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navires neutres. Quelque nombreux que fussent les traités qui avaient admis la maxime «Le pavillon couvre la marchandise », cette maxime était encore en opposition avec les lois intérieures de plusieurs grands États maritimes, et, il faut le dire, avec les errements généraux du droit des gens depuis le moyen-âge1. Hübner entreprit de démontrer que ce qui semblait une dérogation aux vieux usages, était, au contraire, ce que proclamaient le droit, la justice et la raison. On s'était trop arrêté à considérer la «nature ennemie » de la marchandise embarquée : Hübner, à son tour, veut ne laisser voir que le pavillon neutre qui la couvre. Ces transports maritimes de marchandises, qui se continuent pendant la guerre, ne sont, à ses yeux, que l'exercice légitime d'une industrie tout aussi innocente, de la part des peuples navigateurs, que peut l'être la culture des terres pour les peuples agriculteurs. « La mer est le champ où sème le Hollandais ou le Flamand. » Le fret est sa récolte; vouloir l'en priver en temps de guerre, ce serait condamner ce peuple à << mourir de faim », pour le bon plaisir d'autres peuples auxquels il convient de vider par les armes une querelle qui n'est pour lui qu'un «fait étranger». Que peuvent donc réclamer les belligérants, si ce n'est que les neutres continuent de leur offrir, avec une exacte impartialité, le bon office de ces transports dont ils auront peut-être un égal besoin l'un et l'autre?

Tel est l'argument que Hübner développe de préférence pour faire affranchir de la saisie les marchandises ennemies sur navires neutres : l'assimilation du navire au «territoire >> n'est, ce nous semble, à ses yeux, qu'un argument subsidiaire dont l'importance n'a été bien comprise qu'après lui.

Règles du droit de visite.

Il nous reste à parler du droit de visite. Hübner ne met pas en doute que ce droit n'appartienne aux belligérants, comme une suite naturelle du droit de guerre il ose même affirmer que c'est dans l'intérêt des neutres» que la visite a été établie par 1 Voir ci-après pages 171 et suivantes.

l'usage, car son but principal doit être « d'exempter les na« vires neutres des rigueurs que les vaisseaux de guerre ou les << navires armés en course peuvent et doivent exercer contre « les bâtiments ennemis 1.

Mais pour demeurer conforme à son principe, il faut que le droit de visite soit renfermé dans de justes limites; ces limites, Hübner les envisage à un triple point de vue.

Le droit de visite doit être limité « quant aux lieux » dans lesquels il s'exerce. C'est un droit de la guerre, dont le belligérant ne peut faire usage dans les eaux où les hostilités ne sont pas permises, et par exemple dans les mers territoriales ou fermées qui sont sous la domination d'un souverain neutre.

Il doit être limité « quant au temps, » car, ne pouvant trouver sa justification que dans l'état de guerre, il doit commencer et finir avec cet état, et comme la guerre n'existe par rapport aux neutres qu'autant qu'une notification authentique leur en a été faite, aucun navire ne peut être légitimement visité avant cette notification de l'ouverture des hostilités.

Le droit de visite, enfin, doit être limité « quant aux formes >> suivant lesquelles il est exercé.

C'est déjà beaucoup que les neutres aient à souffrir cette conséquence d'une guerre à laquelle ils sont étrangers : il est bien juste au moins qu'on leur évite tout ce qui aggraverait sans nécessité cette souffrance: aussi Hübner se prononce pour que la production des papiers requis pour justifier la neutralité se fasse, sans déplacement, à bord du bâtiment neutre. Il insiste surtout pour que la visite ne soit jamais étendue au delà de cette vérification des papiers de bord; tout au plus, ditii, « dans le cas d'un véhément soupçon de leur fausseté », serait-il permis de jeter « un coup d'œil léger» sur le navire et équipage : les vaisseaux de guerre ou les armateurs des belligérants n'ont aucun droit de pousser plus loin leurs re

sur son

cherches.

1 T. I, 2e partie, ch. 3, § 12.

CHAPITRE II.

SUR LA QUESTION DE LA LIBERTÉ DES MERS, TELLE QU'ON LA POSAIT AU COMMENCEMENT DU XVII SIÈCLE.

MARE LIBERUM DE GROTIUS.

MARE CLAUSUM DE SELDEN.

Après avoir montré, dans le chapitre qui précède, comment chaque progrès accompli dans la science du droit des gens se place à la suite d'un nom illustré par de beaux écrits ou de généreuses pensées, il n'eût pas été sans intérêt de reprendre, dans un ordre méthodique, les principales questions débattues pendant cette époque, en les traitant au point de vue de chaque siècle, avec les arguments alors invoqués de part et d'autre. Le lecteur aurait eu sous les yeux le tableau fidèle, nonseulement des vérités qui se sont fait jour, mais aussi des erreurs et des préjugés qu'il fallait combattre pour arriver au point où nous sommes déjà parvenus.

Mais l'exécution d'un tel dessein nous entraînerait à plus de détails que n'en comporte cet ouvrage. Nous ne donnerons donc ici de cette méthode rétrospective qu'un simple essai, en l'appliquant à une question dont l'importance nous fera pardonner quelque longueur.

