Page images
PDF
EPUB

LIVRE PREMIER.

DU DROIT INTERNATIONAL CONSIDÉRÉ COMME SCIENCE.

Toutes les sciences morales n'en formaient dans l'origine qu'une seule.

Je voudrais ne toucher de la science du droit des gens que ce qui a trait aux matières maritimes, car l'étendue d'un tel sujet, même en le resserrant ainsi, m'effraye encore. Mais on ne peut faire violence à la nature des choses : il faut bien se résigner à suivre l'ordre dans lequel se sont développés les principes du droit comme les faits de l'histoire. Toutes les sciences morales n'en formaient, pour ainsi dire, qu'une seule à l'origine, et cette science on l'appelait, dans les temps anciens, la philosophie, car c'est à elle évidemment que s'appliquait cette définition un peu superbe pour la jurisprudence: Est divinarum atque humanarum rerum notitia 2.

Lorsqu'après la chute de l'Empire romain, l'Église recueillit, à l'ombre du sanctuaire, tout ce qui restait parmi les hommes de civilisation et de savoir, et joignit à cet héritage le trésor nouveau de doctrine et de grâce dont son divin fondateur lui avait confié le dépôt, les «connaissances sacrées et profanes »>, comme disait Ulpien, se trouvèrent encore une fois réunies en une seule science qui prit son nom de son objet le plus élevé, et s'appela la théologie 3. La civilisation romaine y était représentée par ses lois civiles, la civilisation grecque par les écrits de ses philosophes les plus éminents, la civilisation chrétienne à son tour par les canons des conciles, les bulles des papes, les ouvrages des Pères grecs et latins.

1 Penitùs ex intimâ philosophià hauriendam juris disciplinam, dit Cicéron, De legibus, 1. V, 16.

2 Ulpien, Institutes, tit. Ier.

3 Officium ac munus theologi tam latè patet ut nullum argumentum, nulla disputatio, nullus locus alienus videatur à theologicâ professione et instituto. (Francisco Victoria. Relectiones theologica, édit. de Lyon, 1587, p. 100.)

Cette science, que la méthode scolastique rendit si longtemps aride et quelque peu barbare dans sa forme, avait cependant son caractère de grandeur. La raison pouvait-elle se plaindre que sa dignité fût méconnue ou amoindrie, quand des maximes choisies de la sagesse humaine jouissaient, dans l'école, d'une autorité presque comparable à celle de la sagesse divine ellemême?

Division de cette science unique en plusieurs branches.

Cependant, par un autre progrès, la confusion que nous avons signalée tout à l'heure devait prendre fin. Au seizième siècle, lorsque les esprits, sortant de leur sommeil, se mirent avec ardeur à l'étude des monuments qui restaient de l'antiquité, et à la recherche de ceux qui s'étaient égarés ou perdus, comme on s'appliquait de toutes parts à remonter aux sources, à éclairer le droit par l'histoire, le partage s'opéra de lui-même entre les sciences sacrées et les sciences profanes. La théologie dogmatique et morale conserva les premières dans son domaine. Le droit civil des Romains reprit son rang dans les écoles séculières qui se rouvraient : il y fut « mis en lumière, « dit Mackintosh, par des hommes qu'Ulpien et Papinien n'au<«<raient pas rougi de reconnaître pour leurs successeurs » 1.

Entre ces deux sciences, on vit apparaître une branche nouvelle du droit, qui n'avait pas encore de place arrêtée dans ce classement, qui n'avait pas même de nom propre, car elle n'avait jamais été l'objet d'études spéciales et suivies. Cette science se composa d'abord d'un seul chapitre que François Victoria intitula: «Du droit de la guerre» (de Jure belli). Cetitre semblait reproduire celui d'un ouvrage d'Aristote qui s'est perdu (Δικαιώματα τῶν πολεμῶν). Puis on s'aperçut bientot que les droits de la paix ne pouvaient se séparer de ceux de la guerre, que même, la paix était le point de départ et le but, tandis que la guerre était seulement le moyen de revenir à l'état normal, lorsqu'il avait été troublé par une injustice. En

1 Discours sur l'étude du droit de la nature et des gens, traduit par M. Paul Royer-Collard, 1830, p. 14.

développant cette pensée, après Albéric Gentilis, Grotius intitula son traité : De Jure belli ac pacis. Mais ce titre était déjà trop étroit pour désigner la science qui, sous ces maîtres habiles, s'était étendue à tous les rapports des peuples entre eux, et qui, en étudiant chacun de ces rapports, y découvrait, presque la matière d'une branche nouvelle du droit. Zouch inventa le nom latin de jus inter gentes pour remplacer celui de jus gentium, car ce dernier nom, employé par les jurisconsultes romains pour désigner une simple subdivision du droit privé, ne pouvait plus convenir à une science qui devenait assez vaste pour avoir besoin bientôt de se subdiviser ellemême.

