guerres «justes » mais seulement « utiles », enfin les guerres justes fondées sur un motif « de générosité ou d'honneur » (bellum necessariè, utiliter, de honestâ causâ, illatum). Pour ce qui concerne les guerres dont la religion serait le motif, dont elle n'est souvent que l'occasion ou le prétexte, Gentilis proclame nettement les principes sur lesquels, dans. le siècle suivant, la liberté de conscience s'est fondée. D'accord avec Victoria et tous les théologiens de cette école, pour repousser comme injustes les guerres qui n'auraient pour but que de convertir par violence les infidèles, il reconnaît aussi qu'un prince chrétien peut prendre les armes pour secourir des populations chrétiennes maltraitées par des barbares. Il justifie par ce motif les expéditions des Croisés, et comprend ces sympathies d'honneur et de foi qui entraînaient les peuples de l'Europe à tendre à leurs frères d'Asie une main généreuse 1. Mais il soutient, contre l'opinion alors dominante, que la dissidence en matière de croyance religieuse n'est pas seule un motif suffisant de juste guerre au dehors, et ne peut davantage autoriser au dedans des mesures violentes ayant pour but de ramener par force les dissidents à l'unité 2. Ce n'est pas qu'au point de vue politique, il méconnaisse les avantages dont cette unité religieuse est la source pour un État, et les dangers que peut faire naître l'établissement d'un culte nouveau : mais sa conscience se soulève à l'idée que des convictions intimes puissent devenir la matière d'une guerre soit étrangère soit civile 3. Toutefois la persécution religieuse, même la plus dure, ne 1 Etiam ad defendendos Christianos Persarum subditos et à Persis propter religionem tractatos malè, si Christiani sunt facti, dico tibi, docente Covarruviâ, justas has causas esse. Sic et bella Francorum et aliorum Europæ populorum probantur, quæ vexatos à Turcis sublevarent et Christi injurias ulciscerentur. (De jure belli, lib. 1, c. 9, p. 64.) 2 Mihi placet disputatio Bodini, ut vi non sit utendum contrà subditos qui aliam amplexentur religionem; sed semper sub hac exceptione sic dico: ne quid respublica detrimenti capiat. (Ibid., c. 10, p. 71.) 3 Velim à principibus curari valdè religionis unitatem : sed et hoc, arma et exercitus non comparari ad civile bellum propter unam religionem. (Ibid., p. 73.) saurait, dit-il, autoriser les sujets à se mettre en révolte contre leur prince. « Sacrifier ses biens, sa patrie, c'est un devoir qu'au besoin la religion elle-même nous commande 1. » Aussi, tout exilé qu'il est, ose-t-il à peine affirmer que la révolte des Provinces-Unies contre Philippe II ait été, à son origine, une « juste guerre »; mais il n'hésite pas à dire qu'en prêtant leur appui à un peuple opprimé, les Anglais n'ont fait qu'accomplir un devoir de justice autant que de politique et d'amitié 2. C'est ainsi qu'en traitant de la théorie du droit des gens, Gentilis ne se borne pas à citer pour exemples des faits anciens. Il y mêle l'examen des questions européennes qui se débattaient de son temps et sous ses yeux. Son style alors s'anime et se colore: ce n'est plus le philosophe qui discute froidement une thèse, mais l'avocat qui plaide, quelquefois avec passion, la cause de sa patrie d'adoption, l'Angleterre. Sous ce rapport, on a reproché, non sans raison, à Gentilis la partialité véhémente avec laquelle il se prononce en faveur des prétentions anglaises, dans une question de principe où les intérêts des neutres, qui ne faisaient, nous l'avons déjà dit, que de naître, se trouvaient en lutte avec les vieux droits et quelquefois les vieux préjugés de la guerre. Opinion de Gentilis contraire aux droits des neutres. Tantôt on a dénié aux neutres presque tous leurs droits; tantôt on a reconnu ces droits en théorie, mais pour les réduire à néant dans la pratique, en leur opposant la force inerte et fatale avec laquelle on ne raisonne pas et que cependant on appelle « raison d'État », nécessité, salut du peuple. C'est cette dernière thèse que Gentilis a soutenue dans un passage devenu célèbre. 1 Durum spoliari patrià, fortunis: at Christi jussus hic est. Lex etsi dura hominis, servanda est tamen. (De jure belli, lib. 1, c. 11, p. 84.) 