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qu'on appelle le gouvernement. Je connaissais fe poids de ces résistances, et j'aurais préféré alors le simple métier de la guerre. Car j'aimais l'autorité du quartier - général, et l'émotion du champ de bataille. Je me sentais enfin, dans ce moment, plus de disposition pour relever l'ascendant militaire de la France, que pour la

gouverner.

» Mais je n'avais pas de choix dans ma destina, tion. Car il m'était facilè de voir que le règne du directoire touchait à sa fin; qu'il fallait mettre à sa place une autorité imposante pour sauver l'état ; qu'il n'y a de vraiment imposant que la gloire militaire. Le directoire ne pouvait donc être remplacé que par moi ou par l'anarchie. Ce choix de la France n'était pas douteux. L'opinion publique éclairait à cet égard la mienne.

» Je proposai de remplacer le directoire par un consulat; tellement j'étais éloigné alors de concevoir l'idée d'un pouvoir souverain. Les républicains proposèrent d'élire deux consuls : j'en demandai trois, parce que je ne voulais pas être appareillé. Le premier rang 'm'appartenait de droit dans cette trinité : c'était tout ce que je voulais.

» Les républicains se défièrent de ma propos sition. Ils entrevirent un élément de dictature

dans ce triumvirat. Ils se liguèrent contre moi. La présence même de Sieyes ne pouvait les rassurer. Il s'était chargé de faire une constitution; mais les Jacobins redoutaient plus mon épée qu'ils ne se fiaient à la plume de leur vieux abbé.

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» Tous les partis se rangèrent alors sous deux bannières d'un autre côté se trouvaient les républicains, qui s'opposaient à mon élévation : de l'autre était toute la France qui la demandait. Elle était donc inévitable à cette époque, parce que la majorité finit toujours par l'emporter. Les premiers avaient établi leur quartier-général dans le conseil des 500: ils firent une belle défense; il fallut gagner la bataille de St.-Cloud pour achever cette révolution. J'avais cru un moment qu'elle se ferait par acclamation. » Le vœu public venait de me donner la première place de l'état : la résistance qu'on avait opposée ne m'inquiétait pas, parce qu'elle ne venait que de gens flétris par l'opinion. Les royalistes n'avaient pas paru : ils avaient été pris sur le temps. La masse de la nation avait confiance en moi, car elle savait bien que la révolution ne pouvait pas avoir de meilleure garantie que la mienne. Je n'avais de force qu'en me plaçant à la tête des intérêts qu'elle avait créés, puisqu'en Cens. Europ.-TOм. III.

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la faisant rétrograder, je me serais retrouvé sur le terrain des Bourbons (1).

» Il fallait que tout fût neuf dans la nature de mon pouvoir, afin que toutes les ambitions y trouvassent de quoi vivre (2). Mais il n'y avait rien de défini dans sa nature, et c'était son défaut.

» Je n'étais, par la constitution, que le premier magistrat de la république; mais j'avais une épée pour baton de commandement. Il y avait incompatibilité entre mes droits constitutionnels et l'ascendant que je tenais de mon caractère et de mes actions. Le public le sentait comme moi; la chose ne pouvait pas durer ainsi et chacun prenait ses mesures en conséquence.

» Je trouvais des courtisans plus que je n'en avais besoin. On faisait queue. Aussi n'étais-je nullement en peine du chemin que faisait mon autorité; mais je l'étais beaucoup de la situation matérielle de la France.

» Nous nous étions laissé battre les Autri

(1) Nous examinerons à la fin de cet article si, en effet, Bonaparte n'a pas fait rétrogader la révolution dans ce qu'elle avait de plus raisonnable.

(2) Et aux dépens de qui toutes les ambitions pouvaientelles vivre, si ce n'est aux dépens des hommes laborieux?

chiens avaient reconquis l'Italie et détruit mon ouvrage. Nous n'avions plus d'armée pour reprendre l'offensive. Il n'y avait pas un sol dans les caisses, et aucun moyen de les remplir. La conscription ne s'exécutait que sous le bon plaisir des maires. Sieyes nous avait fait une constitution paresseuse et bavarde (1) qui entravait tout tout ce qui constitue la force d'un état était anéanti: il ne subsistait que ce qui fait sa faiblesse.

» Forcé par ma position, je crus devoir demander la paix, je le pouvais alors de bonne foi, parce qu'elle était une fortune pour moi. Plus tard elle n'eût été qu'une ignominie.

» M. Pitt la refusa, et jamais homme d'état n'a fait une plus lourde faute; car ce moment a été le seul où les alliés auraient pu la conclure avec sécurité : car la France, en demandant la paix, se reconnaissait vaincue ; et les peuples se relèvent de tous les revers, si ce n'est de consentir à leur opprobre.

» M. Pitt la refusa. Il m'a sauvé une grande faute, et il a étendu l'empire de la révolution sur toute l'Europe. Empire que ma chute

(1) Bonaparte préférait une constitution muette; les

despotes n'aiment pas la discussion.

n'est pas même parvenue à détruire. Il l'aurait

borné à la France, s'il avait voulu alors la laisser à elle-même,

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» Il me fallut donc faire la guerre Masséna se défendait dans Gênes : mais les armées de la république n'osaient plus repasser, ni le Rhin, ni les Alpes. Il fallait donc rentrer en Italie et en Allemagne, pour dicter une seconde fois la paix à l'Autriche. Tel était mon plan; mais je n'avais ni soldats, ni canons, ni fusils.

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J'appelai les conscrits; je fis forger des armes; je réveillai le sentiment de l'honneur national, qui n'est jamais qu'assoupi chez les Français. Je ramassai une armée. La moitié ne pordes habits de paysans. L'Europe riait de mes soldats : elle a payé chèrement ce moment de plaisir.

tait

que

» On ne pouvait cependant entreprendre ouvertement une campagne avec une telle armée. Il fallait au moins étonner l'ennemi, et profiter de sa surprise. Le général Suchet l'attirait vers les gorges de Nice. Masséna prolongeait jour à jour la défense de Gênes. Je pars je m'avance vers les Alpes: ma présence, la grandeur de l'entreprise, ranimèrent les soldats. Ils n'avaient pas de souliers, mais ils semblaient tous marcher à l'avant-garde.

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