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plusieurs siècles, laissés en oubli ou plutôt méconnus, sacrifiés, foulés aux pieds. Puis tout à coup leur évidence s'est comme révélée au monde par un enchaînement de circonstances pareil à celui qui, dans l'intérieur des sociétés, a développé les droits des petits et des faibles et les a fait entrer en partage de la force et de l'influence. Quelle âme droite, quel cœur généreux pourrait ne pas comprendre et ressentir ce zèle pour la défense d'une cause juste et sainte! Plus les droits des neutres avaient été mis à l'écart dans les époques antérieures, et plus la place qu'on leur faisait, dans la nôtre, devait être et paraître grande. Par une sorte de réaction naturelle dans les théories humaines, il arriva, pour la cause des neutres, ce qui était arrivé en 1789 pour celle du tiers état. Elle avait été comptée pour rien; on la compta pour tout. On ne vit plus, dans le droit international maritime, que les droits des neutres à proclamer et à défendre.

Que la franchise du pavillon neutre profite, non-seulement aux neutres, mais aussi aux belligérants.

Et cependant, à considérer les choses à un point de vue plus large, ces droits qu'on réclamait au profit du commerce des neutres ne devaient-ils pas aussi profiter au commerce des belligérants? Si, dans le transport des marchandises ennemies sous pavillon neutre, les neutres recueillent le bénéfice du fret, à qui revient le bénéfice principal et direct de ce commerce, si ce n'est aux parties belligérantes elles-mêmes, qui trouvent dans cette franchise le moyen d'exporter les produits de leur crû et de se procurer, par voie d'échange, les denrées nécessaires à l'approvisionnement de leurs marchés ?

Tempéraments apportés à la rigueur de l'ancien droit de la gnerre.

Aussi, pour donner au progrès récemment accompli son nom véritable, pour en caractériser toute l'étendue, je ne l'appellerai pas seulement « reconnaissance du droit des neutres » ; je le qualifierai d'adoucissement, de « tempérament à la pratique de la guerre ». Je dirai, après Grotius : Il y a deux droits

de la guerre l'un, le droit ancien, et si vous voulez, le droit naturel et primitif, droit rigoureux, inflexible, inexorable; l'autre, le droit humanisé, adouci par la civilisation chrétienne, tempéré par l'esprit de mansuétude et de charité. Le premier était conséquent jusqu'au bout avec lui-même, car voyez sa logique impitoyable et sans entrailles. Je puis nuire à mon ennemi par tous les moyens possibles; donc sa vie m'appartient; donc je puis saisir partout sa chose, comme je puis réduire en esclavage sa personne. Qu'on ne s'y méprenne pas, en effet; le droit de l'esclavage et le droit de la saisie des biens privés de l'ennemi se touchaient de plus près qu'on ne pense. Qu'était-ce que l'esclavage, si ce n'est un moyen de convertir la personne même de l'ennemi en marchandise? Le corps du prisonnier de guerre, de l'esclave, devenait une chose mobilière et vendable (res). Le droit de réduire en esclavage était donc un corollaire du droit de prise, du droit de confiscation des choses privées. Si ce droit s'est adouci, c'est, comme le proclame Montesquieu, sous l'influence de la civilisation chrétienne. Le plus beau triomphe du principe chrétien a été de transformer jusqu'à la guerre elle-même. Il ne pouvait la supprimer, puisqu'elle est la justice suprême des peuples; mais il tend à la rendre plus rare et plus humaine. Il a commencé par adoucir la guerre continentale, en faisant admettre, par degrés, ce double tempérament : que les prisonniers de guerre ne seraient plus réduits en esclavage et que les propriétés particulières seraient, autant que possible, respectées, même sur le territoire ennemi. Que reste-t-il à faire, si ce n'est d'appliquer le même tempérament à la guerre maritime, de supprimer, en un mot, le droit de prise en ce qui touche les navires de commerce et leurs cargaisons inoffensives? La question ainsi étendue ne pourra plus sans doute se résoudre, comme celles qui intéressaient seulement les neutres, par le droit des gens primitif. Mais qu'importe, si, trouvant moins d'appui dans le droit pur, elle en trouve davantage dans la logique, dans le sentiment chrétien, dans l'humanité; si la cause qu'il s'agit de faire triompher frappe tous les regards par son

évidente équité, si elle intéresse tous les cœurs par l'immensité des souffrances qu'elle tend à soulager dans le monde?

Et d'ailleurs serait-il vrai que, même en ce qui concerne le droit maritime, la question dont il s'agit fût encore entière?

Ce qui est déjà fait, ce qui reste à faire.

Le commerce maritime de chaque peuple se compose de trois parts: ou ce peuple transporte au dehors les denrées de son crû et les produits de son industrie sur ses propres navires; ou il emprunte, pour ce transport, les navires d'un peuple étranger; ou enfin, il prête lui-même aux étrangers les bâtiments de ses ports pour leurs expéditions d'outre-mer. Or, de ces trois branches de commerce, il en est deux qu'à l'avenir la guerre maritime pourra sans doute gêner, mais non plus interrompre, si les principes posés en 1856 sont respectés. Les marchandises des nations belligérantes pourront naviguer partout sous pavillon neutre : les marchandises des peuples neutres, à leur tour, seront respectées même sous pavillon ennemi. Que reste-t-il à faire pour que le principe adopté dans la guerre continentale devienne tout à fait applicable à la guerre maritime? Il ne reste plus qu'à déclarer exempts de confiscation les navires mêmes du commerce ennemi et les marchandises ennemies trouvées à bord de ces navires. Ce dernier pas sera le plus considérable sans doute, mais il ne sera peut-être point « le plus difficile » à franchir1.

