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1202. Les préfets ne sont point officiers de police judiciaire; ils ne sont, en conséquence, placés à ce titre ni sous l'autorité des cours d'appel, ni sous la surveillance du procureur général. Mais ils sont investis, accidentellement et dans un intérêt de haute police, des mêmes droits que ces officiers.

L'article 10 du Code d'instruction criminelle, qui a établi cette attribution extraordinaire, est ainsi conçu: « Les préfets des départements et le préfet de police à Paris pourront faire personnellement, ou requérir les officiers de police judiciaire, chacun en ce qui le concerne, de faire tous les actes nécessaires à l'effet de constater les crimes, délits et contraventions, et d'en livrer les auteurs aux tribunaux chargés de les punir, conformément à l'article 8 ci-dessus. »

Il est nécessaire d'étudier avec soin l'esprit et les termes d'une disposition qui peut présenter dans son application quelques périls à la justice, et dont le sens et la portée sont d'ailleurs

contestés.

1203. Cette disposition fut une pensée de Napoléon. Soit qu'il craignît l'indépendance d'une magistrature mutilée cependant et presque détruite par l'Assemblée constituante, en expiation de la puissance des parlements, soit qu'il pensât plutôt que les corps judiciaires, faibles et disséminés à cette époque, n'avaient pas une énergie suffisante pour maintenir l'empire de la loi, il voulut, sans s'inquiéter de la règle qui divise les pouvoirs, que la police administrative concourût activement à des actes qui n'appartiennent qu'à la justice. Cette pensée toutefois, qui se produisit d'abord dans des termes très-absolus et qui fut inspirée sans doute par l'état du pays à cette époque, fut ensuite restreinte et modifiée par les discussions du conseil d'État et par les termes mêmes de la loi qui l'a exprimée. Il importe de suivre et de constater ces modifications.

1204. La question s'éleva pour la première fois dans la séance du conseil d'État du 27 frimaire an XIII. La section chargée de préparer un projet de Code criminel proposait de régler les attributions des magistrats du ministère public que la loi du 7 pluviôse an IX avait désignés sous le nom de magistrats de sûreté. L'empereur dit : « Qu'il remarquait dans ce magistrat un caractère mixte; car, d'un côté, il est l'homme de la justice; de l'autre, il

est celui de la police, et il se trouve agir dans l'une et l'autre. qualité. C'est en cela qu'il diffère du juge instructeur, qui, n'étant que l'homme de la justice, procède avec plus de régularitě, ne voit que l'affaire portée devant lui, n'y cherche point l'occasion d'arriver à des faits étrangers dont la connaissance est utile à la police, et opère avec une entière indépendance. Cependant sous qui placera-t-on le magistrat de sûreté? Si l'on avait de grands corps judiciaires qui fussent investis d'un grand pouvoir, point de doute qu'on ne dût leur subordonner entièrement ces officiers; mais un tribunal composé de trois juges, qui n'a de force que par l'appui que le gouvernement lui prête, n'offre point une garantie suffisante. Il est donc nécessaire, puisque les magistrats de sûreté appartiennent à la police, qu'ils soient aussi dans les mains du préfet. S'ils étaient entièrement dans celles du procureur général, si le préfet ne pouvait agir que par les tribunaux, il ne serait plus instruit de tout ce qui se passe. Maintenant il organise l'espionnage, déjoue les brigands, les fait arrêter, les livre à la justice. Il a besoin pour toutes ces choses des magistrats de sûreté. Par qui le gouvernement doit-il maintenir la tranquillité? Sera-ce par le procureur général? alors le magistrat de sûreté a la haute police. Sera-ce par le préfet? alors il faut combiner les rapports de subordination des magistrats de sûreté avec lui de manière qu'il puisse marcher '. » Ces idées parurent étonner quelque peu les membres du conseil. M. Cambacérès répondit : « Il est bon que le préfet s'immisce dans les affaires qui intéressent directement la tranquillité générale; mais il est bon aussi qu'il demeure étranger aux délits qui n'ont qu'un rapport trèséloigné et très-indirect avec l'ordre public, et que ces sortes d'affaires soient entièrement abandonnées aux magistrats de sûreté, qui, à cet égard, ne seraient subordonnés qu'au procureur impérial. Sans cette distinction, les préfets s'empareront de tout. On n'a pas à craindre que dans les affaires d'intérêt général les magistrats ne fassent point leur devoir. » Le ministre de la justice ajoute : « Qu'il serait difficile de tracer entre l'administration et la justice une ligne de démarcation assez exacte pour prévenir tout conflit entre elles relativement à la police. » l'empereur insiste et dit : « Qu'on pourrait tout concilier en plaçant le magistrat de sûreté sous le procureur général pour les 1 Locré, tom. XXIV, p. 556 et 557.

