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institutions, » et de les élever à ce degré de force et de consistance qui «< nous rendra maîtres, » disait-il, « de choisir la << paix ou la guerre suivant que l'ordonnera notre intérêt, d'ac<«cord avec la justice 1. » Au moment où il écrivait ces sages paroles, l'illustre fondateur des États-Unis ne prévoyait pas sans doute quel serait le premier usage que le peuple américain ferait de son épée, lorsqu'il la tirerait enfin du fourreau. Au lieu de cette guerre civile où s'épuisent leurs forces et leur sang, il rêvait apparemment, pour ses chers concitoyens, le noble projet de quitter un jour le rôle de spectateurs de nos querelles pour s'y mêler à leur tour, dans le rang qui pourrait convenir à l'importance de leur État agrandi.

Mais j'aurais compris, d'autre part, que l'Europe ne fût pas pressée de faire sortir ce peuple commerçant de ses habitudes de neutralité pacifique, et je ne puis m'empêcher de regarder comme imprudente la politique du premier empire lorsqu'elle poussait les Américains à la guerre contre les Anglais. Pour un secours passager qu'on pouvait en attendre au milieu d'une crise européenne dont on voulait sortir à tout prix, n'était-ce pas compromettre pour les âges suivants l'équilibre du monde? Je voudrais, quant à moi, me reportant à cette époque de paix qui déjà n'est plus, honorer la neutralité de ce grand peuple, en faire ressortir les avantages pour lui-même comme pour la justice et le progrès : je voudrais montrer comment, dans ce rôle qui semblait modeste parce qu'il était calme, les Américains ont contribué autant qu'aucun peuple au monde, peutêtre plus, à faire prévaloir ce grand intérêt de la civilisation dans nos temps modernes, les droits des neutres.

Pourquoi faut-il qu'au sein de la guerre civile qui les dévore, ils semblent avoir perdu en ce moment l'instinct non-seulement de la modération mais de la justice? N'oublions pas cependant que c'est un traité signé par Franklin qui a fait apparaître, pour la première fois, dans le droit conventionnel européen, ce principe de l'abolition de la course, dont les

1 Voir plus haut, p. 253, note 1.

Etats-Unis semblent aujourd'hui les derniers contradicteurs. N'oublions pas, non plus, que c'est de l'Amérique qu'est partie l'initiative de ce nouveau progrès qui tendrait à faire consacrer par le droit des gens maritime l'immunité de toute marchandise innocente, même sur navires ennemis. C'est en vain que, sous l'empire de passions qui l'égarent, l'Amérique, armée contre elle-même, voudrait déchirer maintenant ce programme de civilisation progressive, en effrayant l'Europe par des retours aux confiscations en masse des siècles barbares. Quand ces temps de fièvre et de colère seront passés, quand la raison et la justice auront repris leur ascendant légitime sur ces esprits que trouble aujourd'hui la haine, le progrès aussi reprendra son cours, et, comme après ce « blocus continental » dont nous allons présenter le récit, il arrivera, nous l'espérons, qu'à l'issue de la crise américaine, les saines maximes du droit des gens seront mieux défendues et mieux comprises.

SECTION II.

Première phase de la révolution française. Projets de réforme de la guerre maritime. Négociations ouvertes par la France pour parvenir à l'abolition de la course sur mer. /

Théories humanitaires.

Système de paix perpétuelle.

En voyant la révolution française sortir du courant d'idées nouvelles que la philosophie du XVIIIe siècle avait développées et répandues dans le monde, on avait cru d'abord que certaines thèses philosophiques pouvaient s'écrire dans les traités comme dans les lois, et après avoir proclamé les « droits de l'homme », on pensait en venir aussi à proclamer législativement « les droits des peuples 1».

Au lieu de s'en tenir à réformer les abus de la guerre, on

1 Voir notamment le Projet de déclaration du droit des gens, proposé à la Convention, par l'abbé Grégoire, le 23 avril 1795, et les appréciations diverses de Georges de Martens et de Pinheiro-Ferreira, sur ce projet, dans la nouvelle édition du Précis du droit des gens moderne de l'Europe, par de Martens, annoté par M. Vergé, 1858, t. I, p.10 et suiv.

avait même songé un moment à la supprimer tout à fait comme un abus dans l'ordre de la société, comme une anomalie dans celui de la nature.

Tel était le fond de ce système « de paix perpétuelle >> que l'abbé de Saint-Pierre avait publié (en 1713), sous l'autorité de deux grands noms, Henri IV et Sully; que Jean-Jacques Rousseau avait reproduit (en 1761), sous la forme d'un simple extrait, paré des charmes de son style, mais empreint du vague de ses pensées; auquel enfin (vers 1789) Jérémie Bentham semblait avoir donné quelque consistance par la vigueur de son esprit original, et par l'application de ses vues philosophiques à des questions pratiques de la science gouvernementale.

