitants dont il aura sauvegardé les personnes et les priviléges, maintenu en fonctions les magistrats, et protégé les biens, les magasins, les marchandises, tandis qu'au même instant, d'autres marchandises de même nature, dépendant du même commerce, entreposées précédemment dans les mêmes magasins, mais embarquées pendant la guerre sur des navires, pour être l'objet d'un trafic inoffensif et loyal, seront déclarées de bonne

1 V. le traité De' doveri de' principi neutrali, p. 429 à 436.

prise et adjugées comme butin de guerre à des capteurs. O absurde et douloureuse inconséquence! (Oh atroce e poloroso contrasto !)

« Que la course maritime ait eu jadis son excuse dans les siècles à demi barbares où les nations n'avaient pas d'autres troupes à mettre en campagne que des volontaires dont le bras s'armait à l'heure du danger pour la commune défense, » Galiani le comprend et l'admet; mais il soutient que, dans l'état actuel de la civilisation européenne et des relations internationales, avec des armées régulières, des flottes puissantes et un commerce maritime qui s'étend au monde entier, le droit de course concédé à des particuliers est désormais une mesure cruelle, inutile, préjudiciable à la chose publique comme aux particuliers, et dès lors, sans justice et sans droit.

«Que ce mode de guerre soit inhumain et cruel, qui pourrait le nier en présence de cette longue épreuve de tant de siècles qui démontre l'inefficacité des règlements et des lois pour contenir la rage effrénée des corsaires, en présence de ces lettres de marque qu'il est sans exemple de voir refuser, en présence de ces garanties purement comminatoires qu'il est également sans exemple de voir appliquer ?

«Que la course puisse être encore, entre deux grands États maritimes et commerçants, un moyen de hâler la fin de la guerre, qui oserait le soutenir, quand les pertes qu'elle occasionne sont réciproques et tendent à ruiner à la fois le commerce des deux belligérants qui délivrent, à l'envi l'un de l'autre, de lettres des marque à leurs sujets? Quant à voir dans les prises maritimes un moyen de profit pour l'État, ne seraitce pas la plus grossière des erreurs, lorsque la plupart des navires capturés sont saccagés ou détruits par les capteurs euxmêmes, et qu'au lieu de former par la course des équipages à la flotte militaire, on épuise les cadres de l'inscription maritime pour ce service de volontaires où le matelot apprend à piller plus qu'à combattre 1?»

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« Moltoppiù sara chiara la debolezza e l'inefficacia del corseggiare scam bievole, quando le due nazioni fossero egualmente potenti sul mare, e la

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Après avoir développé avec cette vigueur les arguments qu'il invoquait à l'appui de sa thèse généreuse, Galiani ne se laissait pas arrêter par la crainte que sa faible voix, qui, disait-il, se faisait entendre a presque la première 1,» restât impuissante à faire abandonner un usage si ancien, si universel, confirmé par tant d'édits, tenu pour légitime par tous les publicistes, et sanctionné par des traités conclus entre tous les peuples.

Ce concert d'approbations et de suffrages ne pouvait, suivant lui, prévaloir contre l'évidence de cette vérité que la course ayant cessé d'être utile et efficace, avait dès lors cessé d'être légitime et permise.

Une seule considération le trouble et l'arrête: c'est que l'abolition de la course ne pourrait être équitablement réalisée que par un accord presque unanime des États, car la guerre maritime se ferait dans des conditions d'inégalité trop choquante si, pendant que l'un des belligérants mettrait en cam

cosa riescirà (come noi lo vediamo a' dì nostri avvenire) ad una lamentevole non meritata ruina di tutti i negozianti sudditi de' guerreggianti e de' neutrali, senzacchè, al fin del giuoco, tanta e così scatenata pirateria abbia produtto non dico l'urgente e disperato bisogno d'una delle nazioni da farle gridar pace e mercè ma neppure un desequilibrio tra le due nazioni da quella forza che prima della guerra avevano. Unde io non esiterò a pronunziare che siffatto uso di mutue rapine, quanto egli è ingiusto, tanto è stupido e mal calcolato. » (De'doveri de'principi'neutrali, note de la page 277.)

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1 « Quasicchè prima voce. » Galiani faisait ici allusion au passage, cité plus haut, de l'abbé de Mably, dans son Droit public de l'Europe. (V. ci-dessus p. 74 à 76.) Nous ajouterons qu'à une époque plus rapprochée de celle où écrivait Galiani, Linguet avait exprimė (dans ses Annales politiques) le même væu, croyant en cela émettre, disait-il, « une réflexion absolument nouvelle ». C'était à propos du sauf-conduit accordé par le ministère de la marine au capitaine Cook, pour ses voyages devenus si célèbres. Linguet regrettait que « cette égide ne pût être appliquée à tant de bâtiments particuliers dévorés par la course. » Il s'écriait : « Pourquoi sur mer le commerce paisible et sans défense partage-t-il les désastres de la guerre? Cette iniquité n'a pas lieu sur terre; quand on s'empare d'une ville, on ne pille pas les boutiques des marchands. D'où vient cette différence entre les flottes et les armées, entre les escadres et les régiments, entre les housards et les corsaires? » (T. V, des Annales politiques, p. 505.) Et plus loin : « Cette manière de faire la guerre (la course) est ennoblie par l'usage et le consentement universel. Mais cependant un homme sensé qui se permet de réfléchir, peut-il y voir autre chose que la plus lâche, la plus odieuse, la plus barbare de toutes les pirateries!» (T. VI, p. 108.)

