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qui doit conduire logiquement et inévitablement au progrès entier que nous appelons de nos vœux.

C'est à ce point de vue que nous essayerons de répondre aux objections dans lesquelles nous allons formuler les opinions contraires à la nôtre.

On a mis en doute, non-seulement la possibilité, la conve-. nance et l'utilité, mais jusqu'à la justice et à la moralité de cette grande réforme du droit maritime.

Pour apprécier ces divers ordres d'objections à leur valeur, nous commencerons par celles qu'on peut appeler les objections philosophiques; car avant de rechercher si une réforme est possible, ne faut-il pas éclaircir si, aux yeux de la morale et de l'humanité, elle mériterait ce nom de « réforme », que je ne puis concevoir séparé de l'idée de progrès.

Objection tirée de l'ordre moral: Convient-il de mettre les intérêts privés à l'abri des calamités publiques de la guerre et de prolonger les guerres en voulant les adoucir ?

Quel est, demande-t-on, le but de cette théorie nouvelle ? C'est évidemment d'enlever à la guerre une de ses armes les plus anciennes et les plus redoutées, un de ses moyens les plus efficaces de nuire à l'ennemi. Or, sans aller plus avant, on soutient que ce prétendu allégement serait au fond une aggravation cruelle, car tout ce qu'on ôterait à la guerre en énergie, on le lui rendrait en durée; et ce qui importe aux peuples, n'est-ce pas d'abréger le plus possible ce temps de calamités, de violences et de crise? Lorsque le fer et le feu sont les seules ressources qui restent pour guérir, en ménager l'emploi par une compassion inopportune ne ferait que fomenter un mal dont la prolongation peut être la mort. Ce remède violent qu'on nomme la guerre ne comporte pas, dit-on, tous ces tempéraments par lesquels on voudrait essayer de l'adoucir.

Et quand même, après tout, on parviendrait, en énervant la guerre, à faire disparaître quelques-uns des maux qu'elle entraine, ne serait-ce pas aux dépens de la morale que s'obtiendrait ce prétendu bénéfice réclamé au nom de l'humanité?

Vouloir trop séparer, dans l'État belligérant, le sort des fortunes privées du sort de l'État lui-même, ne serait-ce pas relâcher et presque dissoudre les liens qui rattachent le citoyen à la patrie? Si les particuliers font cause à part, si les dangers. publics ne sont plus les leurs, si leur prospérité peut se maintenir et même s'accroître au milieu du commun désastre, que devient le patriotisme? quel intérêt stimulera désormais les courages? Les gouvernants, à leur tour, n'ayant plus sous les yeux le triste spectacle des souffrances privées que la guerre entraîne, pourront se livrer, sans aucun frein, à cette ambition de gloire, à cette ardeur de conquêtes, que le sentiment public contient aujourd'hui. Les guerres se faisant désormais, non par nécessité, mais par caprice, on les entreprendra sans raison, on les prolongera sans mesure. Au lieu d'être des luttes nationales de peuple à peuple, elles n'auront souvent que le caractère de querelles personnelles entre les souverains de deux États.

Réponse : Jamais les guerres n'ont été plus nationales, plus vigoureusement conduites et plus courtes que de nos jours.

Il suffit, ce me semble, d'ouvrir les yeux pour se rassurer sur ces craintes. Je conçois que, dans un intérêt d'humanité, on puisse former le souhait que la guerre se fasse énergiquement pour qu'elle soit courte et décisive; mais nul symptôme ne nous révèle qu'elle soit près de tomber, quant à ses moyens d'action, dans l'impuissance et la langueur. Jamais, que je sache, de plus grands faits d'armes n'ont été préparés en moins de temps et accomplis avec plus de vigueur que de nos jours. Et cependant, ces guerres si rapidement conduites, sont aussi celles où des tempéraments d'équité, inconnus jusqu'ici, ont été inaugurés dans le droit des gens européen. Loin de s'énerver, l'art des batailles se renforce chaque jour de quelque moyen nouveau de destruction, sur lequel l'humanité pourrait gémir, mais dont elle se console par la pensée que ces engins destructeurs hâtent la fin des maux qu'ils aggravent. Car ce ne sont pas, comme les captures et les saisies de marchandi

