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CHAPITRE IV.

TROISIÈME GUERRE DE MACÉDOINE, ET TRIOMPHE DU PARTI ROMAIN EN GRÈCE.

(183-151 av. J.-C.).

Après la mort de Philopomen, la faction qui l'a tué, la faction romaine, laissant à peine s'écouler le temps des funérailles, jette le masque et avoue hautement ses projets. Elle veut l'asservissement de la Grèce et l'avénement immédiat de la domination étrangère. « Que ce jour funeste vienne le plus tard possible,» avait dit Philopomen. Un parti peu nombreux, mais puissant par son audace et par l'appui des Romains, répond: « Que ce soit aujourd'hui même.» Ainsi la division sème la trahison. D'abord tous les partis appellent l'allié du dehors : avant d'être Grec, on est aristocrate ou démocrate. A la fin la patrie, déchirée, mutilée, ruinée, devient si indifférente, et peut-être si odieuse à beaucoup d'âmes,

même honnêtes, mais timides, que pour échapper au désordre, elles sacrifieront volontiers l'indépendance. Alors un ambitieux peut paraître et livrer son pays pour obtenir de le dominer; la fatigue et le dégoût qui ont envahi tant d'esprits lui donneront des approbateurs et des complices.

Les factions avaient pourtant paru un moment réconciliées sur la tombe de Philopomen. L'armée Achéenne tout entière, à la nouvelle de l'assassinat, s'était ruée sur Messène en ravageant la province avec fureur. Messène avait ouvert ses portes et livré les meurtriers. Le plus coupable d'entre eux, Dinocratès, avait prévenu son sort par le suicide. Le corps de Philopomen avait été ramené en triomphe à travers le Péloponèse, on avait lapidé ses assassins. sur son tombeau. Toutes les villes, par des décrets publics, lui avaient érigé des statues, et avaient rendu les plus grands honneurs à sa mémoire.

Ces réconciliations autour d'une tombe sont quelquefois touchantes, mais rarement durables peu de mois après la mort de Philopomen, les factions se réveillèrent plus ardentes, et la dissolution de la Grèce apparut imminente et inévitable.

Philopomen seul avait pu, par le crédit de sa gloire acquise, et par l'autorité de son nom, contenir les exagérés de toutes les nuances, et faire prévaloir, dans l'assemblée achéenne, une politique à la fois digne et prudente. Il avait réussi à tenir, pendant dix ans, les partis en équilibre et les Romains en respect. Lui mort, le parti démagogique, auquel il avait im

posé silence, releva la tête, surtout dans la Grèce du Nord, et provoqua Persée, fils de Philippe, à déclarer la guerre aux Romains; colorant ainsi du prétexte de sa haine contre l'étranger, sa haine encore plus ardente contre tout l'ordre social. En même temps le parti romain, contre lequel Philopomen avait si énergiquement lutté, se développa au grand jour dans toutes les cités grecques et dans l'assemblée achéenne, appelant tout haut de ses vœux la domination romaine. A la tête de ce parti, Callicratès remplaça Aristanos; celui-ci n'avait été que faible, et peut-être lâche. Callicratès fut traître ouvertement, et vendit son pays, pour obtenir d'y régner vingt ans.

Il ne faut pas confondre, bien qu'on l'ait fait souvent, la faction de Callicratès avec le parti aristocratique. Rien ne serait plus injuste envers l'aristocratie grecque, dont le rôle, en ces temps désastreux, accusa parfois l'indécision, le manque d'énergie, mais non la trahison. Elle espérait peu de l'avenir; cela fit sa faiblesse, et c'est le défaut des sages de manquer souvent de foi. Mais, tout en craignant qu'il ne fallût tôt ou tard subir la loi de l'étranger, elle combattait pourtant, comme Philopomen lui avait montré à le faire, pour éloigner du moins le jour fatal. Elle connaissait la supériorité immense des forces romaines; et n'ayant ni l'ignorance, ni l'infatuation du parti démocratique, auquel il était réservé de tuer la Grèce, elle se refusait à engager contre Rome une lutte insensée. Mais elle lui résistait cepen

dant, par la raison, par les remontrances, par les protestations; au besoin, par les prières, tout en tâchant de rester digne. Impuissante à vaincre les légions sur le champ de bataille, elle s'efforçait de désarmer le sénat par la fermeté de son attitude.

Tel fut le rôle de l'aristocratie, rôle ingrat et sans éclat, mais, après tout, patriotique et sensé. Les hommes de ce parti, qui représente vraiment la nation, que la nation adorait, au dire de Tite Live, ce sont Philopomen, Lycortas, et son fils Polybe. Ce sont tous ces anciens stratéges, élevés à cette puissance par le libre suffrage de leurs concitoyens, avant le jour où la main de Rome s'appesantit sur l'élection. Ce sont tous ces hommes modérés qui furent successivement les victimes du parti romain et du parti demagogique; déportés sans jugement par l'un, et exilés en Italie; massacrés plus tard par l'autre en Grèce. Ces hommes avaient exercé les plus hautes magistratures; leurs familles étaient les plus illustres, leurs biens les plus considérables, leurs noms les plus réputés. S'ils ne forment pas la véritable aristocratie dans la confédération achéenne, à quels signes faut-il reconnaître une aristocratie?

Qu'importe que le parti romain et son chef Callicratès aient prétendu confisquer à leur profit les noms d'aristocrates et de conservateurs ? Les hommes qui venaient d'assassiner Philopomen et qui allaient déporter Polybe ne pouvaient se qualifier de ce nom que pour faire illusion à leurs contempo

rains. Mais ceux-ci ne s'y trompèrent pas, et, dédaignant de leur donner aucun nom politique, ils les appelaient avec Polybe: les traîtres, les hommes vendus. Ils n'avaient rien de ce qui constitue une aristocratie véritable, avec ses qualités et ses défauts; ni la naissance, ni la fortune, ni la grande considération, ni l'influence territoriale, ni l'indépendance du caractère, ni les traditions de famille et de race. Ils furent une oligarchie; mais depuis quand les mots d'oligarchie et d'aristocratie sont-ils synonymes ? une oligarchie vénale d'ambitieux sans scrupules et sans foi, qui jugeant bien que l'étranger serait désormais le plus fort, se jetèrent dans ses bras, en lui abandonnant tout, patrie, honneur, liberté, à condition qu'il leur permît de faire fortune sur les ruines de la Grèce (1).

Après tout, telle est la loi fatale des divisions civiles. Elles ne peuvent indéfiniment se prolonger; le pays le plus solide et le mieux assis n'y saurait résister toujours. Or, deux issues seulement sont possibles : ou l'énergie des gens de bien impose silence aux autres; ou la domination étrangère impose silence à tout le monde. Il n'y avait plus assez de vertu en Grèce pour que la première solution prévalût.

La trahison de Callicratès éclata pour la première fois dans l'ambassade qui fut députée à Rome, trois

(1)« Sibi privatim opes oppressis faciebant civitatibus. Tite Live, XLV, 31,

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