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matique et plus théâtral. C'est là le fond de ce parallèle entre la langue de Racine et de Voltaire, dans lequel Thomas prétend nous prouver que ce dernier écrivain a donné plus de mouvement au style, plus de chaleur aux passions, et qu'il a accéléré la marche de notre langue, jusqu'alors plus lente et plus calme; d'où vous conclurez que Racine n'a pas su se rendre aussi vif et aussi rapide que la passion le demandait; et, en effet, comment s'exprime Hermione?

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De son sort qui t'a rendu l'arbitre?

Pourquoi l'assassiner? Qu'a-t-il fait ? à quel titre ?
Qui te l'a dit ?

Et comment Phedre parle-t-elle ?

Ils s'aiment Par quel charme ont-ils trompé mes yeux? 1 Comment se sont-ils vus? depuis quand ? dans quels lieux? Tule savais pourquoi me faissais-tu séduire?

Ils ne se verront plus.

Ils s'aimeront toujours!

Cette diction, comme on voit, est très-lente et très-calme. Achille ne parle pas avec moins de froideur; tout le monde sait par cœur ce discours si peu animé :

Quoi! madame, un barbare osera m'insulter!

Il voit que de sa sœur je cours venger l'outrage;

Il sait que le premier lui donnant mon age,

Je le fis nommer, chef de vingt rois ses

Et, pour fruit de mes soins, pour fruit de més travaux

Pour tout le prix, enfin, d'une illustre victoire

Qui le doit enrichir, venger, combler de gloire,
Content et glorieux du nom de votre époux,
Je ne lui demandais que l'honneur d'être à vous,
Cependant

Une juste fureur s'empare de mon ame.
Vous allez à l'autel, et moi j'y cours madame.
Si de sang et de morts le Ciel est affamé,
Jamais de plus de sang ses autels n'ont fume.

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«La langue poétique de Racine, continue Tho

> mas, est plus pure et plus correcte, celle de » Voltaire est plus vive et plus passionnée. Elle » entraine plus l'ame et l'esprit. L'une à plus de

»ces effets qui tiennent à la perfection des dé»tails; l'autre, de ceux qui tiennent à la rapidité » de l'ensemble, etc. » Ainsi il accorde la perfection au premier, et la supériorité au second. Če partage n'est-il pas bien conçu ? N'est-il pas judicieux d'imaginer que ce qui est parfait ne soit pas supérieur dans toutes ses parties? Au fond, n'est-ce pas détruire une idée par l'autre, ou n'avoir, pour mieux dire, aucune idée claire de ce qu'on avance? car comment la langue de Racine serait-elle faite, si elle n'avait pas tous les mouvemens, toute la vivacité, toute l'énergie nécessaires pour exprimer la passion? L'erreur ou le sophisme vient de ce qu'on représente la perfection poétique de Racine comme consistant uniquement dans la pureté du langage; mais on ne dit pas que cette pureté n'est admirable que parce qu'elle est jointe à l'éloquence la plus vraie, la plus forte, la plus pathétique, en un mot, à l'éloquence de l'ame.

par

Il faut le dire à la honte des lettres, mais pour l'instruction des jeunes gens, cette opinion se retrouve dans quelques parties du Cours de littérature, et jamais il n'y eut d'exemple plus propre à démontrer que la rectitude de l'esprit dépend de la justesse des principes. Ce qui est incroyable c'est que ce grand critique veut absolument que Racine soit inférieur à son rival, même dans les parties qu'il a le mieux traitées au jugement de tout le monde. Qu'il nous dise que Voltaire a plus de véhémence, plus d'effet, plus d'entrainement, plus d'imagination méme, c'est une erreur que l'illusion du théâtre et la prévention du siècle peuvent expliquer. Mais qui pourrait concevoir ce qu'il ajoute sur le mérite fondamental du style? « Ce qui distingue la poésie de Voltaire, c'est » qu'il paraît, plus que tout autre, penser et sen»tir en vers. Dans les morceaux qui ne deman

> daient qu'une sensibilité vive, une tendresse pas»sionnée, je crois apercevoir, avec une élégance » moins égale, moins travaillée que celle de Ra» cine, une plus grande facilité de mouvemens » et d'expression, plus d'abandon, plus de grace, > enfin un charme plus pénétrant, peut-être parce » qu'il ressemble plus à l'inspiration, et n'offre » pas la moindre apparence de travail. Qu'on » examine ces morceaux, ils sont faits, ils sont faits, pour ainsi

dire, d'un jet. » Tome 9e., page 216. Voilà comme ce grand principe du travail est attaqué de front, et d'une manière d'autant plus remarquable, qu'on ne va pas à moins qu'à établir que cette perfection de style que nos grands maîtres s'étaient acquise par tant d'efforts est plus nuisible qu'utile. Il n'y a pas là d'équivoque. Si l'élégance travaillée de Racine l'a empêché d'avoir cette facilité d'expression, cette grace, cette inspiration, ce charme pénétrant qu'on accorde à son rival, n'est-il pas évident, d'un côté, que celuici est l'écrivain supérieur et le modèle qu'il faut suivre, et ne doit-on pas conclure, de l'autre, que le talent s'élève plus haut par la négligence que par le travail ?

