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On sait sur quel ordre de raisons se fonde, depuis quarante ans, la politique des États-Unis d'Amérique, pour subordonner l'abolition de la course à l'adoption du principe: Que la propriété privée de l'ennemi serait respectée dans la guerre maritime comme dans la guerre continentale.

Raisons invoquées pour abolir la capture des marchandises ennemies.

Si, en cas de guerre maritime, les navires de commerce ne peuvent plus s'armer pour se défendre eux-mêmes, la seule protection qui leur restera sera celle des flottes militaires de la nation à laquelle ils appartiennent; mais si cette nation, adoptant la neutralité pour base de son droit public, n'entretient habituellement de vaisseaux de guerre que pour la police de ses côtes, sa marine marchande restera donc, dès l'ouverture des hostilités, à la merci des flottes militaires, nombreuses et puissantes, dont ses ennemis pourront disposer pour l'anéantir. Le moyen indiqué par la justice pour réparer une inégalité si choquante serait que le droit des gens se fit lui-même directement le protecteur et presque le convoyeur de cette marine marchande des belligérants, qui, réduite ainsi à une sorte d'abstention assez semblable à celle des neutres, participerait également à leur privilége, quant à l'exemption de a saisie 1.

Cet argument, sans doute, aurait pu sembler étrange autrefois, car on ne comprenait pas alors que l'état de guerre fût susceptible de se limiter, de se localiser, de se restreindre; que deux peuples pussent être ennemis en un point sans l'être à la fois sur tous les autres ; que l'état de guerre, en un mot, pût, dans une certaine mesure, co-exister avec l'état de paix. Le rapprochement des peuples et l'adoucissement des mœurs ont fait passer en usage cette alliance de choses et de mots

1 Voir le développement de ces raisons dans la note de M. Marcy, du 28 juillet 1856 (Archives diplomatiques, livraison de janvier 1862, p. 148 à 158), et dans les Messages du président Franklin-Pierce, des 4 décembre 1854 et 2 décembre 1856. (Même livrais., p. 141 et 158.)

que repoussait comme une honte le poëte romain1. On a reconnu qu'après tout, si c'était une inconséquence, elle tournait au profit de l'humanité; car une guerre locale, réduite par exemple au blocus d'une côte ou au siége d'une citadelle, est un moindre mal assurément qu'une guerre générale entre deux peuples. Or, pourquoi les navires marchands des nations belligérantes ne pourraient-ils pas être mis, par un pacte, à l'abri des conséquences de l'état de guerre, lorsqu'on peut soustraire à son empire des portions considérables du territoire ennemi? Plus on s'habituera dans notre Europe à goûter les fruits heureux qu'enfante la paix, plus on craindra de la rompre, si je puis parler ainsi, tout entière. Quand la ligne de démarcation, si difficile et si lente à établir, sera définitivement tracée entre la marine militaire et la navigation marchande, quand, par l'abolition de la course, on aura enlevé à cette dernière tout moyen de devenir agressive, l'équité si ce n'est le droit, le sentiment de l'honneur militaire si ce n'est celui de la justice, n'amèneront-ils pas à reconnaître qu'il y aurait quelque chose de barbare, je dirais presque de lâche, à braquer les canons de puissantes escadres contre une navigation innocente, à employer des vaisseaux de guerre à capturer cette proie, désormais sans défense, car elle aura d'avance rendu ses armes? Tant que le droit de prise et le droit de course existaient ensemble, une compensation, qui avait sa justice relative, semblait s'établir entre ces deux droits de la guerre. Les dommages, que l'exercice du droit de prise faisait éprouver au commerce des ennemis, n'étaient-ils pas une sorte de représailles des gains qu'à son tour la course procurait à leurs armateurs? Il y avait les ports de commerce et les ports de course. Dunkerque et Saint-Malo prospéraient par la guerre comme le Havre ou Marseille par la paix. Et, chose douloureuse à rappeler, mais pourtant vraie, ces chances de spéculation et de gain étaient prises en considération dans les conseils où l'on décidait de la paix ou de la guerre. En même

1 Pacem duello miscuit. O pudor!

(HORACE, Ode 5e, liv. 3.)

