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passeraient dans les mains des préfets, c'est l'instruction tout entière qui leur appartiendrait. Or trouve-t-on un seul mot, soit dans la loi, soit dans les discussions qui l'ont préparée, qui justifie, qui prévoit même cette confusion de pouvoirs, ce renversement des règles du Code? Loin de là: tous les motifs allégués à l'appui de l'attribution faite aux préfets démontrent qu'elle n'a eu pour but que de les mettre à même de saisir sur-le-champ les preuves des faits qu'ils ont découverts par la voie de la police administrative, sans traverser les lenteurs d'une réquisition aux officiers de police judiciaire. Or les pouvoirs de la police judiciaire suffisaient, et la commission du conseil d'État l'a formellement reconnu, pour accomplir, dans toutes les circonstances, cette mission accidentelle et provisoire.

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1208. A la vérité, l'article 10 n'a pas distingué entre les faits flagrants et non flagrants. Mais toute la délibération du conseil d'État dépose ici de l'intention du législateur. M. Treilhard disait : «Le préfet n'agit que dans des occasions très-rares, lorsque, ayant, par exemple, surpris des conjurés, il dresse procès-verbal, interroge, entend les témoins, et livre les prévenus aux tribunaux. >> Il reprenait encore plus loin ce même exemple, comme si ce fût le seul où l'intervention du préfet lui parût nécessaire : « Un préfet est instruit qu'il se tient actuellement une assemblée de conjurés il s'y transporte à l'instant même et saisit tout à la fois et les hommes et les pièces de conviction. » C'est là la principale considération qui a motivé l'article 10. On a craint que le préfet ne fût désarmé en face d'un complot dont la police remettrait les fils dans sa main; on a craint la lenteur d'un recours à la justice quand les conjurés sont réunis et qu'ils peuvent être surpris en flagrant délit. C'est donc le flagrant délit seul que la loi a déféré au préfet. Et en effet, quand le délit n'est pas flagrant, il n'y a plus d'urgence; alors pourquoi déroger aux règles de compétence et mettre de côté les garanties légales? Et puis, il faut remarquer que, dans la théorie du Code, le droit de constater les crimes et les délits n'a que deux degrés, la police judiciaire et l'instruction, le droit des officiers de police et celui du juge; il n'y a point et il ne peut y avoir de pouvoir intermédiaire; car ce pouvoir empiéterait nécessairement sur les attributions du juge; or, ce n'est qu'au cas de flagrant délit qu'il peut être pro

cédé aux actes préliminaires de l'instruction par d'autres officiers que par le juge, et pour étendre l'attribution exceptionnelle de ces officiers il faudrait une délégation, non pas vague et confuse, mais précise, explicite, et spéciale de la loi.

1209. Le texte de l'article 10 fournit un dernier argument. Il porte que les préfets pourront faire personnellement ou requérir les officiers de la police judiciaire, chacun en ce qui le concerne, de faire tous actes nécessaires, etc. Les préfets peuvent donc, comme le procureur impérial, dans l'article 52, et le juge d'instruction, dans l'article 84, déléguer les officiers de police judiciaire; mais le procureur impérial et le juge d'instruction ne leur déléguent, aux termes de ces articles, que certains actes de leur compétence; les préfets au contraire peuvent leur déléguer tous leurs pouvoirs; la loi ne fait aucune restriction: «< Ils pourront faire personnellement ou requérir les officiers de police judiciaire de faire tout acte nécessaire à l'effet de constater les crimes, délits, etc. » Les pouvoirs qu'ils exercent personnellement ou ceux qu'ils délèguent sont done les mêmes. Or les officiers de police judiciaire peuvent-ils, même munis de cette délégation, exercer d'autres droits que ceux qui leur sont attribués par la loi, pour l'exercice de leurs fonctions habituelles? Il est évident qu'ils tiennent leur compétence de la loi, qu'ils ne peuvent en aucun cas en transgresser les limites et que nulle délégation, quels qu'en soient les termes, ne peut leur donner ni d'autres pouvoirs, ni une autre compétence: ils ne peuvent exécuter la commission qui leur est donnée qu'autant qu'elle rentre dans la sphère de leurs attributions respectives et que la loi leur donne le pouvoir de procéder à cette exécution. De là que faut-il conclure? C'est que si les officiers de police délégués par le préfet ne peuvent procéder qu'à des actes de police judiciaire, le préfet lui-même, qui n'a que les pouvoirs qu'il peut déléguer, n'exerce en définitive d'autres pouvoirs que ceux de la police judiciaire.