Cette question est celle de la liberté des mers, telle qu'on la posait au commencement du XVIe siècle.

L'ancien système commercial avait été profondément troublé par les découvertes des Portugais et des Espagnols dans les deux Indes. Avant qu'un système nouveau fût assis sur d'autres bases, le champ semblait libre pour tout oser. Chaque État maritime déjà puissant, ou se croyant en mesure de le devenir, cherchait à tirer à soi le plus possible de ces éléments inespérés de richesse. La lutte engagée à ce sujet se prolongea, sous des formes et avec des chances diverses, jusqu'à la fin de l'époque qui fait en ce moment l'objet de notre étude. On vit entrer successivement en lice tous les États qui de

vaient, au XIXe siècle, se partager les profits du commerce et de la colonisation maritimes.

Mais les premiers occupants ou les plus forts avaient essayé d'abord de conserver ou de revendiquer, pour eux seuls, ce qu'on appelait alors le «domaine de la mer» (dominium maris), c'est-à-dire le droit de n'abandonner aux autres que ce dont il leur conviendrait à eux-mêmes de se dessaisir. Les Portugais et les Espagnols, puis les Anglais affectèrent tour à tour cette prétention monstrueuse, et le premier progrès qu'il y eut à faire fut d'obtenir, pour tous les peuples, le droit de passage à travers ce libre élément.

On vit alors la plus haute question du droit des gens contradictoirement débattue, au nom de deux puissants peuples, dans deux savants plaidoyers qui sont restés fameux dans l'histoire.

Ce qui manquait à ce grand procès international, c'étaient des juges car ni Selden ni Grotius ne s'adressaient à un tribunal d'amphictyons ou à un congrès européen; le défenseur de la liberté des mers et le champion de leur servitude se bornaient à exposer, devant l'opinion publique de leur temps, disons mieux, devant la raison universelle du genre. humain, les arguments de principe ou de fait sur lesquels chacun d'eux appuyait sa thèse; mais cette autorité morale, une fois saisie de la question, devait tôt ou tard la résoudre dans le sens du bon droit et de la justice; et c'est ainsi qu'avant même de nous occuper du fond du litige, nous avons à signaler, comme un progrès considérable, la forme sous laquelle il se produisait aux yeux de l'univers attentif.

Cette question de la servitude ou de la liberté, de la force ou du droit, n'est-elle pas, en soi, aussi vieille que le monde? ne se retrouve-t-elle pas au fond de toutes les guerres maritimes comme de toutes les guerres terrestres? Mais elle n'avait eu, pendant bien des siècles, pour arguments que la violence et les armes on allait, pour la première fois, lui faire subir l'épreuve d'une argumentation contradictoire et logique, ou plutôt la raison et l'humanité, commençant à exercer davantage leur ascendant salutaire, contraignaient la violence elle

même à comparaître enfin sur ce terrain de la discussion et des principes où elle devait infailliblement succomber un jour.

Ce qui frappe, tout d'abord, à la vue des deux adversaires qui s'avancent, de part et d'autre, dans l'arène, c'est que le champion de la liberté des mers semble se présenter au combat comme armé à la légère, tant ses raisons sont exposées simplement et sans art, tandis que le champion de la servitude marche lentement, et embarrassé dans sa pesante armure : les détours qu'il prend pour répondre aux arguments les plus clairs, les sophismes par lesquels il essaie de déplacer les principes pour en triompher, le font ressembler à ces combattants qui, dans les jeux du cirque, déployaient un filet pour y enlacer leur adversaire.

Arguments de Grotius pour la liberté des mers.

La doctrine de Grotius peut se résumer dans les quatre propositions que voici :

1o Les productions nécessaires aux besoins de l'homme se trouvant partagées inégalement entre les diverses contrées du monde, la volonté divine, révélée par cette loi de la nature, est que les nations puissent se communiquer l'une à l'autre ce qui leur manque 1.

2o L'Océan semble désigné par Dieu pour être la grande voie de ce commerce réciproque entre les peuples: il leur appartient donc à tous, car il n'y a pas de rivage vers lequel les navires ne puissent être dirigés tour à tour par le souffle des vents 2.

3o De quoi servirait à tel ou tel peuple de s'approprier,

1 Fundamentum struemus hanc juris gentium, quod primarium vocant, regulam certissimam : licere cuivis genti quamvis alteram adire cumque eà negotiari. Deus ipse hoc per naturam loquitur cùm ea cuncta quibus vita indiget omnibus locis suppeditari non vult... Nunc factum est ut gens altera alterius suppleret inopiam. (Mare liberum, c. 1.)

2 Ille quem Deus terris circumfudit Oceanus, undiquè et undiqueversùs navigabilis, et ventorum stati aut extraordinarii flatus, non ab eâdem semper, et à nullâ non aliquandò regione spirantes, nonne'significant satis, concessum à naturâ cunctis gentibus ad cunctas aditum? (Ibid.)

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