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elle-même. Après avoir proscrit le commerce des ennemis, on a proscrit le commerce des neutres; la prohibition s'est bornée d'abord à telle ou telle branche de commerce, puis on les a frappées d'interdit toutes à la fois. L'ambitieuse Angleterre avait pris pour maxime de gouvernement «< la fermeture des mers ». La France, sous le premier Empire, a opposé à cette maxime celle de la « fermeture des continents ». Par là se trouvait détruite l'harmonie que Dieu, en créant le monde, a établie dans ses œuvres. La mer est la route du commerce; on la fermait. Chaque région de la terre a besoin, pour compléter ses produits, d'appeler le concours des peuples étrangers: le blocus continental les isolait, au contraire, l'un de l'autre. En rompant le lien qui tient unis les deux éléments, il détruisait leur utilité commune. Mais peut-être cette tentative, inouïe dans son audace, était-elle nécessaire pour éclairer tous les yeux sur les dangers du vieux principe de guerre sur lequel reposait l'armement en course; il fallait pousser ce principe à l'extrême pour qu'on en vit clairement le vice originel, et, je puis ajouter « la vanité »; il fallait que chacun pût se convaincre combien il serait équitable et salutaire d'affranchir de confiscation toute marchandise innocente. Les faits se sont chargés de fournir cette démonstration. Le blocus continental a mis sur la voie de ce grand progrès, qui est devenu possible dès qu'il a été compris.

Révolution industrielle préparée par l'interdiction du commerce maritime.

Outre ce point de vue philosophique, le blocus continental a matériellement contribué à opérer, en Europe, la révolution économique qui devait conduire à l'abolition de la guerre de course. Les barrières élevées par la politique le long des rivages obligèrent les peuples de l'Europe à s'ingénier pour sortir de l'embarras où les mettait la suppression du commerce de la mer. A force de recherches et d'industrie, les découvertes de la science étaient parvenues à suppléer artificiellement à ces échanges de produits naturels que le blocus continental avait supprimés: on avait appris à extraire de la

betterave le sucre que l'Europe ne pouvait plus tirer des Antilles. A la place du sésame de l'Égypte, l'œillette nous versait son huile, et, en creusant plus profondément notre sol, on y trouvait la houille et le fer. L'art du manufacturier avait donc remplacé les spéculations de l'armateur, et au lieu des luttes commerciales d'échange ou de transport, on allait voir naître les luttes industrielles et agricoles, de fabrication ou de production. Or, quand il s'agit entre deux peuples de rivalité commerciale, le plus fort peut, en cas de guerre, avoir raison, «< par ses corsaires, » du commerce de son ennemi. L'industrie nationale, au contraire, peut se développer et fleurir, dans une certaine mesure, par l'effet même des prohibitions externes; il y a plus : elle les réclame quelquefois comme des encouragements et des garanties. Nous verrons, plus tard, comment ce nouvel ordre d'idées a modifié profondément les anciennes relations des peuples.

Mais nous avons d'abord à étudier une phase de la Révolution française où la guerre de course, qu'on se proposait naguère d'abolir, fut soudainement remise en honneur, et devint, pour quelques années, l'objet de la faveur publique et des encouragements de la loi.

La Convention déclare la guerre à l'Angleterre. — État de la marine française

en 1793.

Nous avons fait remarquer, plus d'une fois, quelle réunion d'éléments de force et de puissance exigent, chez un peuple, l'organisation et l'entretien de grandes flottes militaires.

Parmi ces éléments, il en est deux surtout que rien ne peut remplacer ce sont des finances prospères et des chefs d'escadre expérimentés.

Or, ces deux éléments, avec bien d'autres, manquèrent soudainement à la France, lorsqu'il fallut engager la première guerre de la Révolution contre l'Angleterre.

Pour vaincre sur terre, il n'est besoin que de patriotisme et de courage tout citoyen saisit un mousquet et devient soldat. Les levées en masse ont produit, non-seulement de vail

lants guerriers, mais plusieurs de nos plus illustres capitaines.

Mais cet élan ne suffisait pas pour rendre à la France sa flotte que les Anglais tenaient captive, et qu'ils allaient incendier dans le port de Toulon.

La Convention comprit qu'avec des vaisseaux en mauvais état, des finances en détresse, des équipages désorganisés, des états-majors dépourvus souvent d'instruction et presque toujours d'expérience, il n'était pas possible de déployer de puissantes escadres et d'entreprendre les opérations hasardeuses, lentes et difficiles, dont la grande guerre maritime se compose.

Elle fut donc obligée, par les circonstances, à recourir surtout à l'autre mode de guerre, à celui qui se rapproche de la guerre de partisans, où l'énergie individuelle supplée, jusqu'à un certain point, au défaut de forces publiquement organisées.

Encouragements donnés à la guerre de course. Le jugement des prises est déféré aux tribunaux ordinaires.