Faut-il aller plus loin? Faut-il soutenir, comme la section du conseil d'État l'avait déclaré, que l'attribution créée par l'article 10 ne doit s'appliquer qu'aux crimes contre la sûreté de l'État? Faut-il dire encore, comme le fait M. Mangin, que cette attribution ne doit s'exercer qu'à l'égard des faits que les préfets

ont découverts par la voie de la police administrative'? Nous croyons que telle a été, sous ce double rapport, la pensée de la loi, et que les préfets doivent en général, dans la pratique, circonscrire leur action aux faits politiques qu'ils ont découverts, par suite de la surveillance qu'ils exercent. Toutes les discussions que nous avons rapportées posent sans cesse cette limite. Mais le législateur ne l'a point inscrite dans la loi; elle ne distingue point si les faits que le préfet peut constater seront politiques ou communs, s'il en aura eu connaissance par la voie de la police administrative ou par toute autre voie. Il est donc impossible de restreindre son pouvoir sous ce rapport; on ne peut que rappeler les cas où la loi a principalement voulu qu'il l'exerçât.

1210. Nous posons donc en principe que les préfets ne peuvent exercer que les pouvoirs que les officiers de police judiciaire exercent eux-mêmes. L'application de ce principe va suffire maintenant pour résoudre toutes les difficultés que l'article 10 a soulevées.

Il en résulte, en premier lieu, que ce n'est que dans le cas de flagrant délit que les préfets peuvent procéder à des actes d'information ou décerner des mandats d'amener. Leurs pouvoirs, en effet, sont ceux des officiers auxiliaires du procureur impérial; ils sont définis par l'article 49 du Code d'instruction criminelle. Ils ne peuvent faire que les actes qui sont de la compétence de ces officiers, ils ne peuvent procéder que dans les cas où ceux-ci procèdent eux-mêmes. Ils doivent, en outre, se conformer dans les actes de cette procédure aux formes prescrites par le Code; car ils agissent, comme les auxiliaires, en vertu d'une délégation de la justice, ils doivent donc observer ses règles et ses prescriptions.

Il résulte, en second lieu, du même principe que, hors les cas de flagrant délit, les préfets n'ont plus d'autre mission, lorsqu'ils découvrent un crime ou un délit dans l'exercice de leurs fonctions, que d'en donner avis au ministère public et de lui transmettre tous les renseignements, actes et procès-verbaux qui y sont relatifs. Ce devoir leur est imposé par les articles 29 et 53 du Code.

Un troisième corollaire est que, si la justice est déjà saisie, 1 N. 63, p. 143.

même au cas de flagrant délit, le préfet doit s'abstenir. En effet, la police judiciaire prépare et précède l'action de la justice, mais elle cesse ses actes aussitôt que la justice, dont elle émane, agit elle-même. La mission du préfet n'a pour but, comme celle des auxiliaires, que de suppléer le procureur impérial et le juge d'instruction à l'égard des faits que ceux-ci ignorent et qu'il a découverts. Dès qu'ils les connaissent et qu'ils sont saisis, intervention n'a plus de motif et n'aurait plus d'objet. Il est également évident, par la même raison, qu'il ne peut s'élever aucune concurrence entre ces magistrats et le préfet leur compétence absorbe tous les pouvoirs auxiliaires des officiers de police; le préfet ne peut donc non-seulement les écarter, mais continuer d'informer, s'ils se présentent pour procéder eux-mêmes 1.

