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grande diversité de sentiments. Nabis, ennemi farouche, acharné, les effrayait. Ils craignaient les armes romaines. Ils étaient liés aux Macédoniens par des obligations ou anciennes ou récentes; mais Philippe leur était suspect pour sa perfidie et sa cruauté: ils n'étaient pas dupes des promesses que lui arrachaient les circonstances, et prévoyaient qu'après la guerre il serait pour eux un despote plus insupportable que jamais. Non-seulement ils ne savaient pas quel avis ouvrir dans l'assemblée générale, mais chacun d'eux, même après réflexion, n'était pas bien certain de ce qu'il voulait ou souhaitait lui-même. »

Dans ces graves crises politiques, les honnêtes gens sont beaucoup plus malheureux que les autres. Les autres ne se préoccupent que de ce qu'ils veulent; les honnêtes gens se préoccupent de ce qu'ils doivent. Or, on l'a dit, le difficile, en certains cas, n'est pas de faire son devoir, c'est de savoir où il est.

Les Achéens, qui, dans ces dernières convulsions de la Grèce, constituaient vraiment le pays honnète, la vraie nation, les Achéens voulaient de toute leur âme le salut du pays et son indépendance; ils prévoyaient que s'allier à Rome, c'était se livrer à elle, aliéner à jamais leur liberté. Mais, d'autre part, Rome allait vaincre; l'armée romaine était devant Corinthe; la flotte romaine croisait autour du Péloponèse. Se proclamer neutre aujourd'hui, c'était sans doute être envahi demain. Néanmoins c'eût été peut-être une politique plus noble et plus honnête; et puisqu'il fallait succomber tôt ou tard, il aurait mieux valu suc

comber sans transiger, en protestant à la face du monde. Mais ne sont-ils pas excusables d'avoir évité d'abord le danger le plus pressant, et tout fait, sansespérer beaucoup, pour sauver le pays? ils cédèrent; ils entrèrent dans l'alliance romaine, sans se dissimuler qu'ils venaient de se donner des maîtres. Le stratége Aristène emporta les suffrages, par un discours véhément dont Tite-Live nous a conservé, sinon le texte, au moins le sens. La conclusion suffit à en indiquer l'esprit : « La neutralité est impossible. Elle nous rendrait suspects aux deux partis, qui ne nous pardonneraient pas d'avoir attendu l'événement afin de suivre la fortune; et nous serions alors la proie assurée du vainqueur. Les Romains sont à vos portes, avec des flottes et des armées formidables. Au lieu de prier, ils pourraient contraindre. Dédaigner leur alliance serait folie; car enfin il faut aujourd'hui que vous les ayez pour amis ou pour ennemis (1). »

Une fois l'Achaïe ralliée aux Romains, leur victoire. était assurée. Ils avaient avec eux la Grèce entière. La démocratie par ambition, l'aristocratie par résignation et par sympathie pour Flamininus, tous les partis, les deux ligues, la Grèce du Nord et le Péloponèse, marchaient avec eux contre Philippe, et étaient appuyés par Attale, par les Rhodiens, par les barbares qui envahissaient le nord de la Macédoine. Philippe résista bravement; mais son royaume s'épuisait, sans toutefois démentir sa fidélité. A Cynoscéphales, sa

(1) Tite Live, XXXII, 21.

fameuse phalange n'était plus guère composée que d'enfants et de vieillards. Elle fut taillée en pièces par les légions et la cavalerie étolienne. Philippe accepta la paix en abandonnant toutes ses conquêtes,

même la Thessalie.

