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été pour moi dans le fait, et non dans le droit (1). Aussi n'ai-je ressemblé à peu près à personne. J'ai été, par ma nature, toujours isolé.

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» Je n'ai jamais compris quel serait le parti que je pourrais tirer des études, et dans le fait elles ne m'ont servi qu'à m'apprendre des méthodes. Je n'ai retiré quelque fruit que des mathématiques. Le reste ne m'a été utile à rien; mais j'étudiais par amour-propre.

>> Mes facultés intellectuelles prenaient cependant leur essor, sans que je m'en mêlasse. Elles ne consistaient que dans une grande mobilité des fibres de mon cerveau. Je pensais plus vîte que les autres; en sorte qu'il m'est toujours resté du temps pour réfléchir. C'est en cela qu'a consisté ma profondeur.

» Ma tête était trop active, pour m'amuser avec les divertissemens ordinaires de la jeunesse. Je n'y étais pas totalement étranger; mais je cherchais ailleurs de quoi m'intéresser. Cette disposition me plaçait dans une espèce de solitude, où je ne trouvais que mes propres pensées.

» Cette manière d'être m'a été habituelle dans toutes les situations de ma vie.

(1) Toutes les idées de justice et de morale ont été placées au rang des illusions. La force était tout, le droit rien.

» Je me plaisais à résoudre des problêmes : je les cherchais dans les mathématiques; mais j'en eus bientôt assez , parce que l'ordre matériel

est extrêmement borné. Je les cherchai alors dans l'ordre moral. C'est le travail qui m'a le mieux réussi. Cette recherche est devenue chez moi une disposition habituelle. Je lui ai dû les grands pas que j'ai fait faire à la politique et à guerre. (1)

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>> Ma naissance me destinait au service : c'est pourquoi j'ai été placé dans les écoles militaires. J'obtins une lieutenance au commencement de la révolution. Je n'ai jamais reçu de titre avec autant de plaisir que celui-là. Le comble de mon ambition se bornait alors à porter un jour une épaulette à bouillon sur chacune de mes épaules un colonel d'artillerie me paraissait le nec plus ultrà de la grandeur humaine.

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» J'étais trop jeune dans ce temps pour mettre de l'intérêt à la politique. Je ne jugeais pas encore de l'homme en masse.

» Aussi je n'étais ni surpris ni effrayé du désor

(1) Si l'art de la guerre consiste à faire de grandes choses avec de petits moyens, que penser d'un homme qui, avec des moyens immenses a fini par livrer son pays à ses ennemis, et qui a été obligé de mettre sa personne à leur discrétion, pendant deux fois consécutives?

dre qui régnait à cette époque, parce que je n'avais pu la comparer avec aucune autre. Je m'accommodai de ce que je trouvai. Je n'étais pas encore difficile.

» On m'employa dans l'armée des Alpes. Cette armée ne faisait rien de ce que doit faire une armée; elle ne connaissait ni la discipline ni la guerre. J'étais à mauvaise école. Il est vrai que nous n'avions pas d'ennemis à combattre; nous n'étions chargés que d'empêcher les Piémontais. de passer les Alpes, et rien n'était si facile.

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» L'anarchie régnait dans nos cantonnemens : le soldat n'avait aucun respect pour l'officier ; l'officier n'en avait guère pour le général : ceux-ci étaient tous les matins destitués par les représentans du peuple : l'armée n'accordait qu'à ces derniers l'idée du pouvoir, la plus forte sur l'esprit humain. J'ai senti dès-lors le danger de l'influence civile sur le militaire, et j'ai su m'en garantir.

» Ce n'était pas le talent, mais la loquacité qui donnait du crédit dans l'armée tout y dépendait de cette faveur populaire qu'on obtient par des vociférations.

»Je n'ai jamais eu avec la multitude cette communauté de sentimens qui produit l'éloquence des rues. Je n'ai jamais eu le talent d'émouvoir

le peuple. Aussi je ne jouais aucun rôle dans cette armée j'en avais mieux le temps de réfléchir (1).

» J'étudiai la guerre, non sur le papier, mais sur le terrain. Je me trouvai pour la première fois au feu dans une petite affaire de tirailleurs, du côté du Mont-Genève. Les balles étaient clair

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semées; elles ne firent que blesser quelques-uns de nos gens. Je n'éprouvai pas d'émotion ; cela n'en valait pas la peine j'examinai l'action. Il me parut évident qu'on n'avait des deux côtés aucune intention de donner un résultat à cette fusillade. On se tiraillait seulement pour l'acquit de sa conscience, et parce que c'est l'usage à la guerre. Cette nullité d'objet me déplut; la résistance me donna de l'humeur : je reconnus notre terrain ; je pris le fusil d'un blessé, et j'engageai un bon homme de capitaine qui nous commandait, à nourrir son feu, pendant que j'irais avec une douzaine d'hommes couper retraite des Piémontais. Il m'avait paru facile d'atteindre une hauteur qui dominait leur position, en passant par un bouquet de sapins,

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(1) Est-il étonnant qu'un individu, qui n'avait aucun sentiment commun avec les hommes, ait travaillé sur eux comme sur de la matière brute ?

sur lequel notre gauche s'appuyait. Notre capitaine s'échauffa; sa troupe gagna du terrain; elle nous renvoya l'ennemi, et lorsqu'il fut ébranlé, je démasquai mes gens. Notre feu gêna sa retraite nous lui fimes quelques morts, et vingt prisonniers. Le reste se sauva.

» J'ai raconté mon premier fait d'armes, non parce qu'il me valut le grade de capitaine, mais parce qu'il m'initia dans le secret de la guerre. Je m'aperçus qu'il était plus facile qu'on ne croit de battre l'ennemi, et que ce grand art con-siste à ne pas tâtonner dans l'action, et sur-tout à ne tenter que des mouvemens décisifs, parce que c'est ainsi qu'on enlève le soldat.

>> J'avais gagné mes éperons ; je me croyais de l'expérience. D'après cela je me sentis beaucoup d'attrait pour un métier qui me réussissait si bien. Je ne pensai qu'à cela, et je me donnai à résoudre tous les problêmes qu'un champ de bataille peut offrir. J'aurais voulu étudier aussi la guerre dans les livres, mais je n'en avais point. Je cherchai à me rappeler le peu que j'avais lu dans l'histoire, et je comparais ces récits avec le tableau que j'avais sous les yeux. Je me suis fait ainsi une théorie de la guerre, que le temps a développée, mais n'a jamais démentie.

>> Je menai cette vie insignifiante jusqu'au siége

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