L'abolition de la course doit conduire à supprimer la guerre faite à la propriété privée de l'ennemi.

Il ne faut pas s'étonner si la guerre maritime a été plus longtemps à s'adoucir, si elle n'a encore accepté qu'à demi les tempéraments qui, pour la guerre continentale, forment depuis plusieurs siècles le droit commun des peuples chrétiens. Comme on l'a vu dans notre exposé de faits 2, la guerre maritime n'a pu se plier que bien tard aux allures de la grande

1 V. ci-dessus, p. 377, la dépêche adressée à la Russie par M. Middleton, à l'appui du règlement proposé en 1823 par les États-Unis.

2 V. notamment t. I, p. 291, et t. II, p. 161 et suiv.

guerre, de la guerre régulière et policée. Il lui a fallu des siècles pour se dégager d'abord de ces habitudes de piraterie que les Bretons comme les Normands, les Wisigoths établis en Italie comme les Maures campés en Espagne, avaient apportées du sein de la barbarie et avaient mélangées à un commencement de civilisation européenne. Après la piraterie était venue la course, dont les actes étaient, à certains égards, presque les mêmes, mais recouverts de la sanction du droit. Jusqu'à l'établissement des grandes flottes militaires, qui avaient besoin pour se fonder d'un énorme développement de puissance, de civilisation et de richesse, la course était un auxiliaire indispensable des forces navales régulières pour la guerre maritime; mais en même temps cette adjonction était l'obstacle le plus insurmontable aux progrès du droit international de la mer. De quoi se composait la vie du corsaire, si ce n'est de captures et de saisies? Se figure-t-on bien ce que pourrait être la course sans le principe que les propriétés privées sont confiscables en vertu du droit de guerre ?

Il y avait donc là comme deux degrés corrélatifs de progrès, et tous deux ne pouvaient être qualifiés de retour au droit primitif de la nature : c'étaient deux perfectionnements à apporter au droit des gens primitif, deux « tempéraments » à faire sortir de l'esprit humanitaire et chrétien, ou, suivant l'expression de Montesquieu, deux « pactes à conclure en faveur de la miséricorde et de la pitié1». Le jour où les puissances maritimes auraient déclaré renoncer au droit de capture sur les navires de commerce de l'ennemi, cette déclaration aurait eu pour conséquence immédiate l'abolition de la course, qui, dans cette hypothèse, serait restée sans profit, sans objet, sans raison d'être. Mais puisque la marche des idées et le cours des événements ont amené d'abord le progrès qui consiste à inviter solennellement tous les peuples à ne plus armer désormais de corsaires, on se demande si ce point, une fois obtenu, ne conduira pas naturellement à réaliser, tôt ou tard, le second

1 Esprit des lois, 1. XV, c. 5.

degré de progrès, celui qui consacrerait, en temps de guerre, la liberté du commerce inoffensif de l'ennemi.

Position actuelle de la question.

Je voudrais qu'il fût bien compris de tout le monde que la corrélation dont il s'agit n'est pas une pure affaire de symétrie à établir entre les deux termes d'une théorie basée sur des abstractions scientifiques et non sur des faits.

Parce que l'idée d'abolir la course et celle d'affranchir de toute capture la marchandise ennemie se seraient, à la fin du siècle dernier, associées ensemble dans l'esprit de quelques économistes à l'imagination vive ou rêveuse 1, je n'en concluerais pas qu'elle fût digne de fixer l'attention des hommes d'État.

Le lien qui rattache ces deux idées me paraît plus consistant et plus grave, lorsque je vois le même raisonnement se reproduire dans les ouvrages de Georges de Martens et dans les discours du comte Portalis 2, lorsque je trouve cette double théorie présentée comme logique dans les lettres de Franklin et dans les mémoires de Napoléon 3.

Enfin, ce qui achève de me convaincre qu'elle peut être avouée par la raison, c'est quand l'histoire me la montre se faisant jour dans la pratique des affaires, de telle sorte que, soit à l'assemblée législative de France en 1792, soit dans les négociations ouvertes dès 1823 par les États-Unis d'Amérique1, soit dans les débats tout récents de la Chambre des communes d'Angleterre; la proposition formelle d'exempter de la capture les marchandises ennemies a été rattachée, comme conséquence naturelle, au projet d'abolir la course sur mer.

Aussi ce n'est pas aux déductions de la science, c'est aux documents de la diplomatie elle-même que je veux emprunter les principaux arguments à l'appui du vœu que j'exprime.

1 Voir les opinions de Mably, de Linguet, de Galiani, ci-dessus, p. 74, 285, 287 (note 1).

2 V. ci-dessus, p. 359, 360 et t. I. Avant-propos, p. xи à xiv.

3 V. ci-dessus, p. 266 et 361 (note 2).

V. ci-dessus, p. 309, 310, 374 à 380.

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