temps, cette politique pouvait, jusqu'à un certain point, trouver dans la coopération active des corsaires sa couleur de justification ou d'excuse. Par la délivrance des lettres de marque, l'État enrichissait ses commerçants plutôt qu'il ne s'enrichissait lui-même. Ce n'était pas à son profit direct qu'il confisquait les marchandises innocentes de l'ennemi. Une fois la course abolie, l'État deviendra lui-même spéculateur et capteur. La confiscation, le droit d'aubaine, toutes choses bannies de nos mœurs, reparaîtront, en temps de guerre, dans leur hideuse réalité. Nos escadres se partageront en deux parts: l'une ayant mission d'engager le combat, à force ouverte, contre ces machines flottantes que le progrès des arts a rendues si formidables; l'autre, au contraire, de saisir, comme au piége, ces convois marchands désarmés dont elle n'aura qu'à s'emparer sans coup férir. Je ne pense pas que ce dernier rôle puisse convenir longtemps au courage chevaleresque de nos marins. Ou bien il faudrait créer, pour cet office mercantile, un corps spécial de marchands, chargés de faire registre des colis capturés sur chaque navire et de conduire tranquillement leurs prises dans le port désigné pour le jugement et pour la vente. Mais j'espère mieux des vues élevées qui ont inspiré les derniers actes des grandes puissances. Les gouvernements finiront par se convaincre que la véritable guerre, la seule digne des peuples civilisés, est celle qui se fait, des deux parts, les armes à la main 1; et que ces confiscations de propriétés privées, ces désastres réciproquement infligés à des commerçants qui n'en peuvent mais, sont une aggravation immense des maux de la guerre, sans aider beaucoup à ses succès. Il ne s'agirait que de faire passer en règle de la guerre maritime le principe si généreusement appliqué par la France, sous forme d'exception, par l'article 3 du traité de Zurich 2. De tels Nec cauponantes bellum, sed belligerantes,

1

Ferro non auro...

Comme disait le vieux poëte Ennius, cité par Cicéron (De officiis, 1. I, c. 13).

2 Art. 3 du traité du 10 nov. 1859, entre la France et l'Autriche.

« Pour atténuer les maux de la guerre et par une dérogation exceptionnelle

actes servent plus que nos raisonnements à démontrer la possibilité d'un nouveau progrès.

Empruntons encore, pour conclure, les termes d'une dépêche officielle et disons:

« L'humanité et la justice doivent certainement au Congrès « de Paris une grande amélioration apportée à la loi com«mune des nations; mais, au nom des mêmes principes, on « peut demander aux puissances signataires du traité du «< 30 mars 1856, comme complément de cette œuvre de « justice et de civilisation, la conséquence salutaire que ren« ferment les maximes qu'elles ont proclamées. Cette consé«quence est que toute propriété particulière, inoffensive, << sans exception des navires marchands, doit être placée «<sous la protection du droit maritime, à l'abri des attaques « des croiseurs de guerre 1. »

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Mais ce serait peu d'avoir exposé placidement, et comme sans contradicteur, la suite des arguments et des faits qui nous ont conduit à prévoir comme possible et à provoquer comme désirable, l'adoption du principe posé par les États-Unis et le Brésil.

A peine cette question avait-elle apparu, qu'elle excitait, comme tout ce qui est nouveau, des surprises, et soulevait, comme tout ce qui heurte d'anciennes idées, des inquiétudes qu'il importe d'approfondir pour les calmer.

L'abolition de la course, à la considérer ici, non pas même encore comme un principe acquis au droit maritime européen, bien que toutes les puissances de l'Europe y aient adhéré, mais simplement comme un fait qui tend à se réaliser dans les

à la jurisprudence généralement consacrée, les bâtiments autrichiens capturés, qui n'ont point encore été l'objet d'une condamnation de la part du conseil des prises, seront restitués. >>

1 Note de M. da Silva Paranhas, ministre des affaires étrangères du Brésil, du 18 mars 1858, imprimée à la suite du rapport de M. le ministre des affaires étrangères à l'Empereur. (Août 1858, in-4o, p. 13 et 14.)

mœurs, est envisagée, ce me semble, à trois points de vue différents.

Trois opinions en présence.

Les uns la redoutent comme l'abandon fâcheux d'une arme 'de guerre, importante à conserver, suivant eux, pour la défense générale des États, et dont la France en particulier savait admirablement se servir.

D'autres applaudissent à cette mesure comme à un résultat utile pour modifier la forme extérieure de la guerre maritime et mettre fin à de déplorables abus; mais, prêts à saluer du nom de progrès la suppression des corsaires, ils verraient une innovation fatale dans le projet de protéger la marchandise ennemie contre le droit absolu de capture, qui, de tout temps, a fait partie des droits légitimes des belligérants sur

mer.

Pour d'autres, enfin, l'abolition de la course ne saurait être qu'un acheminement naturel vers la reconnaissance d'un principe qui, suivant eux, doit constituer le véritable et suprême progrès du droit international de la mer. Ce principe, qui est le nôtre, tendrait à faire admettre dans les usages maritimes: que le pavillon, même ennemi, doit couvrir toute marchandise innocente.

Mais, parmi ceux qui embrassent cette dernière opinion, il en est qui, jusqu'à l'adoption complète du principe de l'affranchissement des marchandises ennemies, trouvent illogique et funeste la suppression du moyen de guerre le plus propre à multiplier les captures de navires et de marchandises; ils ne sauraient comprendre qu'on enlève au commerce des belligérants l'arme qui faisait sa défense, quand on ne lui donne pas, à la place de la course, un principe du droit des gens pour le protéger.

Sans pousser la logique jusqu'à cette rigueur et tout en reconnaissant la force des raisons invoquées par les États-Unis, nous nous placerons au point de vue de la Note brésilienne, en considérant l'abolition de la course comme un premier degré

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