Dès le 7 janvier 1793, un arrêté du Conseil exécutif avertissait les armateurs que les Puissances maritimes de premier ordre n'ayant pas répondu aux invitations qui leur « avaient été faites pour la suppression de la course sur mer, « cette course n'était défendue par aucune loi; et qu'ainsi tout • Français n'avait qu'à prendre conseil de son patriotisme, en cas de rupture avec une ou plusieurs de ces puissances. » Bientôt, à l'occasion de la rupture avec l'Angleterre, le signal des armements en course fut donné. On leur procura tout ce qui peut encourager des spéculations à demi mercantiles, à demi guerrières; on mit à la disposition des armateurs une partie des matelots des classes et jusqu'aux étrangers et aux neutres 1; on leur ouvrit les magasins de l'État 2; on aban

'Loi du 31 janv. 1793.

Loi du 23 thermidor an 11!.

donna aux capteurs le produit total des captures 1, et l'on y joignit, dans certains cas, des primes et des récompenses 2. On fit plus on abolit, avec les amirautés, le tribunal des prises; et pour trouver des juges plus faciles à valider les captures, on déféra aux tribunaux de commerce et de district le jugement de ces affaires 3. On proclamait, en même temps, dans des rapports officiels, que la course, « ce genre de guerre qui dé<< veloppe le courage et forme des héros », était plus conforme que la guerre d'escadres « à la politique de la France ». On la mettait bien au-dessus « de ces vains étalages de puissance << maritime » qui ne flattent que « l'orgueil personnel, et con<< sument inutilement les ressources de l'État »>; la course devait << ranimer l'activité des ports, remettre en circulation << des capitaux immenses », et surtout atteindre plus sûrement le but unique de la guerre maritime, qui était de << protéger » le commerce de la France et « d'anéantir » celui de l'Angleterre 4.

Mais tous ces encouragements eussent été peu de chose si l'on n'eût donné prise aux corsaires que sur les propriétés de l'ennemi, sans leur abandonner aussi celles des neutres.

Mesures de rigueur contre les neutres. Difficultés de la situation qui leur est faite par le droit des gens.

Nous avons vu, même aux époques les plus prospères de l'ancienne monarchie, de semblables déviations des principes justifiées sous le nom de représailles. En 1793, les attentats au droit des gens commis par l'Angleterre semblaient donner une couleur plus excusable encore à ces raisons exceptionnelles qu'on présentait d'ailleurs comme essentiellement temporaires, et ne devant durer que jusqu'à ce qu'il fût << possible « de remplir le vœu si souvent manifesté par le peuple fran

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Rapport du comité de salut public, du 23 thermidor an 11.

«çais pour la pleine et entière liberté de la navigation et du << commerce1. »

C'est, il faut l'avouer, une position assez étrange que celle qui est faite aux neutres à ces moments où la guerre maritime s'allume avec violence entre deux puissants peuples. On croirait, à ce nom pacifique de neutralité, qu'il s'agit d'exprimer un état expectant et tranquille qui consisterait à s'abstenir de tout acte d'hostilité comme de toute haine, et à rendre équitablement à l'un et à l'autre des belligérants tels bons offices d'amitié que peuvent exiger les circonstances. Mais c'est là, j'ose le dire, un état presque idéal et qui n'existe guère, comme certains blocus, que «sur le papier ». Bien qu'en théorie le rôle des neutres soit un rôle d'inaction, et que leurs devoirs consistent à s'abstenir et presque à s'effacer, il n'est pas moins vrai qu'à force de raisonner sur ces devoirs, on est arrivé, de conséquence en conséquence, à mettre les neutres dans une sorte de nécessité de prendre les armes pour demeurer dans l'état de paix. En effet, pour que la neutralité purement passive devînt possible, il faudrait que la guerre se fit avec modération, avec équité; que les belligérants eussent la sagesse de s'abstenir à leur tour de ces actes de violence et d'injustice qui réagissent forcément sur la situation des neutres. Car, avec l'extension que l'on donne à leur « devoir d'impartialité », on en vient à poser en règle qu'ils doivent non-seulement << ne rien faire », mais même «ne rien souffrir 2 » qui altère cet état de parfaite égalité dans lequel leurs rapports avec chacun des deux belligérants doivent se maintenir. On les rend ainsi responsables, vis-à-vis de l'un, des attentats que l'autre commet envers eux. Malheur donc au neutre impuissant qui n'a que la bonne volonté pour se défendre! Non-seulement on lui demandera compte de sa faiblesse, s'il n'a pas su faire

1 Préambule de la loi du 9 mai 1793.

2 Il sera notifié, sans délai, à toutes les puissances maritimes ou alliées, que le pavillon de la république française en usera envers les bâtiments neutres, soit pour la confiscation, soit pour la visite ou préhension, de la même manière qu'elles souffrent que les Anglais en usent à leur égard. (Arrêté du directoire du 2 frimaire an v : [2 juillet 1796].)

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