pagne un essaim de corsaires pour ruiner le commerce ennemi, l'autre partie s'abstenait « par vertu chrétienne » de délivrer des lettres de marque à ses armateurs.

Mais, tournant ici ses regards vers l'impératrice de Russie (Catherine), dont le nom était alors entouré d'hommages pour le mémorable appui qu'elle venait de prêter à la cause des neutres, Galiani la suppliait d'achever son œuvre glorieuse, en ajoutant aux articles de son manifeste de 1780 un engagement nouveau qui devrait être souscrit par toutes les puissances maritimes: ce serait de regarder comme infracteur du droit des gens et comme ennemi commun, le souverain qui, le premier, à l'ouverture d'une guerre maritime, laisserait reparaître sur les mers des navires armés pour la course. Chacun promettrait de fermer à tous corsaires l'entrée de ses ports, et même, en cas d'asile accordé contre la tempête, de ne les laisser remettre à la voile que désarmés et punis.

« C'est ainsi, disait notre auteur, que, sous la garantie d'un << pacte européen, pourra s'extirper de nos mœurs une coutume << devenue intolérable à tous les États : l'accession des neutres << sera facile à obtenir en tout temps, et les belligérants d'au«jourd'hui ne la refuseront pas à la paix prochaine, quand « la fatigue et l'épuisement les auront ramenés à la raison 1. »

Il n'était peut-être pas sans intérêt de montrer comment le protocole de la «convention maritime de 1856 » se trouvait en quelque sorte tout dressé par Galiani, soixante-quatorze ans à l'avance.

Mais ce qui est, à nos yeux, plus remarquable encore, c'est que, dans la pensée du publiciste napolitain, l'abolition de la course et l'abolition de l'esclavage des prisonniers de guerre devaient dériver d'un même principe, d'où sortiront

1 << In questo modo potrà sbarbicarsi un uso reso molesto ed insupportabile a tutti, perchè vi sarà la guarantia di quasi l'intiera Europa à sostenere il patto. Facile sarà persuader ora la sottoscrizione di tale articolo ai sovrani attualmente pacifici e quieti. E que' che sono in guerra, allorchè la stanchezza e lo spossamento avrà conciliata la pace, par che troveranno ragionevole l'accedervi. (De' doveri de' neutrali, p. 436.)

encore bien d'autres progrès : l'adoucissement progressif de la guerre.

Galiani combat le principe: que tout moyen de nuire à l'ennemi serait permis dans une juste guerre.

Il y a, dans le vieux droit des gens, une maxime qu'on laisse ordinairement passer comme incontestable, sur laquelle même on a posé le fondement de la science tout entière. Suivant elle, «< tout serait permis au belligérant contre l'ennemi qui lui aurait donné un juste sujet de guerre. » Faire à cet ennemi le plus de mal possible, tel serait le droit rigoureux concédé par la loi de nature. Ne va-t-on pas jusqu'à prétendre qu'user de ce droit dans sa rigueur absolue est presque un devoir, pour hater ainsi la fin des calamités qu'entraîne la guerre et procurer plus tôt le triomphe de la justice?

C'est à réfuter cette maxime comme fausse en elle-même, comme détestable et funeste dans ses conséquences, que Galiani s'attache principalement dans tout le cours de son ouvrage.

« Comment comprendre, dit-il, qu'avec les progrès déjà réalisés dans nos mœurs par l'esprit chrétien, on reproduise encore dans nos écoles les enseignements surannés du paganisme 1? que, par exemple, quand l'esclavage a disparu depuis longtemps de l'Europe chrétienne, il s'y trouve encore des publicistes pour défendre la maxime en vertu de laquelle un homme pouvait exercer sur un autre homme et sur sa race les mêmes droits que sur une bête de somme ou sur un troupeau ?>>

Ce n'est pas seulement en fait qu'il faut proclamer le progrès, c'est en principe; il faut dire hautement: « D'après le droit des gens, tout n'est pas permis dans une guerre, même légitime et juste dans sa cause. Et d'abord, qui vous garantit que l'ennemi contre qui vous êtes armé n'a pas aussi de son

1 Si sono mutati i costumi, non si sono mutati gl' insegnamenti. Ancor si citano con applauso i detti e le sentenze degli scrittori del paganesimo; ancor si siegue francamente a dire, che tutto è lecito contro al nemico. (P. 262.)

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