1

La science du droit maritime international se dégage la dernière et se développe avec lenteur.

:

C'est ici seulement que le « droit international maritime » va s'offrir à nous comme une branche particulière du droit des gens universel. Il y a nécessairement un fonds commun de principes applicables à la guerre, quels que soient l'élément sur lequel elle s'engage et les instruments qu'on emploie pour la faire seulement la différence établie par la nature elle-même entre la terre et l'eau ne peut manquer de réagir sur certains modes d'action et sur certaines conséquences de la guerre, suivant qu'elle est continentale ou maritime. Le « droit international de la mer » aura pour mission d'étudier ces différences, d'en chercher les règles, j'ajouterai, d'en limiter autant que possible les effets, car il y a toujours péril à trop distinguer dans les questions d'humanité ou de justice.

Telle est la raison logique pour laquelle cette branche du droit des gens qui fera l'objet spécial de notre étude a dû se produire la dernière. Mais il semble qu'une fois née elle aurait pu marcher d'un pas égal avec la science du droit des gens universel, et nous verrons, au contraire, durant plus de deux siècles, le droit international maritime rester presque station

:

1 D'où l'on a tiré notre expression française droit international. Voir t. I la note 1 de la page 8.

naire, tandis que le droit des gens européen se fondait sur les bases où nous le voyons encore aujourd'hui.

C'est que les sciences humaines, bien qu'elles aient l'air de frayer la route, attendent souvent, pour se développer, un certain progrès des événements qui les excite et les appelle.

L'état politique de l'Europe continentale s'était trouvé mûr pour ce progrès pendant l'époque dont nous venons de résumer l'histoire. Le bel ordre qui préside à notre civilisation moderne s'établissait peu à peu tous les grands problèmes sociaux arrivaient à leur solution. Après dix siècles et plus de luttes intestines ou d'anarchie, on finissait par s'entendre, au dehors, sur les questions de frontières, d'influence et de commerce; et au dedans, sur la pondération du pouvoir avec les libertés individuelles ou publiques. Mais toutes ces questions ne faisaient qu'apparaître en ce qui touche la mer et les régions nouvellement découvertes dans les deux Indes. Les colonies et le commerce d'outre-mer furent d'abord comme une proie sur laquelle se jetèrent les peuples et les rois de l'Europe. Tous les moyens leur étaient bons pour s'en emparer d'un côté les rigueurs d'un monopole absolu, de l'autre une licence effrénée de contrebande et de course. Des désordres bannis de notre Europe chrétienne, comme la piraterie et l'esclavage, semblaient se réhabiliter au nouveau monde. On s'explique ainsi comment, au lieu d'avancer, pendant la période où nous sommes, le droit international maritime a plutôt fait, sur quelques points, des pas en arrière.

Cependant la question qui domine le sujet tout entier, celle de la « liberté des mers », ou plutôt du « libre passage à travers les mers », fut alors débattue et approfondie, car elle sortait naturellement de ce conflit des peuples, les uns si jaloux de conserver pour eux seuls les découvertes d'outre-mer, les autres si avides d'en prendre leur part.

Quant aux questions diverses et délicates qui se rattachent aux droits des neutres, elles ne s'étaient pas encore suffisamment dessinées pour pouvoir être étudiées dans leurs détails. En cette matière comme en toute autre, la jurisprudence

ne se forme, les principes ne se dégagent nettement que lorsqu'un nombre considérable de faits et de décisions mûrement rendues ont éclairé toutes les situations, ont mis en évidence tous les droits.

Nous allons reprendre, suivant l'ordre indiqué tout à l'heure, les progrès de la science du droit des gens, en les étudiant, d'abord dans les écrits des hommes qui, ont cultivé cette science avec le plus d'éclat.

« PreviousContinue »