>> Mais

affaires ordinaires, et en lui ordonnant de communiquer au préfet celles qui intéressent la sûreté générale '. »

A la séance suivante, M. Bigot-Préameneu rendit compte de la délibération de la section : « En point de droit, elle a considéré que la loi donne au préfet la police administrative, qui est parfaitement définie, parfaitement distinguée de la police judiciaire par le Code du 3 brumaire an IV. Il est vrai que la haute police appartient au gouvernement; c'est en vertu de cette attribution que le gouvernement a le droit d'ordonner des arrestations par mesure de sûreté générale et qu'il exerce ce pouvoir par les préfets; mais les individus ainsi arrêtés doivent être traduits à la haute cour. Ainsi, sous aucun rapport, le préfet ne peut s'immiscer dans l'administration de la justice. La section est d'avis qu'il faut les renfermer dans ces bornes et ne leur donner au delà aucun pouvoir, même limité, de peur qu'ils n'étendent leur autorité plus loin... Les magistrats de sûreté ne dépendent que de la justice, puisqu'ils sont substituts de la partie publique et officiers de police judiciaire. La section pense qu'il ne faut pas dénaturer leur caractère en les plaçant, de quelque manière que ce soit, sous la dépendance des préfets. Ils n'en seront pas moins à la disposition de l'autorité supérieure. Puisque la loi autorise même les particuliers à leur faire des dénonciations, à plus forte raison en est-il ainsi du gouvernement. » Ce rapport, qui se bornait à rappeler le principe de la matière, donna lieu à plusieurs objections. M. Cambacérès fit remarquer que la section n'avait pas rempli sa mission; « que Sa Majesté ayant ordonné de présenter un projet sur ce point, elle devait exécuter cet ordre. » M. Réal dit : « Qu'il faut un régulateur qui porte ses regards partout; qui partout prévienne le mal, saisisse à la fois tous les coupables, toutes les preuves et les mette sous la main de la justice. Les magistrats de sûreté conviennent eux-mêmes que, sans ce secours, ils ne pourraient agir; il n'est plus possible comme autrefois de tout faire par la justice, parce que la justice et la police ne sont plus réunies. La justice doit être indépendante dans ses jugements; mais, pour la poursuite, elle a besoin d'être étayéc par la police. Il y a donc quelque chose à faire; il faut empêcher que le préfet ne se mêle de tout, mais il faut aussi qu'il puisse obtenir les renseignements dont il a besoin dans les affaires qui