son

1211. Enfin, le procureur impérial, lorsque le préfet lui transmet ses procès-verbaux et les pièces de son information, doit agir comme il le ferait si ces pièces lui étaient adressées par l'un de ses auxiliaires; c'est-à-dire qu'il doit examiner le caractère des faits dénoncés et prendre les réquisitions qu'il juge convenables. L'article 10 porte que les préfets pourront requérir les officiers de police judiciaire, et de cette expression l'on a conclu qu'ils ont le droit de mettre l'action publique en mouvement'. Nous croyons que c'est là une grave erreur. Nous avons déjà fait remarquer que la police judiciaire et l'action publique ont deux objets entièrement distincts: la première recherche les délits et recueille les indices et les preuves; l'autre apprécie le caractère des faits et, d'après les charges recueillies, saisit, s'il y a lieu, le juge. (Voy. no 480.) Or, le préfet ne peut faire personnellement ou ne peut requérir les officiers de police judiciaire de faire que des actes de police judiciaire; il ne peut donc mettre l'action publique en mouvement; il peut requérir qu'un fait soit constaté, il ne peut requérir qu'il soit poursuivi; il exerce les fonctions de la police judiciaire, il n'exerce pas celles du ministère public. La loi n'a délégué qu'aux cours d'appel, aux membres du ministère public et aux parties lésées, lorsqu'elles se constituent parties civiles, le droit de mettre l'action publique en mouvement. (Voy. no 523 et 527.)

1 Conf. M. Mangin, n. 63, p. 150. 2 M. Mangin, n. 65, p. 154.

Le législateur a prévu le cas où la dénonciation faite par le préfet pourrait provoquer de la part du ministère public ou du juge d'instruction de nouveaux renseignements, et il a réglé les rapports des deux autorités. L'article 3 du décret du 4 mai 1812 porte « Dans les affaires où nos préfets auront agi en vertu de l'article 10 du Code d'instruction criminelle, si le bien de la justice exige qu'il leur soit demandé de nouveaux renseignements, les officiers chargés de l'instruction leur demanderont ces renseignements par écrit, et nos préfets seront tenus de les donner dans la même forme. »

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1212. Il nous reste à faire observer que l'attribution que l'article 10 confère aux préfets leur est personnelle, en ce sens que seuls ils peuvent l'exercer, tant qu'ils remplissent activement leurs fonctions, et ce n'est qu'en cas d'absence ou d'empêchement qu'elle passe, avec l'administration du département, entre les mains des fonctionnaires délégués pour les remplacer. Cela résulte du texte même de la loi. Cette attribution consiste soit à faire personnellement les actes de police judiciaire, soit à requérir un officier de police de procéder à ces actes: le préfet seul, ou celui qui remplit les fonctions du préfet, peut faire ces actes ou ces réquisitions; et, s'il agit personnellement, il ne peut procéder que par lui-même ou par des officiers de police judiciaire compétents à tous les actes de cette information sommaire.

1213. Maintenant, et après avoir tracé le cercle dans lequel l'article 10 doit se mouvoir, après avoir posé les limites que son texte et les règles générales du droit indiquent et qui peuvent en affaiblir le danger, nous n'hésiterons pas à dire que, dans notre opinion, cette disposition, même renfermée dans ces termes, devrait disparaître de notre Code. Elle est née dans des circonstances qui l'expliquent sans la justifier. A l'époque où le législateur s'occupait de réédifier la justice, le pouvoir judiciaire était faible, et le gouvernement nouveau, sorti du sein d'une révolution et à peine assis, soupçonnant partout des conjurations et des complots, et pensant ne pas trouver un appui assez fort et assez actif dans un ministère public encore mal constitué, lui assurait le concours des préfets. Ce motif n'existe plus. Notre justice criminelle est assez fortement organisée pour que ses propres agents

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