Flamininus et le sénat, représenté auprès du général par dix légats, se contentèrent de ces conditions relativement modérées. Les Etoliens auraient voulu davantage; ils demandaient hautement la destruction de la monarchie macédonienne, et soutenaient que la Grèce ne pouvait être libre tant que Philippe serait sur le trône. Flamininus avec hauteur rejeta leurs exigences, et ne craignit pas d'exciter dans la confédération étolienne un mécontentement qui devait grossir, jusqu'à la jeler bientôt dans une guerre insensée contre Rome. Il plaisait à Flamininus, et il convenait aux intérêts romains que le vaincu ne fût pas réduit au désespoir; s'il était trop tôt pour songer à faire de la Macédoine une province romaine, à quoi eût-il servi aux Romains que la puissance étolienne se substituât à celle des Macédoniens? Il valait mieux laisser debout Philippe, affaibli, mutilé, humilié, impuissant, que de fortifier outre mesure les Etoliens, ces alliés suspects et ingrats, des dépouilles de l'ennemi vaincu.

Quant à l'affranchissement de la Grèce, le sénat voulut bien en tenter l'expérience, sachant qu'elle ne pouvait être dangereuse pour sa puissance, et qu'il était conforme à ses intérêts que sa première intervention armée en Orient parùt toute désintéressée.

J'aime à penser que Flamininus apporta même une sorte de sincérité dans la dramatique proclamation qu'il fit faire aux jeux Isthmiques de la liberté des cités grecques. Polybe, Tite Live, Plutarque, nous ont laissé le récit, écrit en termes presque identiques, avec des détails curieux, de cette scène émouvante où, par un phénomène qui n'est pas rare dans la politique, tout le monde fut dupe à la fois, les bienfaiteurs de leur bienfait, les obligés de leur reconnaissance. L'erreur commune des uns et des autres fut de croire qu'il suffit de proclamer la liberté pour qu'elle existe (1).

« On était sur le point, »dit Tite Live, « de célébrer les jeux Isthmiques. Cette solennité attirait toujours un grand concours de spectateurs; à cause du goût inné chez les Grecs pour ce spectacle, où l'on voyait disputer le prix de la force, de la vitesse et de toute espèce de talent; à cause aussi des avantages de ce lieu, qui offrait des relations faciles au moyen des deux mers, et qui était par là devenu le rendez-vous du genre humain et le marché d'échange entre l'Asie et la Grèce. Mais dans cette occasion, ce n'était pas le cours ordinaire des affaires qui avait attiré de tous côtés des spectateurs : c'était leur ardente impatience de savoir quel allait être l'état de la Grèce, et quelle serait leur propre fortune. On formait en silence les

(1) Cf. Foucart et Wescher, Inscriptions de Delphes, no 18, ligne 112, page 24 (et préface, page xш). Le titre de proxène de Delphes est conféré à Flamininus.

conjectures les plus différentes on exprimait tout haut les opinions les plus variées: mais personne ne pouvait croire que les Romains dussent renoncer à la Grèce entière. Les spectateurs avaient pris place; un héraut, accompagné d'un trompette, s'avance selon l'usage, au milieu de l'arène, où l'on annonce solennellement l'ouverture des jeux. Le trompette commande le silence; le héraut prononce ces mots : « Le sénat romain et Titus Quinctius imperator, vainqueurs du roi Philippe et des Macédoniens, ordonnent que les peuples suivants soient libres, exempts de tribut, autonomes : les Corinthiens, les Phocidiens, tous les Locriens, les insulaires d'Eubée, les Magnètes, les Thessaliens, les Perrhèbes, les Achéens de la Phtiotide. » C'étaient les noms de toutes les nations qui avaient été sous la domination de Philippe. En entendant les paroles du héraut, on ressentit une joie trop immense pour la pouvoir goûter tout entière. A peine pouvait-on croire qu'on eût bien entendu. Les Grecs se regardaient les uns les autres, étonnés comme s'ils s'étaient crus le jouet d'un songe; ne se fiant pas à ses oreilles, chacun demandait à ses voisins ce qui intéressait sa nation. Le héraut est rappelé; chacun voulant non-seulement ouïr de nouveau, mais voir encore ce messager de liberté. Il répète les mêmes paroles. Alors les Grecs ne peuvent plus douter de leur bonheur; une clameur immense s'élève, mêlée d'applaudissements si vifs et tant de fois répétés, qu'il était facile de voir qu'il n'est pas de bien plus agréable à la multitude que la liberté. Les jeux furent

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