ses, de ces armes obliques qui, le plus souvent, au lieu d'atteindre le but, frappent à côté, et qui ne sauraient, en tout cas, affaiblir qu'insensiblement et à la longue l'État ennemi. En décidant en quelques heures du gain des batailles, les navires cuirassés, rendus si agiles et si puissants par la vapeur, auront plus d'influence sur la conclusion de la paix que n'en avaient, dans l'ancien mode de guerre, des milliers de prises marchandes faites par des corsaires. Comment ne pas voir que ce duel corps à corps qui s'engage aujourd'hui, sur terre ou sur mer, entre deux puissantes armées, est le sûr moyen d'épargner aux peuples les malaises ruineux d'hostilités languissantes? En s'attaquant à la fortune privée de l'ennemi, on n'arrivait, même en déployant la plus grande énergie, qu'à des succès partiels et ordinairement balancés. C'était comme un compte ouvert avec la fortune, sur toutes les mers où les belligérants avaient des navires, et le résultat final de ce compte restait le plus souvent ignoré des belligérants euxmêmes, ou ne se révélait que longtemps après la cessation des hostilités. Ce n'est donc pas là qu'il faut chercher la force morale propre à contenir l'ambition d'un souverain qui ferait la guerre par pur caprice ou par une passion désordonnée de conquêtes. Ce frein, s'il existe, ne saurait se rencontrer aujourd'hui que dans l'opinion publique, sans l'assentiment de laquelle nulle grande lutte ne peut s'entreprendre ou se prolonger. Avec l'affaiblissement graduel du pouvoir des rois, il me semble que l'on verra moins de guerres suscitées par les caprices des souverains que par ceux des peuples. Cette réponse peut aussi servir à montrer que le patriotisme n'a rien à redouter du principe qui mettrait la propriété maritime à l'abri des confiscations en temps de guerre. Lorsqu'une guerre est nationale dans sa cause et dans son objet, quelle solidarité plus forte peut unir ensemble l'intérêt des citoyens et celui de l'État? Le lien matériel qui, dans les sociétés antiques, rattachait par un danger commun la chose privée à la chose publique, était, il faut le reconnaître, d'un ordre inférieur à ce lien moral qui, dans nos sociétés modernes et chrétiennes, ras

semble comme en un faisceau toutes les volontés du peuple belligérant. La crainte de la confiscation et celle de l'esclavage, qui étaient alors suspendues sur la tête et sur les biens du vaincu, avaient-elles empêché que, chez les peuples les plus civilisés de l'ancien monde, la guerre fût l'état presque permanent des sociétés païennes? Avaient-elles préservé de l'affaiblissement et de la ruine tant de nationalités, autrefois puissantes, que Rome avait anéanties et absorbées? Il nous est donc permis de penser qu'au-dessus de la crainte dégradante et servile, il y a, dans le sentiment public, une source plus noble de patriotisme dans la guerre.

La crainte de l'esclavage ne retenait guère le soldat lorsqu'il pouvait rester insensible au sentiment de l'honneur.

La crainte des confiscations, en rendant la propriété plus précaire, relâchait les liens sociaux plutôt que de les affermir.

Ces deux craintes, comme celle des supplices, abrutissent ou compriment les âmes, et c'est surtout dans de nobles instincts qu'un État trouve son ressort et sa force au moment du danger.

Mais, sans nous arrêter davantage à ces généralités philosophiques, voyons si des objections plus nettes et plus précises ne peuvent pas nous être opposées.

Le progrès que nous demandons consiste, dans sa définition toute simple, à étendre au droit des gens maritime un principe qui nous semble avoir prévalu, depuis longtemps, dans le droit commun de la guerre terrestre, c'est à savoir le respect des propriétés privées, autant que ce respect peut se concilier avec les nécessités impérieuses de l'attaque et de la défense.

On nous oppose, en fait, que même en ce qui concerne la guerre continentale ou terrestre, le respect des propriétés privées n'est pas un principe universellement admis dans le droit des peuples, que c'est seulement, dans la pratique la plus habituelle de la guerre, un calcul intéressé de la par du vainqueur; on ajoute que la confiscation des marchandises ennemies, fût-elle supprimée dans les luttes continentales, n'en

devrait pas moins être maintenue sur les mers comme étant, non-seulement de la nature, mais de l'essence même de la guerre maritime.

La première opinion consiste dans une certaine façon d'apprécier l'histoire; la seconde pénètre au fond du droit maritime et s'attache à en mettre au jour les secrets.

Objection tirée des faits: Le tempérament que l'on propose d'appliquer à la guerre maritime est-il réellement admis dans la guerre continentale?

Et d'abord, on voudrait savoir, dit-on, dans quel pacte international se trouve consacré le principe qui garantirait aux propriétés particulières de l'ennemi le privilége de l'immunité pendant les guerres continentales ou terrestres? Si le principe contraire n'a été abrogé nulle part, il subsiste, car le droit absolu du vainqueur est écrit partout, dans les axiomes de la philosophie comme dans les décisions de la loi romaine. Aristote et Platon sont ici d'accord avec Paul et Gaius pour affirmer que toute prise faite sur l'ennemi devient la propriété légitime de celui qui l'appréhende. Statim capientium fiunt. On peut, sans doute, alléguer bien des cas où le vainqueur renonce à l'exercice rigoureux de son droit: il ménage le plus souvent les propriétés privées dans l'intérêt même de sa conquête; il craint d'exciter, par une dépossession violente, des soulèvements et des haines, et compute ce que la terre lui rendra par voie de réquisition et d'impôt, avec ce qu'elle aurait pu lui rendre par voie de mise à l'encan ou de partage agraire. Mais là où ces motifs de ménagement et d'indulgence ne se rencontrent pas, l'histoire nous dit comme les conquérants usent encore impitoyablement de leurs droits. Reportez-vous aux conquêtes des Espagnols et des Portugais dans les deux Indes; demandez aux habitants du Palatinat quels souvenirs ils gardent des campagnes si vantées de Turenne; rappelez-vous ce qui s'est fait, même de nos jours, pour soumettre à la domination des Européens certaines tribus de l'Afrique ou du Caucase, ou certains royaumes de l'Hindoustan; lisez, enfin, ces actes de confiscation tout récemment promulgués au sujet de

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