Ce qu'il importe de savoir, c'est qu'on a érigé cette doctrine en principe; et ceux qui entendent par quelle corruption secrète ce principe flatte notre amour-propre et notre mollesse, comprendront également d'où est sortie cette plaie générale de médiocrité qui a frappé notre littérature. Cette plaie arrache des cris à tout le monde, et qui est-ce qui en cherche le remède? On hait la maladie, et on en aime la cause.

les

Non, ce n'est pas le génie, ce ne sont pas grands talens qui manquent à notre siècle : jamais il n'y eut un plus grand nombre de personnes lettrées dans les deux sexes. Quelques hommes

d'une haute nature s'élèvent encore parmi nous comme d'antiques monumens, révérés mais oubliés. Ce qui nous manque, ce sont des principes sévères, des mœurs sérieuses, des ames fortes et capables d'application. Un esprit de jeunesse s'est saisi des hommes studieux qui devaient éclairer la nation. Ils se glorifient dans leur légéreté; ils se réjouissent, comme des enfans, de ces premières fleurs que le printemps de l'imagination produit en abondance, mais qui ne résistent pas au souffle de la critique ce sont les fruits qui demeurent et qui donnent une nourriture solide; mais pour les produire, il faudrait creuser et retourner sans cesse ce fonds qui ne nous manquera jamais. Un fleuve d'éloquence et de poésie est caché dans les entrailles de cette terre, je veux dire dans le cœur et l'esprit de l'homme; mais il ne peut se répandre et renouveler la face des lettres, que par le secours de la méditation et les efforts du travail.

C'est donc à ce principe qu'il nous faut revenir: c'est la source de la fécondité dans la littérature et celle du jugement dans la critique; c'est par lui qu'on peut apprécier dignement ces ouvrages du siècle, si séduisans, si brillans pour les uns, si négligés, si défectueux pour les autres. Que l'on considère dans cette vue ces nombreuses incorrections, ces fautes étonnantes que j'ai fait remarquer à dessein dans les poëmes de M. Delille, et dont j'aurais pu multiplier les preuves, si je ne voulais qu'affliger un homme que j'admire; on verra que ce caractère habituel de négligence devait fixer les yeux de la critique, parce qu'il est la suite du principe le plus faux de l'école moderne, de ce principe d'orgueil et de paresse, qui a prétendu élever les premiers jets du talent, et je ne sais quel abandon facile et vulgaire, au-dessus de la perfection laborieuse des grands hommes; de ce prin

cipe, enfin, qu'il faut sur-tout envisager comme le renversement de la loi générale, de la loi divine du travail, qui n'ayant pas été portée sans raison, ne saurait être violée avec impunité.

Il ne fallait pas moins que ces réflexions pour justifier la hardiesse que nous avons eue d'exclure les derniers ouvrages de M. Delille du nombre des modèles, malgré les éloges flatteurs de quelques personnes du premier mérite, qui, réunies à nous par les principes, ne l'ont pas été par l'opinion.

Qu'on vienne nous dire maintenant que ces ouvrages étincellent de beaux vers, de morceaux brillans, de traits de génie, si vous le voulez! On ne le niera pas; mais cela ne touche en rien au fondement de cette critique, à ce principe qui subsiste et qui condamne tous les hommes, et les plus habiles comme les autres, à cette alternative inévitable du travail ou de la médiocrité. Loi salutaire, loi d'une profonde sagesse, qui seule peut abattre l'orgueil de l'esprit humain !

Ici, M. Delille s'élève avec nous contre luimême. Quoique son premier ouvrage soit encore éloigné de cette perfection à laquelle ses admirateurs le portent dans leur esprit; cependant il est travaillé avec ce soin, avec cette solidité qui caractérisent la bonne école, et c'est par-là que sa gloire est assurée. Qu'ils réfléchissent peu ceux qui nous opposent le succès de cet ouvrage comme capable de confondre les critiques! Il nous confond si peu, qu'il prouve en faveur des règles que nous établissons, puisque c'est en profitant des observations qui lui ont été faites, et en polissant ses premiers essais, qu'il l'a porté à ce degré de correction et d'élégance qui le fait admirer aujourd'hui.

Je conclurai ces remarques par quelques exem ples. On ne saurait trop faire connaître ce caractère de légéreté et de négligence, qui n'a pas manqué

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