2 Maxima est quæstio si Angli auxilia Belgis contrà Hispanos justè attulerint, etiamsi injusta Belgarum esset causa. (Ibid., c. 16, p. 124.) Il s'agissait du commerce des vivres et autres objets que les Hollandais entretenaient avec les Espagnols, malgré les réciamations de l'Angleterre, alors en guerre avec l'Espagne. On invoquait, d'une part, la liberté du commerce; de l'autre, les nécessités de la guerre. << Grave question, dit Gentilis, dans laquelle se rencontrent « face à face le droit strict et l'équité; mais en toutes choses, "n'est-ce pas l'esprit que l'on doit suivre préférablement à la a lettre, l'équité préférablement à la rigueur de la loi ? Votre <«< cause est juste, je le veux; mais la nôtre l'est davantage : vous « avez droit à la faveur, à l'intérêt des peuples; mais nous y " avons plus de droit encore. Il s'agit pour vous de ne pas per«dre il s'agit pour les Anglais de ne pas périr. Si l'équité « veut qu'on protége les gains dont le commerce est la source, « ne commande-t-elle pas avant tout les mesures d'où le salut « du peuple peut dépendre? L'intérêt privé ne doit-il pas cé"der à la raison d'État, le commerce à la politique, le droit des « gens à la nature, l'argent à la vie? C'est ainsi que se dénouent « ces conflits des lois. Le sacré l'emporte sur le profane, les « intérêts de l'âme sur ceux du corps, les intérêts du corps sur <«< ceux de la fortune, les intérêts nationaux sur ceux de l'étran«ger, le bien public sur le bien privé, l'interdiction sur la << tolérance, et l'impérieuse nécessité sur ce qui est ordinai<<rement facultatif et permis 1. >> Nous avons dû citer cette page, d'une captieuse éloquence, 1 Magna quæstio, hinc jure stricto pro his, illinc stante pro Anglis æquitate. Sed quis tamen nescit in omnibus rebus præcipuam esse justitiæ æquitatisque quàm stricti juris rationem, legem æquitatis juri antestare stricto, sententiam scripto? bonum et æquum esse jus; esse autem æquo æquius et favorabili favorabilius et utili utilius? Lucrum illi commerciorum sibi perire nolunt. Angli nolunt quid fieri quod contrà salutem suam est. Jus commerciorum æquum est: at hoc æquius tuendæ salutis. Est illud gentium jus, hoc naturæ est est illud privatorum, est hoc regnorum. Cedat igitur regno mercatura, homo naturæ, pecunia vitæ. Istæ sunt rationes solvendi legum pugnas, ut digniori, utiliori, æquiori cedatur legi; ut sacræ cedatur à profanâ, spectanti animam à spectante corpus; spectanti corpus à spectante fortunas, statuenti tuitionem suorum à statuente tuitionem alienorum; habenti bonum publicum ab habente privatum : necessario casui à non tali, præcipienti à permittente, etc. (De jure belli, lib. 1, c. 21, p. 164.) parce qu'elle peint à la fois et l'écrivain et la politique qui a prévalu si longtemps dans les conseils de l'Angleterre. Gentilis paraît avoir oublié que, dans un précédent chapitre, il a lui-même assigné aux intérêts commerciaux un rang tellement élevé, qu'il a fait du refus de commerce un légitime cas de guerre; car ôtez, disait-il, ce droit de communications réciproques et d'échange, il n'y aurait plus de société parmi les hommes 1. Mais ce n'est pas le moment de nous étendre sur ce sujet : il nous suffit d'avoir montré pourquoi, malgré les services rendus à la science du droit des gens par Gentilis, ses décisions n'ont pas acquis l'autorité qui s'accorde surtout à l'indépendance du caractère et à la fermeté des opinions. 1 Sanè qui ista tollit, societatem humanam lædit. (De jure belli, lib. 1, c. 19, p. 142.) HUGUES GROTIUS Né en 1588, mort en 1646. Dans son ouvrage : De jure belli ac pacis, Grotius fonde la science du droit des gens. Ce qui assure à Grotius une place à part parmi les publicistes, ce qui fait que son livre ne vieillit pas, malgré sa date, dans une science où tout semble renouvelé depuis qu'il a paru, c'est que ce livre est marqué, comme ceux des grands écrivains, au coin d'une raison supérieure dont les aperçus sont ordinairement justes et presque toujours saisissants de clarté. Sa méthode. Les matériaux que Grotius a mis en œuvre étaient, depuis longtemps, entre les mains de tout le monde: il nous en détaille lui-même les origines avec cette modestie qui sied si bien au talent. Loin qu'il s'approprie vaniteusement ce qu'il emprunte, on lui a reproché ce luxe de citations grecques et latines dont son texte est comme hérissé. C'est le tribut qu'il paye au goût d'un siècle érudit. Mais une chose appartient en propre à l'auteur, c'est l'art avec lequel il cite tour à tour des théologiens et des philosophes, des historiens et des orateurs, des jurisconsultes et des poëtes, jetant ainsi sur les sujets les plus arides de la science un intérêt qui vous attire, je dirais presque un charme qui vous retient et vous captive1. Car dans cette diserte assemblée de témoins qu'il convoque pour vous initier aux principes du droit des gens, vous rencontrez avec surprise maintes figures que vous aviez connues autrefois dans les jardins d'Académus ou de Mécènes, et vous êtes tout heureux de retrouver, comme professeurs de la morale et du droit, ces maîtres aimables des bonnes lettres et de l'éloquence. 1 Grotius avoue lui-même cette intention dans sa préface: Poetarum et oratorum sententiæ non tantum habent pondus; et nos sæpè iis utimur non tam ut indè adstruamus fidem, quàm ut his quæ dicere voluimus ab ipsorum dictis aliquid ornamenti accedat. (De jure belli, proleg.) |