Il n'y a guère de pensée généreuse qui ne contienne un fond de vérité ou de justice, et si l'on voulait soumettre à l'analyse tout ce qu'on a appelé les « rêves d'un homme de bien », on y trouverait sans doute plus d'une donnée dont les hommes d'État pourraient tirer profit dans la conduite des affaires.

Mais, pour réaliser un progrès social, il ne suffit pas d'un élan de la volonté; on n'a pas atteint le but parce qu'on commence à l'entrevoir.

L'abolition de la course était, nous l'avons dit, le point capital à obtenir pour la réforme de la guerre maritime; mais il fallait que ce progrès fût amené naturellement, par un concours favorable de circonstances. Pour être sérieux et durable, il ne devait pas se produire comme une théorie, mais comme un fait, se rattachant à d'autres faits assez considérables pour changer les conditions anciennes du commerce et de la navigation d'outre-mer.

C'est sous ce dernier aspect que nous l'envisagerons plus tard, en parlant de la convention maritime du 16 avril 1856, mais commençons par nous placer à un point de vue tout différent. Remontons à cette époque de la révolution française où l'abolition de la course fut proposée sous forme de « principe humanitaire ».

Propositions faites à l'Assemblée législative pour l'abolition de la course.

La France était déjà en guerre avec une partie de l'Europe. L'Assemblée législative obéissait à l'influence de ces hommes, passionnés mais généreux, qui se flattaient encore de régler et de contenir le torrent dans lequel ils devaient bientôt après disparaître eux-mêmes.

Au nom de plusieurs comités réunis, M. de Kersaint proposa, le 30 mai 1792, un projet de décret ainsi conçu :

« Art. 1. Il ne sera délivré aucune commission pour armer

« en course.

« Art. 2. Les armateurs des vaisseaux de commerce armés « pour leur légitime défense, ne peuvent s'emparer d'un bâ<< timent de commerce ennemi, à moins qu'ils n'y soient con<< traints par provocation.

« Art. 3. Il est défendu aux vaisseaux de guerre de l'État de « prendre aucun bâtiment particulier de commerce appartenant << à la nation ennemie, à moins qu'il ne soit armé en guerre. »

Les articles suivants déclaraient « punissable de mort, comme pirate »>, tout Français qui ferait partie de l'équipage d'un corsaire. Quant aux corsaires ennemis, leurs équipages devaient garder prison jusqu'à la paix, et les particuliers sur lesquels ils auraient opéré des prises, devaient faire constater leurs pertes pour en être indemnisés à la fin de la guerre.

Le projet contenait enfin invitation au roi de négocier avec les nations étrangères « pour procurer la suppression absolue « de la course dans la guerre de mer ».

Vergniaud n'eut pas de peine à démontrer à l'assemblée que ce dernier article de la proposition était le seul qui pût être raisonnablement adopté. N'eût-ce pas été, en effet, imprudence et presque folie que de faire, au nom de la France, le sacrifice d'un mode de guerre auquel les autres peuples maritimes n'auraient pas renoncé comme elle, et de laisser ainsi, par un zèle mal entendu pour l'humanité, ses propres navires marchands sans défense, en face des corsaires de l'ennemi?

Décret de l'assemblée.

Discussion qui a précédé ce décret.

L'assemblée fut presque unanime à voter le décret réduit à ces termes :

« Le pouvoir exécutif est invité à négocier avec les puis«<sances étrangères pour faire supprimer, dans les guerres << qui pourraient avoir lieu sur mer, les armements en course, << et pour assurer la libre navigation du commerce 1. >>

Mais, dans la discussion qui s'était engagée sur la question de principe, la suppression de la course avait été rattachée à une extension plus large encore de la liberté maritime, qui devait consister à affranchir de la capture, sur mer comme sur terre, toute propriété privée de l'ennemi.

« La guerre, disait-on, étant l'acte le plus éminent de la « souveraineté, le redressement des griefs et la réparation des << torts publics » doivent se poursuivre « par l'emploi collectif << des forces nationales. » Les citoyens pris isolément « ne doivent pas se considérer ni se traiter comme ennemis. » Or, le but même de la course est d'effacer cette distinction juste et vraie, en s'attaquant aux « propriétés privées », et en conférant, d'autre part, à des « armateurs privés » le droit de prise. Elle aggrave par là les maux de la guerre, puisqu'elle met la propriété commerciale des belligérants, et souvent celle des neutres, à la merci de la plus aveugle des passions, la cupidité. Elle n'offre pas même, ajoutait-on, l'avantage « d'accélérer la marche des guerres », mais tend plutôt à les éterniser, «en aigrissant les haines de peuple à peuple, par la ruine des fortunes particulières dont la course est l'instrument, et par les actes d'inhumanité qui en sont l'inséparable cortége 2. »

Il est à remarquer que ceux des ports français qui avaient, récemment encore, tiré de la course les plus gros profits, se

1 Moniteur du 31 mai 1792, p. 632 à 634.

2 Voir (au no du Moniteur cité plus haut), les « considérants » à l'appu des divers projets de décret proposés à l'Assemblée législative.

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