1 Procès-verbal de la séance du 27 frim. an XIII.

intéressent la sûreté publique, » M. Bérenger ajoutait : « Dans l'état des choses, le procureur général n'est pas assez considérable pour qu'on puisse lui transférer l'autorité de police qui est confiée aux préfets. Si l'on veut que ces derniers défèrent les coupables à la justice, il faut qu'ils puissent requérir les magistrats de sûreté de constater les délits et de les poursuivre. Il ne s'agit point d'autoriser le préfet à arrêter les poursuites dans les affaires particulières, dans celles où il y a un plaignant en général, le préfet doit être nul toutes les fois qu'il y a plainte, et, à cet égard, on ne doit pas même lui permettre de correspondre avec les magistrats de sûreté; mais lorsqu'il y a dénonciation de brigandages ou d'autres désordres, pourquoi le préfet, sur qui repose le lien de la sûreté publique, n'aurait-il pas toute l'influence nécessaire à ses fonctions? » Enfin M. Cambacérès dit : « Les principes qui régissent la France depuis 1789 s'opposent à ce que l'administration et la justice soient réunies dans la même main. Mais comment trouver la ligne de démarcation? comment poser d'une main sûre les bornes de l'autorité du préfet? Cela n'est point aussi difficile qu'on le pense il ne faut que bien classer les délits d'après leur nature. La police doit avoir la connaissance de ceux qui intéressent la sûreté générale, et cette législation serait bonne qui, dans ces cas, constituerait le préfet régulateur, à la charge de rendre compte au ministre. Une semblable disposition ne déshonorerait point le Code, n'alarmerait pas les esprits; elle rassurerait, au contraire, en proclamant le pouvoir exclusif de la justice pour tous les délits qui blessent directement l'intérêt des particuliers. » Il concluait en ces termes : « Il serait assurément à désirer que le magistrat de sûreté ne fût qu'un officier judiciaire, et que la justice ne fût, dans aucune de ses branches, subordonnée à la police. Mais on ne peut se dissimuler qu'il existe une correspondance entre les préfets et les magistrats de sûreté dès lors il est nécessaire que le Code la régularise, afin d'empêcher qu'il n'y ait ou refus déplacé d'un côté ou domination de l'autre. » D'après ces observations, le conseil arrêta qu'on inscrirait dans le Code des dispositions pour régler les rapports entre les magistrats de sûreté et les préfets, considérés comme agents de haute police'.

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Il résulte de cette première délibération que c'est surtout en 1 Procès-verbal de la séance du 29 frim. au XIII.

vue de la faiblesse du pouvoir judiciaire et de l'insuffisance de ses moyens d'action que le gouvernement veut lui donner le concours et l'appui de l'administration; qu'il ne s'agit toutefois que d'établir des communications régulières entre les préfets et les magistrats du ministère public et de fixer l'objet et les limites de ces communications; qu'elles ne doivent avoir lieu qu'au sujet des affaires qui intéressent la sûreté générale et qu'elles ne doivent avoir pour objet que de dénoncer à la justice les faits qu'elle doit poursuivre et de lui transmettre les documents et les renseignements qui peuvent éclairer sa marche.

1205. Cette délibération ne fut reprise, avec la discussion du projet de Code, qu'à la séance du 31 mai 1808. Les rédacteurs du projet s'étaient bornés, pour réaliser le vœu du conseil, à inscrire parmi les officiers de police judiciaire, « le préfet de police de Paris et les préfets, pour les crimes qui intéressent la sûreté intérieure et extérieure de l'État1». M. Berlier dit : « que l'attribution dont il s'agit avait été longuement discutée dans la séance du 27 frimaire an XIII, et qu'alors elle parut entrer dans les vues de l'empereur et de son conseil; mais qu'il convient de remarquer qu'à cette époque on craignait que des cours faiblement constituées n'eussent pas toute l'énergie nécessaire pour la répression des crimes d'État; et qu'aujourd'hui, qu'on est placé dans un autre système et qu'on aura des cours impériales fortement organisées, il peut convenir d'éviter aux principales autoritės judiciaires et administratives des points de contact dont les résultats serviraient mal la chose publique. » M. Cambacérès pense qu'il serait utile de renvoyer la disposition à un plus mùr examen 2.

Elle fut représentée à la séance du 26 août 1808. M. Treilhard dit : « Il ne s'est élevé de difficultés sérieuses que sur la question de savoir si la police judiciaire serait exercée par les préfets, pour les crimes qui intéressent la sûreté de l'État. La section a pensé que le préfet de police et les préfets des départements ne devaient être officiers de police judiciaire que pour les crimes qui intéressent la sûreté de l'État. Si on les renferme dans ces limites, il est très-utile qu'ils puissent lancer des mandats; car 1 Locré, tom. XXV, p. 102.

2 Locré, p. 121.

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