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CHAPITRE II.

SECONDE GUERRE DE MACÉDOINE.

(204-195 avant J.-C.)

On a souvent simplifié à l'excès l'histoire des dernières années de la Grèce libre, en disant que le parti démocratique, rallié à la Macédoine, périt avec elle; et que le parti aristocratique, asservi ou vendu aux Romains, leur abandonna ou leur livra sa patrie. Ces observations ne sont pas rigoureusement vraies; les partis ne se sont pas divisés avec cette simplicité régulière. Entre l'apparition des Romains en Grèce et leur victoire définitive, la lutte offre cinq phases successives, et dont le caractère semble tout à fait contradictoire. Nous venons de voir les démocrates s'allier aux Romains contre l'aristocratie; nous verrons maintenant les deux partis s'unir un moment à Rome contre la Macédoine; et la trompeuse proclamation de la liberté des Grecs, faite par les Romains aux jeux Isthmiques, récompenser cette union éphé

mère. Mais bientôt, pendant que l'aristocratie se rattache aux Romains plus étroitement, la démocratie rompt avec eux; elle est écrasée avec la ligue Etolienne. Puis l'aristocratie elle-même se divise; une partie, avec Philopomen, essaie de concilier l'indépendance nationale avec la nécessité de l'alliance romaine; le reste, moins nombreux, mais plus audacieux, compromet, dénonce et livre aux Romains les chefs de ce parti national, c'est-à-dire la plus noble portion de l'aristocratie, et Polybe avec elle, pour obtenir, de la complaisance intéressée du sénat, le droit de régner vingt ans sur la Grèce. Mais sous le poids d'une misère croissante et de l'humiliation trop grande, imposée par la faction romaine au pays, la réaction finit par éclater. Polybe, et les débris du parti national découragé, refusent de la diriger. Le parti démagogique rentre alors en scène; mais la majorité de la nation ne veut pas suivre, dans cette périlleuse aventure, des chefs qu'elle redoute et abhorre presque autant que les Romains. La lutte s'engage néanmoins, ridiculement disproportionnée; les démagogues sont anéantis à leur tour; et tous les partis sont ensemble asservis pour n'avoir pas su combattre ensemble.

Dans la pensée du sénat, la paix conclue avec Philippe ne pouvait être qu'une trève. Bien loin d'être ébloui par la victoire de Zama, il ne se servit d'abord de la paix conquise en Afrique, que pour recommencer la guerre contre le roi de Macédoine.

Scipion vainqueur venait de traverser l'Italie à la

tête de ses légions, et de rentrer dans Rome en triomphe. Trasimene et Cannes étaient vengés. Carthage restait debout, mais humiliée, dépouillée, réduite à l'impuissance, au milieu de l'Afrique hostile. Rome cependant, dit Tite Live (1), jouissait encore plus de la paix que de la victoire. Après avoir connu l'amertume de la défaite et les dégoûts d'une guerre de seize années, elle allait enfin recueillir le fruit de sa persévérance, de sa bravoure et de sa sagesse. Un immense besoin de goûter à loisir les douceurs de cette paix chèrement et glorieusement conquise ětait au fond de tous les cœurs.

Mais il n'est pas donné aux conquérants, peuples ou rois, de s'arrêter; quand même leur ambition rassasiée voudrait n'aller pas plus loin, une loi nécessaire leur impose sans cesse une guerre nouvelle qui leur assure le fruit de la guerre achevée.

Quand, au lendemain du triomphe de Scipion, le consul Publius Sulpicius proposa au peuple, las des armes, de déclarer la guerre à Philippe, toutes les centuries rejetèrent d'une seule voix la proposition; et les tribuns du peuple éclatèrent : « Il faut la guerre aux patriciens, » disait le tribun Bébius, « la guerre éternelle, pour fonder leur tyrannie sur le péril de la cité. Ni le sénat, ni le consul ne voulurent céder. Les comices, réunis une seconde fois, entendirent Sulpicius leur adresser ce langage : « Il ne s'agit pas de savoir si vous aurez la guerre ou la paix; mais si vous

D

(1) Tite Live, XXX, 45.

irez attaquer Philippe en Macédoine, ou si vous l'attendrez en Italie... S'il fallut cinq mois à Annibal pour venir de Sagonte, vous verrez Philippe arriver en cinq jours de Corinthe en Italie... Que la Macédoine plutôt que l'Italie soit le théâtre de la guerre; que les villes, que les terres ennemies soient ravagées par le fer et le feu. C'est assez d'avoir une fois vu Annibal dans nos foyers (1)!» Le peuple céda et la guerre fut déclarée.

Quelle était la pensée de l'aristocratie romaine pour qu'elle se hâtât ainsi? Elle obéissait à deux motifs elle s'inspirait à la fois de sa colère et de sa prudence. La première guerre de Macédoine, simple incident de la guerre Punique, avait dû être terminée par un traité qui laissait Philippe intact, et n'attribuait qu'une demi-victoire à Rome. De là rancune et dépit chez ce fier sénat, qui s'était fait une maxime de ne traiter que victorieux. On avait transigé avec Philippe pour en finir avec Annibal; mais, Annibal écrasé, il restait comme un compte à régler avec le Macédonien.

Toutefois, le sénat n'obéissait pas seulement à la passion. Il sentait bien que, telle que le traité qui suivit Zama venait de constituer la puissance romaine, cette puissance exorbitante déjà, pouvait être renversée par une coalition de l'Orient; prévenir celte coalition fut son but. Il saisit le moment où la Macédoine, la Grèce, Attale de Pergame, les Rhodiens,

(1) Tite Live, XXXI, 7.

les rois d'Asie et ceux d'Egypte, c'est-à-dire les six grandes puissances de l'Orient, étaient jalouses les unes des autres et divisées entre elles; chacune croyant voir encore chez ses rivales le péril qui la menaçait, au lieu de voir ce péril à Rome. Le sénat jugea l'occasion propice pour prendre parti dans ces luttes presque civiles (car tous ces gouvernements étaient grecs, si les peuples appartenaient à des races différentes), épouser la querelle des uns, imposer la neutralité aux autres, et, par un coup rapide, frapper le plus puissant de ces Etats, c'est-àdire la Macédoine, tant le sénat se croyait assuré, qu'une fois la Macédoine abattue, l'Orient, même uni, n'était plus à redouter.

Tel fut le but de la guerre; et ce but en indiqua le prétexte. Philippe opprimait réellement la Grèce; ses excès et ses violences avaient détaché de lui presque tous ses partisans. L'inconstance de sa politique ne lui avait permis de garder l'alliance ni des aristocrates ni des démocrates. Il n'avait d'autre allié qu'Antiochus, roi d'Asie, auquel il offrait de conquérir ensemble et de partager l'Egypte. Mais Antiochus, homme de plaisir et sans talent comme sans caractère, n'offrait pas un appui sérieux. Philippe avait contre lui, outre Ptolémée qui savait ses projets, tous les petits Etats libres de l'Asie, et surtout les puissances naissantes et jalouses de Pergame et de Rhodes, lesquelles redoutaient, non sans raison, l'ambition inquiète et sans scrupule du roi de Macédoine.

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